Karl Marx
Le Capital
Livre premier
Le développement de la production capitaliste
TABLE DES MATIERES
Préface de la première
édition
Première section : La marchandise
et la monnaie
I. La marchandise
2. Double caractère du
travail présenté par la marchandise
4. Le caractère fétiche
de la marchandise et son secret
II. Des échanges
III. La monnaie ou la circulation des marchandises
Préface de la première édition
L'ouvrage dont je livre au public le premier volume
forme la suite d'un écrit publié en 1859, sous le titre de : Critique de
l'économie politique. Ce long intervalle entre les deux publications m'a
été imposé par une maladie de plusieurs années.
Afin de donner à ce livre un complément nécessaire,
j'y ai fait entrer, en le résumant dans le premier chapitre, l'écrit qui
l'avait précédé. Il est vrai que j'ai cru devoir dans ce résumé modifier mon
premier plan d'exposition. Un grand nombre de points d'abord simplement
indiqués sont ici développés amplement, tandis que d'autres, complètement
développés d'abord, ne sont plus qu'indiqués ici. L'histoire de la théorie
de la valeur et de la monnaie, par exemple, a été écartée; mais par contre
le lecteur trouvera dans les notes du premier chapitre de nouvelles sources
pour l'histoire de cette théorie.
Dans toutes les sciences le commencement est ardu. Le
premier chapitre, principalement la partie qui contient l'analyse de la
marchandise, sera donc d'une intelligence un peu difficile. Pour ce qui est de
l'analyse de la substance de la valeur et de sa quantité, je me suis
efforcé d'en rendre l'exposé aussi clair que possible et accessible à tous les
lecteurs (0).
La forme de la valeur réalisée dans la forme
monnaie est quelque chose de très simple. Cependant l'esprit humain a vainement
cherché depuis plus de deux mille ans à en pénétrer le secret, tandis qu'il est
parvenu à analyser, du moins approximativement, des formes bien plus complexes
et cachant un sens plus profond. Pourquoi ? Parce que le corps organisé est
plus facile à étudier que la cellule qui en est l'élément. D'un autre côté,
l'analyse des formes économiques ne peut s'aider du microscope ou des réactifs
fournis par la chimie; l'abstraction est la seule force qui puisse lui servir
d'instrument. Or, pour la société bourgeoise actuelle, la forme marchandise
du produit du travail, ou la forme valeur de la marchandise,
est la forme cellulaire économique. Pour l'homme peu cultivé
l'analyse de cette forme paraît se perdre dans des minuties ; ce
sont en effet et nécessairement des minuties, mais comme il s'en
trouve dans l'anatomie micrologique.
A part ce qui regarde la forme de la valeur,
la lecture de ce livre ne présentera pas de difficultés.
Je suppose naturellement des lecteurs qui veulent apprendre quelque chose de
neuf et par conséquent aussi penser par eux-mêmes.
Le physicien pour se rendre compte des procédés de la
nature, ou bien étudie les phénomènes lorsqu'ils se présentent sous la forme la
plus accusée, et la moins obscurcie par des influences perturbatrices, ou bien
il expérimente dans des conditions qui assurent autant que possible la
régularité de leur marche. J'étudie dans cet ouvrage le mode de production
capitaliste et les rapports de production et d'échange qui lui
correspondent. L'Angleterre est le lieu classique de cette production. Voilà
pourquoi j'emprunte à ce pays les faits et les exemples principaux qui servent
d'illustration au développement de mes théories. Si le lecteur allemand se
permettait un mouvement d'épaules pharisaïque à propos de l'état des ouvriers
anglais, industriels et agricoles, ou se berçait de l'idée optimiste que les
choses sont loin d'aller aussi mal en Allemagne, je serais obligé de lui
crier : De te fabula narratur.
Il ne s'agit point ici du développement plus ou moins
complet des antagonismes sociaux qu'engendrent les lois naturelles de la
production capitaliste, mais de ces lois elles-mêmes, des tendances qui
se manifestent et se réalisent avec une nécessité de fer. Le pays le plus
développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur
l'échelle industrielle l'image de leur propre avenir.
Mais laissons de côté ces considérations. Chez nous,
là où la production capitaliste a pris pied, par exemple dans les fabriques
proprement dites, l'état des choses est de beaucoup plus mauvais qu'en
Angleterre, parce que le contrepoids des lois anglaises fait défaut. Dans
toutes les autres sphères, nous sommes, comme tout l'ouest de l'Europe
continentale, affligés et par le développement de la production capitaliste, et
aussi par le manque de ce développement. Outre les maux de l'époque actuelle,
nous avons à supporter une longue série de maux héréditaires provenant de la
végétation continue de modes de production qui ont vécu, avec la suite des
rapports politiques et sociaux à contretemps qu'ils engendrent.
Nous avons à souffrir non seulement de la part des vivants, mais encore de la
part des morts. Le mort saisit le vif !
Comparée à la statistique anglaise, la statistique
sociale de l'Allemagne et du reste du continent européen est réellement
misérable. Malgré tout, elle soulève un coin du voile, assez pour laisser
entrevoir une tête de Méduse. Nous serions effrayés de l'état
des choses chez nous, si nos gouvernements et nos parlements
établissaient, comme en Angleterre, des commissions d'études périodiques sur la
situation économique; si ces commissions étaient, comme en Angleterre, armées
de pleins pouvoirs pour la recherche de la vérité; si nous réussissions à
trouver pour cette haute fonction des hommes aussi experts, aussi impartiaux,
aussi rigides et désintéressés que les inspecteurs de fabriques de la
Grande Bretagne, que ses reporters sur la santé publique (Public Health), que
ses commissaires d'instruction l'exploitation des femmes et des enfants, sur
les conditions de logement et de nourriture, etc. Persée se couvrait d'un nuage
pour poursuivre les monstres; nous, pour pouvoir nier l'existence des
monstruosités, nous nous plongeons dans le nuage entiers, jusqu'aux yeux et aux
oreilles.
Il ne faut point se faire d'illusions. De même que la
guerre de l’inpendance américaine au XVIII° siècle a sonné la cloche d’alarme
pour la classe moyenne en Europe, de même la guerre civile américaine au XIX°
siècle a sonné le tocsin pour la classe ouvrière
européenne. En Angleterre, la marche du bouleversement social est visible à
tous les yeux; à une certaine période ce bouleversement aura nécessairement son
contrecoup sur le continent. Alors il revêtira dans son allure des formes plus
ou moins brutales ou humaines selon le degré de développement de la classe des
travailleurs. Abstraction faite de motifs plus élevés, leur propre intérêt
commande donc aux classes régnantes actuelles d'écarter tous les obstacles
légaux qui peuvent gêner le développement de la classe ouvrière. C'est en vue
de ce but que j'ai accordé dans ce volume une place si importante à l'histoire,
au contenu et aux résultats de la législation anglaise sur les grandes fabriques.
Une nation peut et doit tirer un enseignement de l'histoire d'une autre nation.
Lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle
qui préside à son mouvement, et le but final de cet ouvrage est de
dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne, elle ne
peut ni dépasser d'un saut ni abolir par des décrets les phases son
développement naturel; mais elle peut abréger la période de la gestation, et
adoucir les maux de leur enfantement.
Pour éviter des malentendus possibles, encore un mot.
Je n'ai pas peint en rose le capitaliste et le propriétaire foncier. Mais il ne
s’agit ici des personnes, qu'autant qu'elles sont la personnification
de catégories économiques, les supports d'intérêts et de rapports de
classes déterminés. Mon point de vue, d'après lequel le développement de
la formation économique de la société est assimilable à la marche de la
nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l'individu
responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu'il
puisse faire pour s'en dégager.
Sur le terrain de l'économie politique la libre et
scientifique recherche rencontre bien plus d'ennemis que dans ses autres
champs d'exploration. La nature particulière du sujet qu'elle traite soulève
contre elle et amène sur le champ de bataille les passions les plus vives, les
plus mesquines et les plus haïssables du coeur humain, toutes les furies de
l'intérêt privé. La Haute Eglise d'Angleterre, par exemple, pardonnera bien
plus facilement une attaque contre trente huit de ses trente neuf
articles de foi que contre un trente neuvième de ses revenus. Comparé à la
critique de la vieille propriété, l'athéisme lui-même est aujourd'hui une culpa
levis. Cependant il est impossible de méconnaître ici un certain progrès.
Il me suffit pour cela de renvoyer le lecteur au livre bleu publié dans ces
dernières semaines : « Correspondence with Her Majesty's missions abroad,
regarding Industrial Questions and Trade's Unions. » Les représentants
étrangers de la couronne d'Angleterre y expriment tout net l'opinion qu'en
Allemagne, en France, en un mot dans tous les Etats civilisés du continent
européen, une transformation des rapports existants entre le capital et le travail
est aussi sensible et aussi inévitable que dans la Grande Bretagne. En
même temps, par delà l'océan Atlantique, M. Wade, vice président
des Etats Unis du Nord de l'Amérique, déclarait ouvertement dans plusieurs
meetings publics, qu'après l'abolition de l'esclavage, la question à l'ordre du
jour serait celle de la transformation des rapports du capital et de la
propriété foncière. Ce sont là des signes du temps, que ni manteaux de pourpre
ni soutanes noires ne peuvent cacher. Ils ne signifient point que demain des
miracles vont s'accomplir. Ils montrent que même dans les classes sociales
régnantes, le pressentiment commence à poindre, que la société actuelle, bien
loin d'être un cristal solide, est un organisme susceptible de changement et
toujours en voie de transformation.
Le second volume de cet ouvrage traitera de la
circulation du capital (livre II) et des formes diverses qu'il revêt dans la
marche de son développement (livre III). Le troisième et dernier volume
exposera l'histoire de la théorie.
Tout jugement inspiré par une critique vraiment
scientifique est pour moi le bienvenu. Vis à vis des préjugés de ce
qu'on appelle l'opinion publique à laquelle je n'ai jamais fait
de concessions, j'ai pour devise, après comme avant, la parole du grand Florentin
:
Segui il tuo corso, e lascia dir le genti !
Londres, 25 juillet 1867.
Karl
Marx.
Livre premier
Le développement de la production capitaliste
I° section : la marchandise et la monnaie
Chapitre premier : La marchandise
I.
— Les deux facteurs de la marchandise : valeur d'usage et valeur d'échange ou
valeur proprement dite. (Substance de la valeur, Grandeur de la valeur.)
La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode
de production capitaliste s'annonce comme une « immense accumulation de
marchandises (1) ». L'analyse de la marchandise,
forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de
nos recherches.
La marchandise est d'abord un objet extérieur, une
chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n'importe quelle
espèce. Que ces besoins aient pour origine l'estomac ou la fantaisie, leur
nature ne change rien à l’affaire (2). Il ne s'agit pas non plus ici de savoir comment ces besoins sont
satisfaits, soit immédiatement, si l'objet est un moyen de subsistance, soit
par une voie détournée, si c'est un moyen de production.
Chaque chose utile, comme le fer, le papier, etc.,
peut être considérée sous un double point de vue, celui de la qualité et celui
de la quantité. Chacune est un ensemble de propriétés diverses et peut, par
conséquent, être utile par différents côtés. Découvrir ces côtés divers et, en
même temps, les divers usages des choses est une œuvre de l’histoire
(3). Telle est la découverte de mesures sociales pour la
quantité des choses utiles. La diversité de ces mesures des marchandises a pour
origine en partie la nature variée des objets à mesurer, en partie la
convention.
L'utilité d'une chose fait de cette chose une valeur
d'usage (4). Mais cette utilité n'a rien de
vague et d'indécis. Déterminée par les propriétés du corps de la marchandise,
elle n'existe point sans lui. Ce corps lui-même, tel que fer, froment, diamant,
etc., est conséquemment une valeur d'usage, et ce n'est pas le plus ou moins de
travail qu'il faut à l'homme pour s'approprier les qualités utiles qui lui
donne ce caractère. Quand il est question de valeurs d'usage, on sous-entend
toujours une quantité déterminée, comme une douzaine de montres, un mètre de
toile, une tonne de fer, etc. Les valeurs d'usage des marchandises fournissent
le fonds d'un savoir particulier, de la science et de la routine commerciales (5) .
Les valeurs d'usage ne se réalisent que dans l'usage
ou la consommation. Elles forment la matière de la richesse, quelle que
soit la forme sociale de cette richesse. Dans la société que nous avons à
examiner, elles sont en même temps les soutiens matériels de la valeur
d'échange.
La valeur d'échange apparaît d'abord comme le rapport
quantitatif, comme la proportion dans laquelle des valeurs d'usage
d'espèce différente s'échangent l'une contre l’autre (6), rapport qui change constamment avec le temps et le
lieu. La valeur d'échange semble donc quelque chose d'arbitraire et de purement
relatif ; une valeur d'échange intrinsèque, immanente à la marchandise, paraît
être, comme dit l'école, une contradictio in adjecto (7). Considérons la chose de plus près.
Une marchandise particulière, un quarteron de
froment, par exemple, s'échange dans les proportions les plus diverses avec
d'autres articles. Cependant, sa valeur d'échange reste immuable, de quelque
manière qu'on l'exprime, en x cirage, y soie, z or, et
ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces expressions
diverses.
Prenons encore deux marchandises, soit du froment et
du fer. Quel que soit leur rapport d'échange, il peut toujours être représenté
par une équation dans laquelle une quantité donnée de froment est réputée égale
à une quantité quelconque de fer, par exemple : 1 quarteron de froment = a
kilogramme de fer. Que signifie cette équation ? C'est que dans deux objets
différents, dans 1 quarteron de froment et dans a kilogramme de fer, il
existe quelque chose de commun. Les deux objets sont donc égaux à un troisième
qui, par lui-même, n'est ni l'un ni l'autre. Chacun des deux doit, en tant que
valeur d'échange, être réductible au troisième, indépendamment de l'autre.
Un exemple emprunté à la géométrie élémentaire va
nous mettre cela sous les yeux. Pour mesurer et comparer les surfaces de toutes
les figures rectilignes, on les décompose en triangles. On ramène le triangle
lui-même à une expression tout à fait différente de son aspect visible : au
demi-produit de sa base par sa hauteur. De même, les valeurs d'échange des
marchandises doivent être ramenées à quelque chose qui leur est commun et dont
elles représentent un plus ou un moins.
Ce quelque chose de commun ne peut être une propriété
naturelle quelconque, géométrique, physique, chimique, etc., des marchandises.
Leurs qualités naturelles n'entrent en considération qu'autant qu'elles leur
donnent une utilité qui en fait des valeurs d'usage. Mais, d'un autre côté, il
est évident que l'on fait abstraction de la valeur d'usage des marchandises
quand on les échange et que tout rapport d'échange est même caractérisé par
cette abstraction. Dans l'échange, une valeur d'utilité vaut précisément autant
que toute autre, pourvu qu'elle se trouve en proportion convenable. Ou bien,
comme dit le vieux Barbon :
« Une espèce de marchandise est aussi bonne qu'une
autre quand sa valeur d'échange est égale; il n'y a aucune différence, aucune
distinction dans les choses chez lesquelles cette valeur est la même
(8). »
Comme valeurs d'usage, les marchandises sont avant
tout de qualité différente ; comme valeurs d'échange, elles ne peuvent être que
de différente quantité.
La valeur d'usage des marchandises une fois mise de
côté, il ne leur reste plus qu'une qualité, celle d'être des produits du
travail. Mais déjà le produit du travail lui-même est métamorphosé à notre
insu. Si nous faisons abstraction de sa valeur d'usage, tous les éléments
matériels et formels qui lui donnaient cette valeur disparaissent à la fois. Ce
n'est plus, par exemple, une table, ou une maison, ou du fil, ou un objet utile
quelconque ; ce n'est pas non plus le produit du travail du tourneur, du maçon,
de n'importe quel travail productif déterminé. Avec les caractères utiles
particuliers des produits du travail disparaissent en même temps, et le caractère
utile des travaux qui y sont contenus, et les formes concrètes diverses qui
distinguent une espèce de travail d'une autre espèce. Il ne reste donc plus que
le caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au même travail
humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme
particulière sous laquelle cette force a été dépensée.
Considérons maintenant le résidu des produits du
travail. Chacun d'eux ressemble complètement à l'autre. Ils ont tous une même
réalité fantomatique. Métamorphosés en sublimés identiques, échantillons
du même travail indistinct, tous ces objets ne manifestent plus qu'une chose,
c'est que dans leur production une force de travail humaine a été dépensée, que
du travail humain y est accumulé. En tant que cristaux de cette substance
sociale commune, ils sont réputés valeurs.
Le quelque chose de commun qui se montre dans le
rapport d'échange ou dans la valeur d'échange des marchandises est par
conséquent leur valeur ; et une valeur d'usage, ou un article quelconque, n'a
une valeur qu'autant que du travail humain est matérialisé en elle.
Comment mesurer maintenant la grandeur de sa valeur ?
Par le quantum de la substance « créatrice de valeur » contenue en lui,
du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le
temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure, dans des parties du
temps telles que l'heure, le jour, etc.
On pourrait s'imaginer que si la valeur d'une
marchandise est déterminée par le quantum de travail dépensé pendant sa
production plus un homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de
valeur, parce qu'il emploie plus de temps à sa fabrication. Mais le travail qui
forme la substance de la valeur des marchandises est du travail égal et
indistinct une dépense de la même force. La force de travail de la société tout
entière, laquelle se manifeste dans l'ensemble des valeurs, ne compte par
conséquent que comme force unique, bien qu'elle se compose de forces
individuelles innombrables. Chaque force de travail individuelle est égale à
toute autre, en tant qu'elle possède le caractère d'une force sociale moyenne
et fonctionne comme telle, c'est-à-dire n'emploie dans la production d'une
marchandise que le temps de travail nécessaire en moyenne ou le temps de travail
nécessaire socialement.
Le temps socialement nécessaire à la production des
marchandises est celui qu'exige tout travail, exécuté avec le degré moyen
d'habileté et d'intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu
social donné, sont normales. Après l'introduction en Angleterre du tissage à la
vapeur, il fallut peut-être moitié moins de travail qu'auparavant pour
transformer en tissu une certaine quantité de fil. Le tisserand anglais, lui,
eut toujours besoin du même temps pour opérer cette transformation ; mais dès
lors le produit de son heure de travail individuelle ne représenta plus que la
moitié d'une heure sociale de travail et ne donna plus que la moitié de la
valeur première.
C'est donc seulement le quantum de travail, ou
le temps de travail nécessaire, dans une société donnée, à la production d'un
article qui en détermine la quantité de valeur (9). Chaque marchandise particulière compte en général
comme un exemplaire moyen de son espèce (10). Les marchandises dans lesquelles sont contenues
d'égales quantités de travail, ou qui peuvent être produites dans le même
temps, ont, par conséquent, une valeur égale. La valeur d'une marchandise est à
la valeur de toute autre marchandise, dans le même rapport que le temps de
travail nécessaire à la production de l'une est au temps de travail nécessaire
à la production de l'autre.
La quantité de valeur d'une marchandise resterait
évidemment constante si le temps nécessaire à sa production restait aussi
constant. Mais ce denier varie avec chaque modification de la force productive
du travail, qui, de son côté, dépend de circonstances diverses, entre autres de
l'habileté moyenne des travailleurs ; du développement de la science et du
degré de son application technologique des combinaisons sociales de la
production ; de l’étendue et de l'efficacité des moyens de produire et des
conditions purement naturelles. La même quantité de travail est représentée,
par exemple, par 8 boisseaux de froment si la saison est favorable, par 4
boisseaux seulement dans le cas contraire. La même quantité de travail fournit
une plus forte masse de métal dans les mines riches que dans les mines pauvres,
etc. Les diamants ne se présentent que rarement dans la couche supérieure de
l'écorce terrestre ; aussi faut-il pour les trouver un temps considérable en
moyenne, de sorte qu'ils représentent beaucoup de travail sous un petit volume.
Il est douteux que l'or ait jamais payé complètement sa valeur. Cela est encore
plus vrai du diamant. D'après Eschwege, le produit entier de
l'exploitation des mines de diamants du Brésil, pendant 80 ans, n'avait pas
encore atteint en 1823 le prix du produit moyen d’une année et demie dans les
plantations de sucre ou de café du même pays, bien qu'il représentât beaucoup
plus de travail et, par conséquent plus de valeur. Avec des mines plus riches,
la même quantité de travail se réaliserait dans une plus grande quantité de
diamants dont la valeur baisserait. Si l'on réussissait à transformer avec peu
de travail le charbon en diamant, la valeur de ce dernier tomberait peut-être
au-dessous de celle des briques. En général, plus est grande la force
productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d'un
article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est
petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail,
plus est grand le temps nécessaire à la production d'un article, et plus est
grande sa valeur. La quantité de valeur d'une marchandise varie donc en raison
directe du quantum et en raison inverse de la force productive du
travail qui se réalise en elle.
Nous connaissons maintenant la substance de la valeur
: c'est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c'est la durée
du travail.
Une chose peut être une valeur d'usage sans être une
valeur. Il suffit pour cela qu'elle soit utile à l'homme sans qu'elle provienne
de son travail. Tels sont l'air des prairies naturelles, un sol vierge, etc.
Une chose peut être utile et produit du travail humain, sans être marchandise.
Quiconque, par son produit, satisfait ses propres besoins ne crée qu'une valeur
d'usage personnelle. Pour produire des marchandises, il doit non seulement
produire des valeurs d'usage, mais des valeurs d'usage pour d'autres, des
valeurs d'usage sociales (11)
. Enfin, aucun objet ne peut être une valeur s'il n'est une chose utile. S'il
est inutile, le travail qu'il renferme est dépensé inutilement et conséquemment
ne crée pas valeur.
II. — Double caractère du travail présenté par la marchandise.
Au premier abord, la marchandise nous est apparue comme
quelque chose à double face, valeur d'usage et valeur d'échange. Ensuite nous
avons vu que tous les caractères qui distinguent le travail productif de
valeurs d'usage disparaissent dès qu'il s'exprime dans la valeur proprement
dite. J'ai, le premier, mis en relief ce double caractère du travail représenté
dans la marchandise (12). Comme
l'économie politique pivote autour de ce point, il nous faut ici entrer dans de
plus amples détails. Prenons deux marchandises, un habit, par exemple, et 10
mètres de toile ; admettons que la première ait deux fois la valeur de la
seconde, de sorte que si 10 mètres de toile = x, l'habit = 2 x.
L'habit est une valeur d'usage qui satisfait un besoin particulier. Il provient
genre particulier «activité productive, déterminée par son but, par son mode
d'opération, son objet, ses moyens et son résultat. Le travail qui se manifeste
dans l'utilité ou la valeur d'usage de son produit, nous le nommons tout
simplement travail utile. A ce point de vue, il est toujours considéré par
rapport à son rendement.
De même que l'habit et la toile sont deux choses
utiles différentes, de même le travail du tailleur, qui fait l'habit, se
distingue de celui du tisserand, qui fait de la toile. Si ces objets n'étaient
pas des valeurs d'usage de qualité diverse et, par conséquent, des produits de
travaux utiles de diverse qualité, ils ne pourraient se faire vis-à-vis comme
marchandises. L'habit ne s'échange pas contre l'habit, une valeur d'usage
contre la même valeur d'usage.
A l'ensemble des valeurs d'usage de toutes sortes
correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genre,
d'espèce, de famille — une division sociale du travail. Sans elle pas de
production de marchandises, bien que la production des marchandises ne soit
point réciproquement indispensable à la division sociale du travail. Dans la
vieille communauté indienne, le travail est socialement divisé sans que les
produits deviennent pour cela marchandises. Ou, pour prendre un exemple plus familier,
dans chaque fabrique le travail est soumis à une division systématique ; mais
cette division ne provient pas de ce que les travailleurs échangent
réciproquement leurs produits individuels. Il n'y a que les produits de travaux
privés et indépendants les uns des autres qui se présentent comme marchandises
réciproquement échangeables.
C'est donc entendu : la valeur d'usage de chaque
marchandise recèle un travail utile spécial ou une activité productive qui
répond à un but particulier. Des valeurs d'usage ne peuvent se faire face comme
marchandises que si elles contiennent des travaux utiles de qualité différente.
Dans une société dont les produits prennent en général la forme marchandise,
c'est-à-dire dans une société où tout producteur doit être marchand, la
différence entre les genres divers des travaux utiles qui s'exécutent
indépendamment les uns des autres pour le compte privé de producteurs libres se
développe en un système fortement ramifié, en une division sociale du travail.
Il est d'ailleurs fort indifférent à l'habit qu'il
soit porté par le tailleur ou par ses pratiques. Dans les deux cas, il sert de
valeur d'usage. De même le rapport entre l'habit et le travail qui le produit
n'est pas le moins du monde changé parce que sa fabrication constitue une
profession particulière, et qu'il devient un anneau de la division sociale du
travail. Dès que le besoin de se vêtir l'y a forcé, pendant des milliers
d'années, l'homme s'est taillé des vêtements sans qu'un seul homme devînt pour
cela un tailleur. Mais toile ou habit, n'importe quel élément de la richesse
matérielle non fourni par la nature, a toujours dû son existence à un travail
productif spécial ayant pour but d'approprier des matières naturelles à des
besoins humains. En tant qu'il produit des valeurs d'usage, qu'il est utile, le
travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition
indispensable de l'existence de l'homme, une nécessité éternelle, le médiateur
de la circulation matérielle entre la nature et l'homme.
Les valeurs d'usage, toile, habit, etc., c'est-à-dire
les corps des marchandises, sont des combinaisons de deux éléments, matière et
travail. Si l'on en soustrait la somme totale des divers travaux utiles qu'ils
recèlent, il reste toujours un résidu matériel, un quelque chose fourni par la
nature et qui ne doit rien à l'homme.
L'homme ne peut point procéder autrement que la
nature elle-même, c’est-à-dire il ne fait que changer la forme des matières (13). Bien plus, dans cette œuvre de
simple transformation, il est encore constamment soutenu par des forces
naturelles. Le travail n'est donc pas l'unique source des valeurs d'usage qu'il
produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère,
comme dit William Petty.
Laissons maintenant la marchandise en tant qu'objet
d'utilité et revenons à sa valeur.
D'après notre supposition, l'habit vaut deux fois la
toile. Ce n'est là cependant qu'une différence quantitative qui ne nous
intéresse pas encore. Aussi observons-nous que si un habit est égal à deux fois
10 mètres de toile, 20 mètres de toile sont égaux à un habit. En tant que
valeurs, l'habit et la toile sont des choses de même substance, des expressions
objectives d'un travail identique. Mais la confection des habits et le tissage
sont des travaux différents. Il y a cependant des états sociaux dans lesquels
le même homme est tour à tour tailleur et tisserand, où par conséquent ces deux
espèces de travaux sont de simples modifications du travail d'un même individu,
au lieu d'être des fonctions fixes d'individus différents, de même que l'habit
que notre tailleur fait aujourd'hui et le pantalon qu'il fera demain ne sont
que des variations de son travail individuel. On voit encore au premier coup
d'œil que dans notre société capitaliste, suivant la direction variable de la
demande du travail, une portion donnée de travail humain doit s'offrir tantôt
sous la forme de confection de vêtements, tantôt sous celle de tissage. Quel
que soit le frottement causé par ces mutations de forme du travail, elles
s'exécutent quand même.
En fin de compte, toute activité productive,
abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La
confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux
une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de
l'homme, et en ce sens du travail humain au même titre. La force, humaine de
travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses
activités productives, doit assurément être plus ou moins développée pour
pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme. Mais la valeur des
marchandises représente purement et simplement le travail de l'homme, une
dépense de force humaine en général. Or, de même que dans la société civile un
général ou un banquier joue un grand rôle, tandis que l'homme pur et simple
fait triste figure (14), de même
en est-il du travail humain. C'est une dépense de la force simple que tout
homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l'organisme de son
corps. Le travail simple moyen change, il est vrai, de caractère dans
différents pays et suivant les époques ; mais il est toujours déterminé dans
une société donnée. Le travail complexe (skilled labour, travail
qualifié) n'est qu'une puissance du travail simple, ou plutôt n'est que le
travail simple multiplié, de sorte qu'une quantité donnée de travail complexe
correspond à une quantité plus grande de travail simple. L'expérience montre
que cette réduction se fait constamment. Lors même qu'une marchandise est le
produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène, dans une proportion
quelconque, au produit d'un travail simple, dont elle ne représente par
conséquent qu'une quantité déterminée (15).
Les proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail
sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s'établissent
dans la société à l'insu des producteurs et leur paraissent des conventions
traditionnelles. Il s'ensuit que, dans l'analyse de la valeur, on doit traiter
chaque variété de force de travail comme une force de travail simple.
De même donc que dans les valeurs toile et habit la
différence de leurs valeurs d'usage est éliminée, de même, disparaît dans le
travail que ces valeurs représentent la différence de ses formes utiles taille
de vêtements et tissage. De même que les valeurs d'usage toile et habit sont
des combinaisons d'activités productives spéciales avec le fil et le drap,
tandis que les valeurs de ces choses sont de pures cristallisations d'un
travail identique, de même, les travaux fixés dans ces valeurs n'ont plus de
rapport productif avec le fil et le drap, mais expriment simplement une dépense
de la même force humaine. Le tissage et la taille forment la toile et l'habit,
précisément parce qu'ils ont des qualités différentes ; mais ils n'en forment
les valeurs que par leur qualité commune de travail humain.
L'habit et la toile ne sont pas seulement des valeurs
en général mais des valeurs d'une grandeur déterminée ; et, d'après notre
supposition, l'habit vaut deux fois autant que 10 mètres de toile. D'où vient
cette différence ? De ce que la toile contient moitié moins de travail que
l'habit, de sorte que pour la production de ce dernier la force de travail doit
être dépensée pendant le double du temps qu'exige la production de la première.
Si donc, quant à la valeur d'usage, le travail
contenu dans la marchandise ne vaut que qualitativement, par rapport à la
grandeur de la valeur, à ne compte que quantitativement. Là, il s'agit de
savoir comment le travail se fait et ce qu'il produit ; ici, combien de temps
il dure. Comme la grandeur de valeur d'une marchandise ne représente que le quantum
de travail contenu en elle, il s'ensuit que toutes les marchandises, dans une
certaine proportion, doivent être des valeurs égales.
La force productive de tous les travaux utiles
qu'exige la confection d'un habit reste-t-elle constante, la quantité de la
valeur des habits augmente avec leur nombre. Si un habit représente x
journées de travail, deux habits représentent 2x, et ainsi de suite.
Mais, admettons que la durée du travail nécessaire à la production d'un habit
augmente ou diminue de moitié ; dans le premier cas un habit a autant de valeur
qu'en avaient deux auparavant, dans le second deux habits n'ont pas plus de
valeur que n'en avait précédemment un seul, bien que, dans les deux cas,
l'habit rende après comme avant les mêmes services et que le travail utile dont
il provient soit toujours de même qualité. Mais le quantum de travail
dépensé dans sa production n'est pas resté le même.
Une quantité plus considérable de valeurs d'usage
forme évidemment une plus grande richesse matérielle ; avec deux habits
on peut habiller deux hommes, avec un habit on n'en peut habiller qu'un, seul,
et ainsi de suite. Cependant, à une masse croissante de la richesse matérielle
peut correspondre un décroissement simultané de sa valeur. Ce mouvement
contradictoire provient du double caractère du travail. L'efficacité, dans un
temps donné, d'un travail utile dépend de sa force productive. Le travail utile
devient donc une source plus ou moins abondante de produits en raison directe
de l'accroissement ou de la diminution de sa force productive. Par contre, une
variation de cette dernière force n'atteint jamais directement le travail
représenté dans la valeur. Comme la force productive appartient au travail
concret et utile, elle ne saurait plus toucher le travail dès qu'on fait
abstraction de sa forme utile. Quelles que soient les variations de sa force productive,
le même travail, fonctionnant durant le même temps, se fixe toujours dans la
même valeur. Mais il fournit dans un temps déterminé plus de valeurs d'usage,
si sa force productive augmente, moins, si elle diminue. Tout changement dans
la force productive, qui augmente la fécondité du travail et par conséquent la
masse des valeurs d'usage livrées par lui, diminue la valeur de cette masse
ainsi augmentée, s'il raccourcit le temps total de travail nécessaire à sa
production, et il en est de même inversement.
Il résulte de ce qui précède que s'il n'y a pas, à
proprement parler, deux sortes de travail dans la marchandise, cependant le
même travail y est opposé à lui-même, suivant qu'on le rapporte à la valeur
d'usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de cette
marchandise comme à sa pure expression objective. Tout travail est d'un côté
dépense, dans le sens physiologique, de force humaine, et, à ce titre de
travail humain égal, il forme la valeur des marchandises. De l'autre côté, tout
travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive,
déterminée par un but particulier, et à ce titre de travail concret et utile,
il produit des valeurs d'usage ou utilités. De même que la marchandise doit
avant tout être une utilité pour être une valeur, de même, le travail doit être
avant tout utile, pour être censé dépense de force humaine, travail humain,
dans le sens abstrait du mot (16).
La substance de la valeur et la grandeur de valeur
sont maintenant déterminées. Reste à analyser la forme de la valeur.
Les marchandises viennent au monde sous la forme de
valeurs d'usage ou de matières marchandes, telles que fer, toile, laine, etc.
C'est là tout bonnement leur forme naturelle. Cependant, elles ne sont
marchandises que parce qu'elles sont deux choses à la fois, objets d'utilité et
porte-valeur. Elles ne peuvent donc entrer dans la circulation qu'autant
qu'elles se présentent sous une double forme : leur forme de nature et leur
forme de valeur (17).
La réalité que possède la valeur de la marchandise
diffère en ceci de l'amie de Falstaff, la veuve l’Eveillé, qu'on ne sait où la prendre.
Par un contraste des plus criants avec la grossièreté du corps de la
marchandise, il n'est pas un atome de matière qui pénètre dans sa valeur. On
peut donc tourner et ret ourner à volonté une marchandise prise à part ; en
tant qu'objet de valeur, elle reste insaisissable. Si l'on se souvient
cependant que les valeurs des marchandises n'ont qu'une réalité purement
sociale, qu'elles ne l'acquièrent qu'en tant qu'elles sont des expressions de
la même unité sociale, du travail humain, il devient évident que cette réalité
sociale ne peut se manifester aussi que dans les transactions sociales, dans
les rapports des marchandises les unes avec les autres. En fait, nous sommes
partis de la valeur d'échange ou du rapport d'échange des marchandises pour
trouver les traces de leur valeur qui y est cachée. Il nous faut revenir
maintenant à cette forme sous laquelle la valeur nous est d'abord apparue.
Chacun sait, lors même qu'il ne sait rien autre
chose, que les marchandises possèdent une forme valeur particulière qui
contraste de la manière la plus éclatante avec leurs formes naturelles diverses
: la forme monnaie. Il s'agit maintenant de faire ce que l'économie bourgeoise
n'a jamais essayé ; il s'agit de fournir la genèse de la forme monnaie,
c'est-à-dire de développer l'expression de la valeur contenue dans le rapport
de valeur des marchandises depuis son ébauche la plus simple et la moins
apparente jusqu'à cette forme monnaie qui saute aux yeux de tout le monde. En
même temps, sera résolue et disparaîtra l'énigme de la monnaie.
En général, les marchandises n'ont pas d'autre
rapport entre elles qu'un rapport de valeur, et le rapport de valeur le plus
simple est évidemment celui d'une marchandise avec une autre marchandise d'espèce
différente, n'importe laquelle. Le rapport de valeur ou d'échange de deux
marchandises fournit donc pour une marchandise l'expression de valeur la plus
simple.
A. Forme simple ou accidentelle de la valeur.
x marchandise A = y marchandise B,
ou x marchandise A vaut y marchandise B.(20
mètres de toile = 1 habit, ou 20 mètres de toile ont la valeur d'un habit.)
1. Les deux pôles de l'expression de la valeur : sa forme relative et sa
forme équivalent.
Le mystère de toute forme de valeur gît dans cette
forme simple. Aussi c'est dans son analyse, que se trouve la difficulté.
Deux marchandises différentes A et B, et, dans
l'exemple que nous avons choisi, la toile et l'habit, jouent ici évidemment
deux rôles distincts. La toile exprime sa valeur dans l'habit et celui-ci sert
de matière à cette expression. La première marchandise joue un rôle actif, la
seconde un rôle passif. La valeur de la première est exposée comme valeur
relative, la seconde marchandise fonctionne comme équivalent.
La forme relative et la forme équivalent sont deux
aspects corrélatifs, inséparables, mais, en même temps, des extrêmes opposés,
exclusifs l'un de l'autre, c'est-à-dire des pôles de la même expression
de la valeur. Ils se distribuent toujours entre les diverses marchandises que
cette expression met en rapport. Cette équation : 20 mètres de toile =
20 mètres de toile, exprime seulement que 20 mètres de toile ne sont pas autre
chose que 20 mètres de toile, c'est-à-dire ne sont qu'une certaine somme d'une
valeur d'usage. La valeur de la toile ne peut donc être exprimée que dans une
autre marchandise, c'est-à-dire relativement. Cela suppose que cette autre
marchandise se trouve en face d'elle sous forme d'équivalent. Dun autre côté,
la marchandise qui figure comme équivalent ne peut se trouver à la fois
sous forme de valeur relative. Elle n'exprime pas sa valeur, mais fournit
seulement la matière pour l'expression de la valeur de la première marchandise.
L'expression : 20 mètres de toile = un
habit, ou : 20 mètres de toile valent un habit, renferme, il est
vrai, la réciproque : 1 habit = 20 mètres de toile, ou : 1 habit
vaut 20 mètres de toile. Mais il me faut alors renverser l'équation
pour exprimer relativement la valeur de l'habit, et dès que je le fais, la
toile devient équivalent à sa place. Une même marchandise ne peut donc
revêtir simultanément ces deux formes dans la même expression de la valeur. Ces
deux formes s'excluent polariquement.
2. La forme relative de la valeur.
a) Contenu de cette forme. — Pour trouver
comment l'expression simple de la valeur d'une marchandise est contenue dans le
rapport de valeur de deux marchandises, il faut d'abord l'examiner, abstraction
faite de son côté quantitatif. C'est le contraire qu'on fait en général
en envisageant dans le rapport de valeur exclusivement la proportion dans
laquelle des quantités déterminées de deux sortes de marchandises sont dites
égales entre elles. On oublie que des choses différentes ne peuvent être
comparées quantitativement qu'après avoir été ramenées à la même unité.
Alors seulement elles ont le même dénominateur et deviennent commensurables.
Que 20 mètres de toile = 1 habit, ou = 20, ou x
habits, c'est-à-dire qu'une quantité donnée de toile vaille plus ou moins
d'habits, une proportion de ce genre implique toujours que l'habit et la toile,
comme grandeurs de valeur, sont des expressions de la même unité. Toile =
habit, voilà le fondement de l'équation.
Mais les deux marchandises dont la qualité égale,
l'essence identique, est ainsi affirmée, n'y jouent pas le même rôle. Ce n'est
que la valeur de la toile qui s'y trouve exprimée : Et comment ? En la
comparant à une marchandise d'une espèce différente, l'habit comme son
équivalent, c'est-à-dire une chose qui peut la remplacer ou est échangeable
avec elle. Il est d'abord évident que l'habit entre dans ce rapport
exclusivement comme forme d'existence de la valeur, car ce n'est qu'en
exprimant de la valeur qu'il peut figurer comme valeur vis-à-vis d'une autre
marchandise. De l'autre côté, le propre valoir de la toile se montre ici ou
acquiert une expression distincte. En effet, la valeur habit pourrait-elle être
mise en équation avec la toile ou lui servir d'équivalent, si celle-ci n'était
pas elle-même valeur ?
Empruntons une analogie à la chimie. L'acide butyrique
et le formiate de propyle sont deux corps qui diffèrent d'apparence aussi bien
que de qualités physiques et chimiques. Néanmoins, ils contiennent les mêmes
éléments : carbone, hydrogène et oxygène. En outre, ils les contiennent dans la
même proportion de C4H8O2. Maintenant, si l'on
mettait le formiate de propyle en équation avec l'acide butyrique ou si l'on en
faisait l'équivalent, le formiate de propyle ne figurerait dans ce rapport que
comme forme d'existence de C4H8O2,
c'est-à-dire de la substance qui lui est commune avec l'acide. Une équation où
le formiate de propyle jouerait le rôle d'équivalent de l'acide butyrique
serait donc une manière un peu gauche d'exprimer la substance de l'acide comme
quelque chose de tout à fait distinct de se forme corporelle.
Si nous disons : en tant que valeurs toutes les
marchandises ne sont que du travail humain cristallisé, nous les ramenons par
notre analyse à l'abstraction valeur, mais, avant comme après, elles ne
possèdent qu'une seule forme, leur forme naturelle d'objets utiles. Il en est
tout autrement dès qu'une marchandise est mise en rapport de valeur avec une
autre marchandise. Dès ce moment, son caractère de valeur ressort et s'affirme
comme sa propriété inhérente qui détermine sa relation avec l'autre marchandise.
L'habit étant posé l'équivalent de la toile, le
travail contenu dans l'habit est affirmé être identique avec le travail contenu
dans la toile. Il est vrai que la taille se distingue du tissage. Mais son
équation avec le tissage la ramène par le fait à ce qu'elle a de réellement
commun avec lui, à son caractère de travail humain. C'est une manière détournée
d'exprimer que le tissage, en tant qu'il tisse de la valeur, ne se distingue en
rien de la taille des vêtements, c'est-à-dire est du travail humain abstrait.
Cette équation exprime donc le caractère spécifique du travail qui constitue la
valeur de la toile.
Il ne suffit pas cependant d'exprimer le caractère
spécifique du travail qui fait la valeur de la toile. La force de travail de
l'homme à l'état fluide, ou le travail humain, forme bien de la valeur, mais
n'est pas valeur. Il ne devient valeur qu'à l'état coagulé, sous la forme d'un
objet. Ainsi, les conditions qu'il faut remplir pour exprimer la valeur de la
toile paraissent se contredire elles-mêmes. D'un côté, il faut la représenter
comme une pure condensation du travail humain abstrait, car en tant que valeur
la marchandise n'a pas d'autre réalité. En même temps, cette condensation doit
revêtir la forme d'un objet visiblement distinct de la toile, elle-même, et qui
tout en lui appartenant, lui soit commune avec une autre marchandise. Ce
problème est déjà résolu.
En effet, nous avons vu que, dès qu'il est posé comme
équivalent, l'habit n'a plus besoin de passeport pour constater son caractère
de valeur. Dans ce rôle, sa propre forme d'existence devient une forme
d'existence de la valeur ; cependant l'habit, le corps de la marchandise habit,
n'est qu'une simple valeur d'usage ; un habit exprime aussi peu de valeur que
le premier morceau de toile venu. Cela prouve tout simplement que, dans le
rapport de valeur de la toile, il signifie plus qu'en dehors de ce rapport ; de
même que maint personnage important dans un costume galonné devient tout à fait
insignifiant si les galons lui manquent.
Dans la production de l'habit, de la force humaine a
été dépensée en fait sous une forme particulière. Du travail humain est donc
accumulé en lui. A ce point de vue, l'habit est porte-valeur, bien qu'il ne
laisse pas percer cette qualité à travers la transparence de ses fils, si râpé
qu'il soit. Et, dans le rapport de valeur de la toile, il ne signifie pas autre
chose. Malgré son extérieur si bien boutonné, la toile a reconnu en lui une âme
sœur pleine de valeur. C'est le côté platonique de l'affaire. En réalité, l'habit
ne peut point représenter dans ses relations extérieures la valeur, sans que la
valeur, prenne en même temps l'aspect d'un habit. C'est ainsi que le
particulier A ne saurait représenter pour l'individu B une majesté, sans que la
majesté aux yeux de B revête immédiatement et la figure et le corps de A ;
c'est pour cela probablement qu'elle change, avec chaque nouveau père du
peuple, de visage, de cheveux, et de mainte autre chose.
Le rapport qui fait de l'habit l'équivalent de la
toile métamorphose donc la forme habit en forme valeur de la toile ou exprime
la valeur de la toile dans la valeur d'usage de l'habit. En tant que valeur
d'usage, la toile est un objet sensiblement différent de l'habit ; en tant que
valeur, elle est chose égale à l'habit et en a l'aspect ; comme cela est
clairement prouvé par l'équivalence de l'habit avec elle. Sa propriété de
valoir apparaît dans son égalité avec l'habit, comme la nature moutonnière du
chrétien dans sa ressemblance avec l'agneau de Dieu.
Comme on le voit, tout ce que l'analyse de la valeur
nous avait révélé auparavant, la toile elle-même le dit, dès qu'elle entre en
société avec une autre marchandise, l'habit. Seulement, elle ne trahit ses
pensées que dans le langage qui lui est familier ; le langage des marchandises.
Pour exprimer que sa valeur vient du travail humain, dans sa propriété
abstraite, elle dit que l'habit en tant qu'il vaut autant qu'elle, c'est-à-dire
est valeur, se compose du même travail qu'elle même. Pour exprimer que sa
réalité sublime comme valeur est distincte de son corps raide et filamenteux,
elle dit que la valeur a l'aspect d'un habit, et que par conséquent elle-même,
comme chose valable, ressemble à l'habit, comme un œuf à un autre. Remarquons
en passant que la langue des marchandises possède, outre l'hébreu, beaucoup
d'autres dialectes et patois plus ou moins corrects. Le mot allemand Werstein,
par exemple, exprime moins nettement que le verbe roman valere, valer,
et le français valoir, que l'affirmation de l'équivalence de la
marchandise B avec la marchandise A est l'expression propre de la valeur de
cette dernière. Paris vaut bien une messe.
En vertu du rapport de valeur, la forme naturelle de
la marchandise B devient la forme de valeur de la marchandise A, ou bien le
corps de B devient pour A le miroir de sa valeur (18). La valeur de la marchandise A ainsi exprimée dans
la valeur d'usage de la marchandise B acquiert la forme de valeur relative.
b) Détermination quantitative de la valeur
relative. — Toute marchandise dont la valeur doit être exprimée est un
certain quantum d'un chose utile, par exemple : 15 boisseaux de froment,
100 livres de café, etc., qui contient un quantum déterminé de travail.
La forme de la valeur a donc à exprimer non seulement de la valeur en général,
mais une valeur d'une certaine grandeur. Dans le rapport de valeur de la
marchandise A avec la marchandise B, non seulement la marchandise B est
déclarée égale à A au point de vue de la qualité, mais encore un certain quantum
de B équivaut au quantum donné de A.
L'équation : 20 mètres de toile = 1 habit, ou 20
mètres de toile valent un habit, suppose que les deux marchandises
coûtent autant de travail l'une que l'autre, ou se produisent dans le même
temps ; mais ce temps varie pour chacune d'elles avec chaque variation de la
force productive du travail qui la crée. Examinons maintenant l'influence de
ces variations sur l'expression relative de la grandeur de valeur.
I. Que la valeur de la toile change pendant que la valeur
de l'habit reste constante (19).
— Le temps de travail nécessaire à sa production double-t-il, par suite, je
suppose, d'un moindre rendement du sol qui fournit le lin, alors sa valeur
double. Au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit, nous aurions :
20 mètres de toile = 2 habits, parce que 1 habit contient
maintenant moitié moins de travail. Le temps nécessaire à la production de la
toile diminue-t-il au contraire de moitié par suite d'un perfectionnement
apporté aux métiers à tisser sa valeur diminue dans la même proportion. Dès
lors, 20 mètres de toile = 1/2 habit. La valeur relative de la
marchandise A, c'est-à-dire sa valeur exprimée dans la marchandise B, hausse ou
baisse, par conséquent, en raison directe de la valeur de la marchandise A si
celle de la marchandise B reste constante.
II. Que la valeur de la toile reste constante pendant
que la valeur de 1 habit varie. — Le temps nécessaire à la production de
l'habit double-t-il dans ces circonstances, par suite, je suppose, d'une tonte
de laine peu favorable, au lieu de 20 mètres de toile = 1 habit,
nous avons maintenant 20 mètres de toile = 1/2 habit. La valeur
de l'habit tombe-t-elle au contraire de moitié, alors 20 mètres de toile =
2 habits. La valeur de la marchandise A demeurant constante, on voit que
sa valeur relative exprimée dans la marchandise B hausse ou baisse en raison
inverse du changement de valeur de B.
Si l'on compare les cas divers compris dans I et II,
il est manifeste que le même changement de grandeur de la valeur relative peut
résulter de causes tout opposées. Ainsi l'équation : 20 mètres de toile =
1 habit devient : 20 mètres de toile = 2 habits, soit
parce que la valeur de la toile double ou que la valeur des habits diminue de
moitié, et 20 mètres de toile = 1/2 habit, soit parce que la
valeur de la toile diminue de moitié ou que la valeur de l'habit devient
double.
III. Les quantités de travail nécessaires à la
production de la toile et de l'habit changent-elles simultanément, dans le même
sens et dans la même proportion ? Dans ce cas, 20 mètres de toile = 1 habit
comme auparavant, quels que soient leurs changements de valeur. On découvre
ces changements par comparaison avec une troisième marchandise dont la valeur
reste, la même. Si les valeurs de toutes les marchandises augmentaient ou
diminuaient simultanément et dans la même proportion, leurs valeurs-relatives
n'éprouveraient aucune variation. Leur changement réel de valeur se
reconnaîtrait à ce que, dans un même temps de travail, il serait maintenant
livré en général une quantité de marchandises plus ou moins grande
qu'auparavant.
IV. Les temps de travail nécessaires à la production
et de la toile et de l'habit, ainsi que leurs valeurs, peuvent simultanément
changer dans le même sens, mais à un degré différent, ou dans un sens opposé,
etc. L'influence de toute combinaison possible de ce genre sur la valeur
relative d'une marchandise se calcule facilement par l'emploi des cas I, II et
III.
Les changements réels dans la grandeur de la valeur
ne se reflètent point comme on le voit, ni clairement ni complètement dans leur
expression relative. La valeur relative d'une marchandise peut changer, bien
que sa valeur reste constante, elle peut rester constante, bien que sa valeur
change, et, enfin, des changements dans la quantité de valeur et dans son
expression relative peuvent être simultanés sans correspondre exactement (20).
3. La forme équivalent et ses particularités.
On l'a déjà vu : en même temps qu'une marchandise A (la
toile), exprime, sa valeur dans la valeur d'usage d'une marchandise différente
B (l'habit), elle imprime à cette dernière une forme particulière de valeur,
celle d'équivalent. La toile manifeste son propre caractère de valeur par un
rapport dans lequel une autre marchandise, l'habit, tel qu'il est dans sa forme
naturelle, lui fait équation. Elle exprime donc qu'elle-même vaut quelque
chose, par ce fait qu'une autre marchandise, l'habit, est immédiatement
échangeable avec elle.
En tant que valeurs, toutes les marchandises sont des
expressions égales d'une même unité, le travail humain, remplaçables les unes
par les autres. Une marchandise est, par conséquent, échangeable avec une autre
marchandise, dès qu'elle possède une forme, qui la fait apparaître comme
valeur.
Une marchandise est immédiatement échangeable avec
toute autre dont elle est l'équivalent, c'est-à-dire : la place qu'elle occupe
dans le rapport de valeur fait de sa forme naturelle la forme valeur de l'autre
marchandise. Elle n'a pas besoin de revêtir une forme différente de sa forme
naturelle pour se manifester comme valeur à l'autre marchandise, pour valoir
comme telle et, par conséquent, pour être échangeable avec elle. La forme
équivalent est donc pour une marchandise la forme sous laquelle elle est
immédiatement échangeable avec une autre.
Quand une marchandise, comme des habits, par exemple,
sert d'équivalent à une autre marchandise, telle que la toile, et acquiert
ainsi la propriété caractéristique d'être immédiatement échangeable avec celle-ci,
la proportion n'est pas le moins du monde donnée dans laquelle cet échange peut
s'effectuer. Comme la quantité de valeur de la toile est donnée, cela dépendra
de la quantité de valeur des habits. Que dans le rapport de valeur, l'habit
figure comme équivalent et la toile comme valeur relative, ou que ce soit
l'inverse, la proportion, dans laquelle se fait l'échange, reste la même. La
quantité de valeur respective des deux marchandises, mesurée par la durée
comparative du travail nécessaire à leur production, est, par conséquent, une
détermination tout à fait indépendante de la forme de valeur.
La marchandise dont la valeur se trouve sous la forme
relative est toujours exprimée comme quantité de valeur, tandis qu'au contraire
il n'en est jamais ainsi de l'équivalent qui figure toujours dans
l'équation comme simple quantité d'une chose utile. 40 mètres de toile, par
exemple, valent — quoi ? 2 habits. La marchandise habit jouant ici le
rôle d'équivalent, donnant ainsi un corps à la valeur de la toile, il suffit
d'un certain quantum d'habits pour exprimer le quantum de valeur
qui appartient à la toile. Donc, 2 habits peuvent exprimer la quantité de
valeur de 40 mètres de toile, mais non la leur propre. L'observation
superficielle de ce fait, que, dans l'équation de la valeur, l'équivalent ne
figure jamais que comme simple quantum d'un objet d'utilité, a induit en
erreur S. Bailey ainsi que beaucoup d'économistes avant et après lui. Ils n'ont
vu dans l'expression de la valeur qu'un rapport de quantité. Or, sous la forme
équivalent une marchandise figure comme simple quantité d'une matière
quelconque précisément parce que la quantité de sa valeur n'est pas exprimée.
Les contradictions que renferme la forme équivalent
exigent maintenant un examen plus approfondies de ses particularités.
Première particularité de la forme équivalent : la valeur d'usage devient la
forme de manifestation de son contraire, la valeur.
La forme naturelle des marchandises devient leur
forme de valeur. Mais, en fait, ce quid pro quo n'a lieu pour une
marchandise B (habit, froment, fer, etc.) que dans les limites du rapport de
valeur, dans lequel une autre marchandise, A (toile, etc.) entre avec elle, et
seulement dans ces limites. Considéré isolément, l'habit, par exemple, n'est
qu'un objet d'utilité, une valeur d'usage, absolument comme la toile ; sa forme
n'est que la forme naturelle d'un genre particulier de marchandise. Mais comme
aucune marchandise ne peut se rapporter à elle-même comme équivalent, ni faire
de sa forme naturelle la forme de sa propre valeur, elle doit nécessairement
prendre pour équivalent une autre marchandise dont la valeur d'usage lui sert
ainsi de forme valeur.
Une mesure appliquée aux marchandises en tant que
matières, c'est-à-dire en tant que valeurs d'usage, va nous servir d'exemple
pour mettre ce qui précède directement sous : les yeux du lecteur. Un pain de
sucre, puisqu'il est un corps, est pesant et, par conséquent, a du poids ; mais
il est impossible de voir ou de sentir ce poids rien qu'à l'apparence. Nous prenons
maintenant divers morceaux de fer de poids connu. La forme matérielle du fer,
considérée en elle-même, est aussi peu une forme de manifestation de la
pesanteur que celle du pain de sucre. Cependant, pour exprimer que ce dernier
est pesant, nous le plaçons en un rapport de poids avec le fer. Dans ce
rapport, le fer est considéré comme un corps qui ne représente rien que de la
pesanteur. Des quantités de fer employées pour mesurer le poids du sucre
représentent donc vis-à-vis de la matière sucre une simple forme, la forme sous
laquelle la pesanteur se manifeste. Le fer ne peut jouer ce rôle qu'autant que
le sucre ou n'importe quel autre corps, dont le poids doit être trouvé, est mis
en rapport avec lui à ce point de vue. Si les deux objets n'étaient pas
pesants, aucun rapport de cette espèce ne serait possible entre eux, et l'un ne
pourrait point servir d'expression à la pesanteur de l'autre. Jetons-les tous
deux dans la balance et nous voyons en fait qu'ils sont la même chose comme
pesanteur, et que, par conséquent, dans une certaine proportion ils sont aussi
du même poids. De même que le corps fer, comme mesure de poids, vis-à-vis du
pain de sucre ne représente que pesanteur, de même, dans notre expression de
valeur, le corps habit vis-à-vis de la toile ne représente que valeur.
Ici cependant cesse l'analogie. Dans l'expression de
poids du pain de sucre, le fer représente une qualité naturelle commune aux
deux corps, leur pesanteur, tandis que dans l'expression de valeur de la toile,
le corps habit représente une qualité surnaturelle des deux objets, leur
valeur, un caractère d'empreinte purement sociale.
Du moment que la forme relative exprime la valeur
d'une marchandise de la toile, par exemple, comme quelque chose de complètement
différent de son corps lui-même et de ses propriétés, comme quelque chose qui
ressemble, à un habit, par exemple, elle fait entendre que sous cette
expression un rapport social est caché.
C'est l'inverse qui a lieu avec la forme équivalent.
Elle consiste précisément en ce que le corps d'une marchandise, un habit, par
exemple, en ce que cette chose, telle quelle, exprime de la valeur, et, par
conséquent possède naturellement forme de valeur. Il est vrai que cela n'est
juste qu'autant qu'une autre marchandise, comme la toile, se rapporte à elle
comme équivalent (21). Mais, de même que les propriétés
matérielles d'une chose ne font que se confirmer dans ses rapports extérieurs
avec d'autres choses au lieu d'en découler, de même, l'habit semble tirer de la
nature et non du rapport de valeur de la toile sa forme équivalent, sa
propriété d'être immédiatement échangeable, au même titre que sa propriété
d'être pesant ou de tenir chaud. De là, le côté énigmatique de l'équivalent,
côté qui ne frappe les yeux de l'économiste bourgeois que lorsque cette forme
se montre à lui tout achevée, dans la monnaie. Pour dissiper ce caractère
mystique de l'argent et de l'or, il cherche ensuite à les remplacer
sournoisement par des marchandises moins éblouissantes ; il fait et refait avec
un plaisir toujours nouveau le catalogue de tous les articles qui, dans leur
temps, ont joué le rôle d'équivalent. Il ne pressent pas que l'expression la
plus simple de la valeur, telle que 20 mètres de toile valent un habit,
contient déjà l'énigme et que c'est sous cette forme simple qu'il doit chercher
à la résoudre.
Deuxième particularité de la forme équivalent : le travail concret devient la
forme de manifestation de son contraire, le travail humain abstrait.
Dans l'expression de la valeur d'une marchandise, le
corps de l'équivalent figure toujours comme matérialisation du travail humain
abstrait, et est toujours le produit d'un travail particulier, concret et
utile. Ce travail concret ne sert donc ici qu'à exprimer du travail abstrait.
Un habit, par exemple, est-il une simple réalisation, l'activité du tailleur
qui se réalise en lui n'est aussi qu'une simple forme de réalisation du travail
abstrait. Quand on exprime la valeur de la toile dans l'habit, l'utilité du
travail du tailleur ne consiste pas en ce qu'il fait des habits et, selon le
proverbe allemand, des hommes, mais en ce qu'il produit un corps, transparent
de valeur, échantillon d'un travail qui ne se distingue en rien du travail
réalisé dans la valeur de la toile. Pour pouvoir s'incorporer dans un tel
miroir de valeur, il faut que le travail du tailleur ne reflète lui-même rien
que sa propriété de travail humain.
Les deux formes d'activité productive, tissage et
confection de vêtements, exigent une dépense de force humaine. Toutes deux
possèdent donc la propriété commune d'être du travail humain, et dans certains
cas, comme par exemple, lorsqu'il s'agit de la production de valeur, on ne doit
les considérer qu'à ce point de vue. Il n'y a là rien de mystérieux ; mais dans
l'expression de valeur de la marchandise, la chose est prise au rebours. Pour
exprimer, par exemple, que le tissage, non comme tel, mais, en sa qualité de
travail, humain en général, forme la valeur de la toile, on lui oppose un autre
travail, celui qui produit l'habit, l'équivalent de la toile, comme la forme
expresse dans laquelle le travail humain se manifeste. Le travail du tailleur
est ainsi métamorphosé en simple expression de sa propre qualité abstraite.
Troisième particularité de la forme équivalent : le travail concret qui produit
l'équivalent, dans notre exemple, celui du tailleur, en servant simplement
d'expression au travail humain indistinct, possède la forme de l'égalité avec
un autre travail, celui que recèle la toile, et devient ainsi, quoique travail
privé, comme tout autre travail productif de marchandises, travail sous forme
sociale immédiate. C est pourquoi il se réalise par un produit qui est
immédiatement échangeable avec une autre marchandise.
Les deux particularités de la forme équivalent,
examinées en dernier lieu, deviennent encore plus faciles à saisir, si nous
remontons au grand penseur qui a analysé le premier la forme valeur, ainsi que
tant d'autres formes, soit de la pensée, soit de la société, soit de la nature
: nous avons nommé Aristote.
D'abord Aristote exprime clairement que la forme
argent de la marchandise n'est que l'aspect développé de la forme valeur
simple, c'est à dire de l'expression de la valeur d'une marchandise dans une
autre marchandise quelconque, car il dit :
« 5 lits = 1 maison » (« Klinai
pente anti oikiaz ») « ne diffère pas » de :
« 5 lits = tant et tant d'argent » («
Klinai pente anti… osou ai pente klinai »).
Il voit de plus que le rapport de valeur qui confient
cette expression de valeur suppose, de son côté, que la maison est déclarée
égale au lit au point de vue de la qualité, et que ces objets, sensiblement
différents, ne pourraient se comparer entre eux comme des grandeurs
commensurables sans cette égalité d'essence. « L'échange, dit-il, ne peut avoir
lieu sans l'égalité, ni l'égalité sans la commensurabilité » ( “out isothz mh
oushz summetriaz ” ). Mais ici il hésite et renonce à l'analyse de la forme
valeur. « Il est, ajoute-t-il, impossible en vérité ( “ th men oun alhqeia
adunaton ” ) que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles
», c'est-à-dire de qualité égale. L'affirmation de leur égalité ne peut être
que contraire à la nature des choses ; « on y a seulement recours pour le
besoin pratique ».
Ainsi, Aristote nous dit lui-même où son analyse
vient échouer, — contre l'insuffisance de son concept de valeur. Quel est le «
je ne sais quoi » d’égal, c'est-à-dire la substance commune que
représente la maison pour le lit dans l'expression de la valeur de ce dernier ?
«Pareille chose, dit Aristote, ne peut en vérité exister. » Pourquoi ? La
maison représente vis-à-vis du lit quelque chose d'égal, en tant quelle
représente ce qu'il y a de réellement égal dans tous les deux. Quoi donc ? Le
travail humain.
Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme
valeur des marchandises, que tous les travaux sont exprimés ici comme travail
humain indistinct et par conséquent égaux, c'est que là société grecque
reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l'inégalité
des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l'expression de la
valeur, l'égalité et l'équivalence de tous les travaux, parce que et en tant
qu'ils sont du travail humain, ne peut être déchiffré que lorsque l'idée de
l'égalité humaine a déjà acquis la ténacité d'un préjugé populaire. Mais cela
n'a lieu que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme
générale des produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes
entre eux comme producteurs et échangistes de marchandises est le rapport
social dominant. Ce qui montre le génie d'Aristote c'est qu'il a découvert dans
l'expression de la valeur des marchandises un rapport d'égalité. L'état
particulier de la société dans laquelle il vivait l'a seul empêché de trouver
quel était le contenu réel de ce rapport.
4. Ensemble de la forme valeur simple.
La forme simple de la valeur d'une marchandise est
contenue dans son rapport valeur ou d'échange avec un seul autre genre de
marchandise quel qu'il soit. La valeur de la marchandise A est exprimée
qualitativement par la propriété de la marchandise B d'être immédiatement
échangeable avec A. Elle est exprimée quantitativement par l'échange toujours
possible d'un quantum déterminé de B contre le quantum donné de
A. En d'autres termes, la valeur d'une marchandise est exprimée par cela seul
qu'elle se pose comme valeur d'échange.
Si donc, au début de ce chapitre, pour suivre la
manière de parler ordinaire, nous avons dit : la marchandise est valeur d'usage
et valeur d'échange, pris à la lettre, c'était faux. La marchandise est valeur
d'usage ou objet d'utilité, et valeur. Elle se présente pour ce qu'elle est,
chose double, dès que sa valeur possède une forme phénoménale propre, distincte
de sa forme naturelle, celle de valeur d'échange ; et elle ne possède jamais
cette forme, si on la considère isolément. Dès qu'on sait cela, la vieille
locution n'a plus de malice et sert pour l'abréviation.
Il ressort de notre analyse que c'est de la nature de
la valeur des marchandises que provient sa forme, et que ce n'est pas au
contraire de la manière de les exprimer par un rapport d'échange que découlent
la valeur et sa grandeur. C'est là pourtant l'erreur des mercantilistes et de
leurs modernes zélateurs, les Ferrier, les Ganilh, etc. (22), aussi bien que de leurs antipodes, les commis
voyageurs du libre-échange, tels que Bastiat et consorts. Les mercantilistes
appuient surtout sur le côté qualitatif de l'expression de la valeur, conséquemment
sur la forme équivalent de la marchandise, réalisée à l'œil, dans la forme
argent ; les modernes champions du libre-échange, au contraire, qui veulent se
débarrasser à tout prix de leur marchandise, font ressortir exclusivement le
côté quantitatif de la forme relative de la valeur. Pour eux, il n'existe donc
ni valeur ni grandeur de valeur en dehors de leur expression par le rapport
d'échange, ce qui veut dire pratiquement en dehors de la cote quotidienne du
prix courant. L'Ecossais Mac Leod, qui s'est donné pour fonction d'habiller et
d'orner d'un si grand luxe d'érudition le fouillis des préjugés économiques de
Lombardstreet, — la rue des grands banquiers de Londres, — forme la synthèse
réussie des mercantilistes superstitieux et des esprits forts du libre-échange.
Un examen attentif de l'expression de la valeur de A
en B a montré que dans ce rapport la forme naturelle de la marchandise A ne
figure que comme forme de valeur d'usage, et la forme naturelle de la
marchandise B que comme forme de valeur. L'opposition intime entre la valeur
d'usage et la valeur d'une marchandise se montre ainsi par le rapport de deux
marchandises, rapport dans lequel A, dont la valeur doit être exprimée, ne se
pose immédiatement que comme valeur d'usage, tandis que B, au contraire, dans
laquelle la valeur est exprimée, ne se pose immédiatement que comme valeur
d'échange. La forme valeur simple d’une marchandise est donc la simple forme
d'apparition des contrastes qu'elle recèle, c'est-à-dire de la valeur d'usage
et de la valeur.
Le produit du travail est, dans n'importe quel état
social, valeur d'usage ou objet d'utilité ; mais il n'y a qu'une époque
déterminée dans le développement historique de la société, qui transforme
généralement le produit du travail en marchandise, c'est celle où le travail
dépensé dans la production des objets utiles revêt le caractère d'une qualité
inhérente à ces choses, de leur valeur.
Le produit du travail acquiert la forme marchandise,
dès que sa valeur acquiert la forme de la valeur d'échange, opposée à sa forme
naturelle ; dès que, par conséquent, il est représenté comme l'unité dans
laquelle se fondent ces contrastes. Il suit de là que la forme simple que revêt
la valeur de la marchandise est aussi la forme primitive dans laquelle le produit
du travail se présente comme marchandise et que le développement de la forme
marchandise marche du même pas que celui de la forme valeur.
A première vue on s'aperçoit de l'insuffisance de la
forme valeur simple, ce germe qui, doit subir une série de métamorphoses avant
d'arriver à la forme prix.
En effet la forme simple ne fait que distinguer entre
la valeur et la valeur d'usage d'une marchandise et la mettre en rapport
d'échange avec une seule espèce de n'importe quelle autre marchandise, au lieu
de représenter son égalité qualitative et sa proportionnalité quantitative avec
toutes les marchandises. Dès que la valeur d'une marchandise est exprimée dans
cette forme simple, une autre marchandise revêt de son côté la forme
d'équivalent simple. Ainsi, par exemple, dans l'expression de la valeur
relative de la toile l'habit ne possède la forme équivalent, forme qui indique
qu'il est immédiatement échangeable, que par rapport à une seule marchandise,
la toile.
Néanmoins, la forme valeur simple passe d'elle-même à
une forme plus complète. Elle n'exprime, il est vrai, la valeur d'une
marchandise A que, dans un seul autre genre de marchandise. Mais le genre de
cette seconde marchandise peut être absolument tout ce qu'on voudra, habit,
fer, froment, et ainsi de suite. Les expressions de la valeur d'une marchandise
deviennent donc aussi variées que ses rapports de valeur avec d'autres
marchandises (23). L'expression isolée de sa valeur
se métamorphose ainsi en une série d'expressions simples que l'on peut
prolonger à volonté.
B. Forme valeur totale ou développée.
z marchandise A = u marchandise B,
ou = v marchandise C, ou = x marchandise E, ou =
etc.
20 mètres de toile = 1 habit, ou = 10
livres de thé, ou = 40 livres de café, ou = 2 onces
d'or, ou = 1/2 tonne de fer, ou = etc.
1. La forme développée de la valeur relative.
La valeur d'une marchandise, de la toile, par
exemple, est maintenant représentée dans d'autres éléments innombrables. Elle se
reflète dans tout autre corps de marchandise comme en un miroir
(24).
Tout autre travail, quelle qu'en soit la forme
naturelle, taille, ensemençage, extraction, de fer ou d'or, etc., est
maintenant affirmé égal au travail fixé dans la valeur de la toile, qui
manifeste ainsi son caractère de travail humain. La forme totale de la valeur
relative met une marchandise en rapport social avec toutes. En même temps, la
série interminable de ses expressions démontre que la valeur des marchandises
revêt indifféremment toute forme particulière de valeur d'usage.
Dans la première forme : 20 mètres de toile =
1 habit, il peut sembler que ce soit par hasard que ces deux
marchandises sont échangeables dans cette proportion déterminée.
Dans la seconde forme, au contraire, on aperçoit
immédiatement ce que cache cette apparence. La valeur de la toile reste la
même, qu'on l'exprime en vêtement en café, en fer, au moyen de marchandises
sans nombre, appartenant à des échangistes les plus divers. Il devient évident
que ce n'est pas l'échange qui règle la quantité de valeur d'une marchandise,
mais, au contraire, la quantité de valeur de la marchandise qui règle ses
rapports d'échange.
2. La forme équivalent particulière.
Chaque marchandise, habit, froment, thé, fer, etc.,
sert d'équivalent dans l'expression de la valeur de la toile. La forme
naturelle de chacune de ces marchandises est maintenant une forme équivalent
particulière à côté de beaucoup d'autres. De même, les genres variés de travaux
utiles, contenus dans les divers corps de marchandises, représentent autant de
formes particulières de réalisation ou de manifestation du travail humain pur
et simple.
3. Défauts de la forme valeur totale, ou développée.
D'abord, l'expression relative de valeur est
inachevée parce que la série de ses termes, n'est jamais close. La chaîne dont
chaque comparaison de valeur forme un des anneaux peut s'allonger à volonté à
mesure qu'une nouvelle espèce de marchandise fournit la matière d'une
expression nouvelle. Si, de plus, comme cela doit se faire, on généralise cette
forme en. l'appliquant à tout genre de marchandise, on obtiendra, au bout du
compte, autant de séries diverses et interminables d'expressions de valeur
qu'il y aura de marchandises. — Les défauts de la forme développée de la valeur
relative se reflètent dans la forme équivalent qui lui correspond. Comme la
forme naturelle de chaque espèce de marchandises fournit ici une forme
équivalent particulière à côté d'autres en nombre infini, il n'existe en
général que des formes équivalent fragmentaires dont chacune exclut l'autre. De
même, le genre de travail utile, concret, contenu dans chaque équivalent, n'y
présente qu'une forme particulière, c'est-à-dire une manifestation incomplète
du travail humain. Ce travail possède bien, il est vrai, sa forme complète ou
totale de manifestation dans l'ensemble de ses formes particulières. Mais
l'unité de forme et d'expression fait défaut.
La forme totale ou développée de la valeur relative ne
consiste cependant qu'en une somme d'expressions relatives simples ou
d'équations de la première forme telles que :
20 mètres de toile = 1 habit,
20 mètres de toile = 10 livres de thé,
etc.,
dont chacune contient réciproquement l'équation
identique :
1 habit = 20 mètres de toile,
10 livres de thé = 20 mètres de toile,
etc.
En fait : le possesseur de la toile l'échange-t-il
contre beaucoup d'autres marchandises et exprime-t-il conséquemment sa valeur dans
une série d'autant de termes, les possesseurs des autres marchandises doivent
les échanger contre la toile et exprimer les valeurs de leurs marchandises
diverses dans un seul et même terme, la toile. — Si donc nous retournons la
série : 20 mètres de toile = 1 habit, ou = 10 livres de thé, ou = etc.,
c'est-à-dire si nous exprimons la réciproque qui y est déjà implicitement
contenue, nous obtenons :
C. Forme valeur générale.
1 habit = |
ý |
20 mètres de toile |
10 livres de thé = |
||
40 livres de café = |
||
2 onces d'or = |
||
1/2 tonne de fer = |
||
x marchandise A = |
||
etc. = |
1.Changement de caractère de la forme valeur.
Les marchandises expriment maintenant leurs valeurs :
1° d'une manière simple, parce qu'elles l'expriment dans une seule espèce de
marchandise ; 2° avec ensemble, parce qu'elles l'expriment dans la même espèce
de marchandises. Leur forme valeur est simple et commune, conséquemment
générale.
Les formes I et II ne parvenaient à exprimer la
valeur d'une marchandise que comme quelque chose de distinct de sa propre
valeur d'usage ou de sa propre matière. La première forme fournit des équations
telles que celle-ci : 1 habit = 20 mètres de toile ; 10 livres
de thé = 1/2 tonne de fer, etc. La valeur de l'habit est exprimée
comme quelque, chose d'égal à la toile, la valeur du thé comme quelque chose
d’égal au fer, etc. ; mais ces expressions de la valeur de l'habit et du, thé
sont aussi différentes l'une de l'autre que la toile et le fer. Cette forme ne
se présente évidemment dans la pratique qu'aux époques primitives où les
produits du travail n'étaient transformés en marchandises que par des échanges
accidentels et isolés.
La seconde forme exprime plus complètement que la
première la différence qui existe entre la valeur d'une marchandise, par
exemple, d'un habit, et sa propre valeur d'usage. En effet, la valeur de
l'habit y prend toutes les figures possibles vis-à-vis de sa forme naturelle ;
elle ressemble à la toile, au thé, au fer, à tout, excepté à l'habit. D'un
autre côté, cette forme rend impossible toute expression commune de la valeur
des marchandises, car, dans l'expression de valeur d'une marchandise
quelconque, toutes les autres figurent comme ses équivalents, et sont, par
conséquent, incapables d'exprimer leur propre valeur. Cette forme valeur
développée se présente dans la réalité dès qu'un produit du travail, le bétail,
par exemple, est échangé contre d'autres marchandises différentes, non plus par
exception, mais déjà par habitude.
Dans l'expression générale de la valeur relative, au
contraire, chaque marchandise, telle qu'habit, café, fer, etc., possède une
seule et même forme valeur, par exemple, la forme toile, différente de sa forme
naturelle. En vertu de cette ressemblance avec la toile, la valeur de chaque
marchandise est maintenant distincte non seulement de sa propre valeur d'usage,
mais encore de toutes les autres valeurs d'usage, et, par cela même,
représentée comme le caractère commun et indistinct de toutes les marchandises.
Cette forme est la première qui mette les marchandises en rapport entre elles
comme valeurs, en les faisant apparaître l'une vis-à-vis de l'autre comme
valeurs d'échange.
Les deux premières formes expriment la valeur d'une
marchandise quelconque, soit en une autre marchandise différente, soit en une
série de beaucoup d'autres marchandises. Chaque fois c'est, pour ainsi dire,
l'affaire particulière de chaque marchandise prise à part de se donner une
forme valeur, et elle y parvient sans que les autres marchandises s'en mêlent.
Celles-ci jouent vis-à-vis d'elle le rôle purement passif d'équivalent. La
forme générale de la valeur relative ne se produit au contraire que comme
l'œuvre commune des marchandises dans leur ensemble. Une marchandise n'acquiert
son expression de valeur générale que parce que, en même temps, toutes les
autres marchandises expriment leurs valeurs dans le même équivalent, et chaque
espèce de marchandise nouvelle qui se présente doit faire de même. De plus, il
devient évident que les marchandises qui, au point de vue de la valeur, sont
des choses purement sociales, ne peuvent aussi exprimer cette existence sociale
que par une série embrassant tous leurs rapports réciproques ; que leur forme
valeur doit, par conséquent, être une forme socialement validée.
La forme naturelle de la marchandise qui devient
l'équivalent commun, la toile, est maintenant la forme officielle des valeurs.
C'est ainsi que les marchandises se montrent les unes aux autres non seulement
leur égalité qualitative, mais encore leurs différences quantitatives de
valeur. Les quantités de valeur projetées comme sur un même miroir, la toile,
se reflètent réciproquement.
Exemple : 10 livres de thé = 20 mètres de toile, et
40 livres de café = 20 mètres de toile. Donc 10 livres de thé = 40 livres de
café, ou bien il n'y a dans 1 livre de café que 1/4 du travail contenu dans 1
livre de thé.
La forme générale de la valeur relative embrassant le
monde des marchandises imprime à la marchandise équivalent qui en est exclue le
caractère d'équivalent général. La toile est maintenant immédiatement
échangeable avec toutes les autres marchandises. Sa forme naturelle est donc en
même temps sa forme sociale. Le tissage, le travail privé qui produit la toile,
acquiert par cela même le caractère de travail social, la forme d'égalité avec
tous les autres travaux. Les innombrables équations dont se compose la forme
générale de la valeur identifient le travail réalisé dans la toile avec le
travail contenu dans chaque marchandise qui lui est tour à tour comparée, et
fait du tissage la forme générale dans laquelle se manifeste le travail humain.
De cette manière, le travail réalisé dans la valeur des marchandises n'est pas
seulement représenté négativement, c'est-à-dire comme une abstraction où
s'évanouissent les formes concrètes et les propriétés utiles du travail réel ;
sa nature positive s'affirme nettement. Elle est la réduction de tous les
travaux réels à leur caractère commun de travail humain, de dépense de la même
force humaine de travail.
La forme générale de la valeur montre, par sa
structure même, qu'elle est l'expression sociale du monde des marchandises.
Elle révèle, par conséquent, que dans ce monde le caractère humain ou général
du travail forme son caractère social spécifique.
2. Rapport de développement de la forme valeur relative et de la forme
équivalent.
La forme équivalent se développe simultanément et
graduellement avec la forme relative ; mais, et c'est là ce qu'il faut bien
remarquer, le développement de la première n'est que le résultat et
l'expression du développement de la seconde. C'est de celle-ci que part
l'initiative.
La forme valeur relative simple ou isolée d'une
marchandise suppose une autre marchandise quelconque comme équivalent
accidentel. La forme développée de la valeur relative, cette expression de la
valeur d'une marchandise dans toutes les autres, leur imprime à toutes, la
forme d'équivalents particuliers d'espèce différente. Enfin, une marchandise
spécifique acquiert la forme d'équivalent général, parce que toutes les autres
marchandises en font la matière de leur forme générale de valeur relative.
A mesure cependant que la forme valeur en général se
développe, se développe aussi l'opposition entre ses deux pôles, valeur relative
et équivalent. De même la première forme valeur, 20 mètres de toile = 1
habit, contient cette opposition, mais ne la fixe pas. Dans cette équation,
l'un des termes, la toile, se trouve sous la forme valeur relative, et le terme
opposé, l'habit, sous la forme équivalent. Si maintenant on lit à rebours cette
équation, la toile et l'habit changent tout simplement de rôle, mais la forme
de l'équation reste la même. Aussi est-il difficile de fixer ici l'opposition
entre les deux termes.
Sous la forme II, une espèce de marchandise peut
développer complètement sa valeur relative, revêt la forme totale de la valeur
relative, parce que, et en tant que toutes les autres marchandises se trouvent
vis-à-vis d'elle sous la forme équivalent.
Ici l'on ne peut déjà plus renverser les deux termes
de l'équation sans changer complètement son caractère, et la faire passer de la
forme valeur totale à la forme valeur générale.
Enfin, la dernière forme, la forme III, donne à
l'ensemble des marchandises une expression de valeur relative générale et
uniforme, parce que et en tant qu'elle exclut de la forme équivalent toutes les
marchandises, à l'exception d'une seule. Une marchandise, la toile, se trouve
conséquemment sous forme d'échangeabilité immédiate avec toutes les autres
marchandises, parce que et en tant que celles-ci ne s'y trouvent pas (25).
Sous cette forme III, le monde des marchandises ne
possède donc une forme valeur relative sociale et générale, que parce que
toutes les marchandises qui en font partie sont exclues de la forme équivalent
ou de la forme sous laquelle elles sont immédiatement échangeables. Par contre,
la marchandise qui fonctionne comme équivalent général, la toile, par exemple,
ne saurait prendre part à la forme générale de la valeur relative ; il faudrait
pour cela qu'elle pût se servir à elle-même d'équivalent. Nous obtenons alors :
20 mètres de toile = 20 mètres de toile, tautologie qui n'exprime
ni valeur ni quantité de valeur. Pour exprimer la valeur relative de l'équivalent
général, il nous faut lire à rebours la forme III. Il ne possède aucune forme
relative commune avec les autres marchandises, mais sa valeur s'exprime
relativement dans la série interminable de toutes les autres marchandises. La
forme développée de la valeur relative, ou forme II, nous apparaît ainsi
maintenant comme la forme spécifique dans laquelle l'équivalent général exprime
sa propre valeur.
3. Transition de la forme valeur générale à la forme argent.
La forme équivalent général est une forme de la
valeur en général. Elle peut donc appartenir à n'importe quelle marchandise.
D'un autre côté, une marchandise ne peut se trouver sous cette forme (forme
III) que parce qu'elle est exclue elle-même par toutes les autres marchandises
comme équivalent. Ce n'est qu'à partir du moment où ce caractère exclusif vient
s'attacher à un genre spécial de marchandise, que la forme valeur relative
prend consistance, se fixe dans un objet unique et acquiert une authenticité
sociale.
La marchandise spéciale avec la forme naturelle de
laquelle la forme équivalent s'identifie peu à peu dans la société devient
marchandise monnaie ou fonctionne comme monnaie. Sa fonction sociale
spécifique, et conséquemment son monopole social, est de jouer le rôle de
l'équivalent universel dans le monde des marchandises. Parmi les marchandises
qui, dans la forme II, figurent comme équivalents particuliers de la toile et
qui, sous la forme III, expriment, ensemble dans la toile leur valeur relative,
c'est l'or qui a conquis historiquement ce privilège. Mettons donc dans la
forme III la marchandise or à la place de la marchandise toile, et nous
obtenons :
D. Forme monnaie ou argent (26)
20 mètres de toile = |
ý |
2 onces d'or |
1 habit = |
||
10 livres de thé = |
||
40 livres de café = |
||
2 onces d'or = |
||
1/2 tonne de fer = |
||
x marchandise A = |
||
etc. = |
Des changements essentiels ont lieu dans la
transition de la forme I à la forme II, et de la forme II à la forme III. La
forme IV, au contraire, ne diffère en rien de la forme III, si ce n'est que
maintenant c'est l'or qui possède à la place de la toile la forme équivalent
général. Le progrès consiste tout simplement en ce que la forme
d'échangeabilité immédiate et universelle, ou la forme d'équivalent général,
s'est incorporée définitivement dans la forme naturelle et spécifique de l'or.
L'or ne joue le rôle de monnaie vis-à-vis des autres
marchandises que parce qu'il jouait déjà auparavant vis-à-vis d'elles le rôle
de marchandise. De même qu'elles toutes, il fonctionnait aussi comme
équivalent, soit accidentellement dans des échanges isolés, soit comme
équivalent particulier à côte d'autres équivalents. Peu à peu il fonctionna
dans des limites plus ou moins larges comme équivalent général. Dès qu'il a
conquis le monopole de cette position dans l'expression de la valeur du monde
marchand, il devient marchandise monnaie, et c'est seulement à partir du moment
où il est déjà devenu marchandise monnaie que la forme IV se distingue de la
forme III, ou que la forme générale de valeur se métamorphose en forme monnaie
ou argent.
L'expression de valeur relative simple d'une
marchandise, de la toile, par exemple, dans la marchandise qui fonctionne déjà
comme monnaie, par exemple, l'or, est forme prix. La forme prix de la toile est
donc :
20 mètres de toile = 2 onces d'or,
ou, si 2 livres sterling sont le nom de monnaie de 2
onces d'or,
20 mètres de toile = 2 livres sterling.
La difficulté dans le concept de la forme argent, c'est
tout simplement de bien saisir la forme équivalent général, c'est-à-dire la
forme valeur générale, la forme III. Celle-ci se résout dans la forme valeur
développée, la forme II, et l'élément constituant de cette dernière est la
forme I :
20 mètres de toile = 1 habit, ou x
marchandise A = y marchandise B.
La forme simple de la marchandise est par conséquent
le germe de la forme argent (27).
IV. — Le caractère fétiche de la marchandise et son secret.
Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque
chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au
contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques
et d'arguties théologiques. En tant que valeur d'usage, il n'y a en elle rien
de mystérieux, soit qu'elle satisfasse les besoins de l'homme par ses
propriétés, soit que ses propriétés soient produites par le travail humain. Il
est évident que l'activité de l'homme transforme les matières fournies par la
nature de façon à les rendre utiles. La forme du bois, par exemple, est
changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose
ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme
marchandise, c'est une tout autre, affaire. A la fois saisissable et
insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se
dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et
se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser (28).
Le caractère mystique de la marchandise ne provient
donc pas de sa valeur d'usage. Il ne provient pas davantage des caractères qui
déterminent la valeur. D'abord, en effet, si variés que puissent être les
travaux utiles ou les activités productives, c'est une vérité physiologique
qu'ils sont avant tout des fonctions de l'organisme humain, et que toute
fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est
essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes,
des sens, etc., de l'homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la
quantité de la valeur, c'est-à-dire la durée de cette dépense ou la quantité de
travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visiblement
de sa qualité. Dans tous les états sociaux le temps qu'il faut pour produire
les moyens de consommation a dû intéresser l'homme, quoique inégalement,
suivant les divers degrés de la civilisation (29). Enfin dès que les hommes travaillent d'une manière
quelconque les uns pour les autres, leur travail acquiert aussi une forme
sociale.
D'où provient donc le caractère énigmatique du
produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise ? Evidemment de
cette forme elle-même.
Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert
la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels
par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du
travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les
caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social
des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en
marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens,
ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le
nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf
lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en dehors de
l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est réellement
projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l'œil ; c'est un rapport
physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de
valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature
physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui
revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles.
Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région
nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect
d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les
hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans
le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux
produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises,
fétichisme inséparable de ce mode de production.
En général, des objets d'utilité ne deviennent des
marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés
indépendamment les uns des autres. L'ensemble de ces travaux privés forme le
travail social, Comme les producteurs n'entrent socialement en contact que par
l'échange de leurs produits, ce n'est que dans les limites de cet échange que
s'affirment d'abord les caractères sociaux de leurs travaux privés. Ou bien les
travaux privés ne se manifestent en réalité comme divisions du travail social
que par les rapports que l'échange établit entre les produits du travail et indirectement
entre les producteurs. Il en résulte que pour ces derniers les rapports de
leurs travaux privés apparaissent ce qu'ils sont, c'est-à-dire non des rapports
sociaux immédiats des personnes dans leurs travaux mêmes, mais bien plutôt des
rapports sociaux entre les choses.
C'est seulement dans leur échange que les produits du
travail acquièrent comme valeurs une existence sociale identique et uniforme,
distincte de leur existence matérielle et multiforme comme objets d'utilité.
Cette scission du produit du travail en objet utile et en objet de valeur
s'élargit dans la pratique dès que l'échange a acquis assez d'étendue et
d'importance pour que des objets utiles soient produits en vue de l'échange, de
sorte que le caractère de valeur de ces objets est déjà pris en considération
dans leur production même. A partir de ce moment, les travaux privés des
producteurs acquièrent en fait un double caractère social. D'un côté, ils
doivent être travail utile, satisfaire des besoins sociaux, et, s'affirmer ainsi
comme parties intégrantes du travail général, d'un système de division sociale
du travail qui se forme spontanément ; de l'autre côté, ils ne satisfont les
besoins divers des producteurs eux-mêmes, que parce que chaque espèce de
travail privé utile est échangeable avec toutes les autres espèces de travail
privé utile, c'est-à-dire est réputé leur égal. L'égalité de travaux qui
diffèrent toto coelo [complètement] les uns des autres ne peut consister
que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur
caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et
c'est l'échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns
des autres sur un pied d'égalité les produits des travaux les plus divers.
Le double caractère social des travaux privés ne se
réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le
commerce pratique, l'échange des produits. Lorsque les producteurs mettent en
présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce
n'est pas qu'ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un
travail humain identique ; tout au contraire : en réputant égaux dans l'échange
leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents
travaux sont égaux. Ils le font sans le savoir (30). La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce
qu'elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe.
Ce n'est qu'avec le temps que l'homme cherche à déchiffrer le sens de
l'hiéroglyphe à pénétrer les secrets de l'œuvre sociale à laquelle il
contribue, et la transformation des objets utiles en valeurs est un produit de
la société, tout aussi bien que le langage.
La découverte scientifique faite plus tard que les
produits du travail, en tant que valeurs, sont l'expression pure et simple du
travail humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l'histoire
du développement de l'humanité mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait
apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des
produits eux-mêmes. Ce qui n'est vrai que pour cette forme de production
particulière, la production marchande, à savoir : que le caractère social des
travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et que
ce caractère social spécifique revêt ne forme objective, la forme valeur des
produits du travail, ce fait, pour l'homme engrené dans les rouages et les
rapports de la production des marchandises, parait, après. comme avant la
découverte de la nature de la valeur, tout aussi invariable et d'un ordre tout
aussi naturel que la forme gazeuse de l'air qui est restée la même après comme
avant la découverte de ses éléments chimiques.
Ce qui intéresse tout d'abord pratiquement les
échangistes, c'est de savoir combien ils obtiendront en échange de leurs
produits, c'est-à-dire la proportion dans laquelle les produits s'échangent
entre eux. Dès que cette proportion a acquis une certaine fixité habituelle,
elle leur parait provenir de la nature même des produits du travail. Il semble
qu'il réside dans ces choses une propriété de s'échanger en proportions
déterminées comme les substances chimiques se combinent en proportions fixes.
Le caractère de valeur des produits du travail ne
ressort en fait que lorsqu'ils se déterminent comme quantités de valeur. Ces
dernières changent sans cesse, indépendamment de la volonté et des prévisions
des producteurs, aux yeux desquels leur propre mouvement social prend ainsi la
forme d'un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu'ils
puissent le diriger. Il faut que la production marchande se soit complètement
développée avant que de l'expérience même se dégage cette vérité scientifique :
que les travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu'ils
s'entrelacent comme ramifications du système social et spontané de la division
du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle. Et
comment ? Parce que dans les rapports d'échange accidentels et toujours
variables de leurs produits, le temps de travail social nécessaire à leur
production l'emporte de haute lutte comme loi naturelle régulatrice, de même
que la loi de la pesanteur se fait sentir à n'importe qui lorsque sa maison
s'écroule sur sa tête (31) . La
détermination de la quantité de valeur par la durée de travail est donc un
secret caché sous le mouvement apparent des valeurs des marchandises ; mais sa solution,
tout en montrant que la quantité de valeur ne se détermine pas au hasard, comme
il semblerait, ne fait pas pour cela disparaître la forme qui représente cette
quantité comme un rapport de grandeur entre les choses, entre les produits
eux-mêmes du travail.
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et,
par conséquent, leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée
au mouvement réel. Elle commence, après coup, avec des données déjà tout
établies, avec les résultats du développement. Les formes qui impriment aux
produits du travail le cachet de marchandises et qui, par conséquent, président
déjà à leur circulation possèdent aussi déjà la fixité de formes naturelles de
la vie sociale, avant que les hommes cherchent à se rendre compte, non du
caractère historique de ces formes qui leur paraissent bien plutôt immuables,
mais de leur sens intime. Ainsi c'est seulement l'analyse du prix des
marchandises qui a conduit à la détermination de leur valeur quantitative, et
c'est seulement l'expression commune des marchandises en argent qui a amené la
fixation de leur caractère valeur. Or, cette forme acquise et fixe du monde des
marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des
travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler.
Quand je dis que du froment, un habit, des bottes se rapportent à la toile
comme à l'incarnation générale du travail humain abstrait, la fausseté et
l'étrangeté de cette expression sautent immédiatement aux yeux. Mais quand les
producteurs de ces marchandises les rapportent, à la toile, à l'or ou à
l'argent, ce qui revient au même, comme à l'équivalent général, les rapports
entre leurs travaux privés et l'ensemble du travail social leur apparaissent
précisément sous cette forme bizarre.
Les catégories de l'économie bourgeoise sont des
formes de l'intellect qui ont une vérité objective, en tant qu'elles reflètent
des rapports sociaux réels, mais ces rapports n'appartiennent qu'à cette époque
historique déterminée, où la production marchande est le mode de production
social. Si donc nous envisageons d'autres formes de production, nous verrons
disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail
dans la période actuelle.
Puisque l'économie politique aime les Robinsonades (32) , visitons d'abord Robinson dans
son île.
Modeste, comme il l'est naturellement, il n'en a pas
moins divers besoins à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux
utiles de genre différent, fabriquer des meubles, par exemple, se faire des
outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser, etc. De ses prières et autres
bagatelles semblables nous n'avons rien à dire, puisque notre Robinson y trouve
son plaisir et considère une activité de cette espèce comme une distraction
fortifiante. Malgré la variété de ses fonctions productives, à sait qu'elles ne
sont que les formes diverses par lesquelles s'affirme le même Robinson,
c'est-à-dire tout simplement des modes divers de travail humain. La nécessité même
le force à partager son temps entre ses occupations différentes. Que l'une
prenne plus, l'autre moins de place dans l'ensemble de ses travaux, cela dépend
de la plus ou moins grande difficulté qu'il a à vaincre pour obtenir l'effet
utile qu'il a en vue. L'expérience lui apprend cela, et notre homme qui a sauvé
du naufrage montre, grand livre, plume et encre, ne tarde pas, en bon Anglais
qu'il est, à mettre en note tous ses actes quotidiens. Son inventaire contient
le détail des objets utiles qu'il possède, des différents modes de travail
exigés par leur production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en
moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les rapports
entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu'il s'est créée lui-même
sont tellement simples et transparents que M. Baudrillart pourrait les
comprendre sans une trop grande tension d'esprit. Et cependant toutes les
déterminations essentielles de la valeur y sont contenues.
Transportons-nous, maintenant de l'île lumineuse de
Robinson dans le sombre moyen âge européen. Au lieu de l'homme indépendant,
nous trouvons ici tout le monde dépendant, serfs et seigneurs, vassaux et
suzerains, laïques et clercs. Cette dépendance personnelle, caractérise aussi
bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres
sphères, de la vie auxquelles elle sert de fondement. Et c'est précisément
parce que la société est basée sur la dépendance personnelle que tous, les
rapports sociaux apparaissent comme des rapports entre les personnes. Les
travaux divers et leurs produits n'ont en conséquence pas besoin de prendre une
figure fantastique distincte de leur réalité. Ils se présentent comme services,
prestations et livraisons en nature. La forme naturelle du travail, sa
particularité — et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la
production marchande — en est aussi la forme sociale. La corvée est tout aussi
bien mesurée par le temps que le travail qui produit des marchandises ; mais
chaque corvéable sait fort bien, sans recourir à un Adam Smith, que c'est une
quantité déterminée de sa force de travail personnelle qu'il dépense au service
de son maître. La dîme à fournir au prêtre est plus claire que la bénédiction
du prêtre. De quelque manière donc qu'on juge les masques que portent les
hommes dans cette société, les rapports sociaux des personnes dans leurs
travaux respectifs s'affirment nettement comme leurs propres rapports
personnels, au lieu de se déguiser en rapports sociaux des choses, des produits
du travail.
Pour rencontrer le travail commun, c'est-à-dire
l'association immédiate, nous n'avons pas besoin de remonter à sa forme
naturelle primitive, telle qu'elle nous apparaît au seuil de l'histoire de tous
les peuples civilisés (33) . Nous en
avons un exemple tout près de nous dans l'industrie rustique et patriarcale
d'une famille de paysans qui produit pour ses propres besoins bétail, blé,
toile, lin, vêtements, etc. Ces divers objets se présentent à la famille comme
les produits divers de son travail et non comme des marchandises qui
s'échangent réciproquement. Les différents travaux d'où dérivent ces produits,
agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements, etc., possèdent
de prime abord la forme de fonctions sociales, parce qu'ils sont des fonctions
de la famille qui a sa division de travail tout aussi bien que la production
marchande. Les conditions naturelles variant avec le changement des saisons,
ainsi que les différences d'âge et de sexe, règlent dans la famille la
distribution du travail et sa durée pour chacun. La mesure de la dépense des
forces individuelles par le temps de travail apparaît ici directement comme
caractère social des travaux eux-mêmes, parce que les forces de travail
individuelles ne fonctionnent que comme organes de la force commune de la
famille.
Représentons-nous enfin une réunion d'hommes libres
travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d'après un
plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même
force de travail social. Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se
reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de
Robinson étaient son produit personnel et exclusif, et, conséquemment, objets
d'utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un
produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste
sociale ; mais l'autre partie est consommée et, par conséquent, doit se
répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l'organisme
producteur de la société et le degré de développement historique des
travailleurs. Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la
production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison
son temps de travail. Le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D'un
côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses
fonctions aux divers besoins ; de l'autre, il mesure la part individuelle de
chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui
revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les
rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en
proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien
que dans la distribution.
Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel.
Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise
et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs
consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des
choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail
humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de
l'homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme,
etc., le complément religieux le plus convenable. Dans les modes de production
de la vieille Asie, de l'antiquité en général, la transformation du produit en
marchandise ne joue qu'un rôle subalterne, qui cependant acquiert plus
d'importance à mesure que les communautés approchent de leur dissolution. Des
peuples marchands proprement dits n'existent que dans les intervalles du monde
antique, à la façon des dieux d'Epicure, ou comme les Juifs dans les pores de
la société polonaise. Ces vieux organismes sociaux sont, sous le rapport de la
production, infiniment plus simples et plus transparents que la société
bourgeoise ; mais ils ont pour base l'immaturité de l'homme individuel — dont
l'histoire n'a pas encore coupé, pour ainsi dire, le cordon ombilical qui
l'unit à la communauté naturelle d'une tribu primitive — ou des conditions de
despotisme et d'esclavage. Le degré inférieur de développement des forces
productives du travail qui les caractérise, et qui par suite imprègne, tout le
cercle de la vie matérielle, l'étroitesse des rapports des hommes, soit entre
eux, soit avec la nature, se reflète idéalement dans les vieilles religions
nationales. En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître
que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à
l'homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la
nature. La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle
implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile
l'aspect, que le jour où s'y manifestera l'œuvre d'hommes librement associés,
agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais cela
exige dans la société un ensemble de conditions d'existence matérielle qui ne
peuvent être elles-mêmes le produit que d'un long et douloureux développement.
L'économie politique a bien, à est vrai, analysé la
valeur et la grandeur de valeur (34)
, quoique d'une manière très imparfaite. Mais elle ne s'est jamais de mandé
pourquoi le travail se représente dans la valeur, et la mesure du travail par
sa durée dans la grandeur de valeur des produits. Des formes qui manifestent au
premier coup d'œil qu'elles appartiennent à une période sociale dans laquelle
la production et ses rapports régissent l'homme au lieu d'être régis par lui
paraissent à sa conscience bourgeoise une nécessité tout aussi naturelle que le
travail productif lui-même. Rien d'étonnant qu'elle traite les formes de
production sociale qui ont précédé la production bourgeoise, comme les Pères de
l'Eglise traitaient les religions qui avaient précédé le christianisme (35) .
Ce qui fait voir, entre autres choses, l'illusion
produite sur la plupart des économistes par le fétichisme inhérent au monde
marchand ; ou par l'apparence matérielle des attributs sociaux du travail,
c'est leur longue et insipide querelle à propos du rôle de la nature dans la
création de la valeur d'échange. Cette valeur n'étant pas autre chose qu'une
manière sociale particulière de compter le travail employé dans la production
d'un objet ne peut pas plus contenir d'éléments matériels que le cours du
change, par exemple.
Dans notre société, la forme économique la plus générale
et la plus simple qui s'attache aux produits du travail, la forme marchandise,
est si familière à tout le monde que personne n'y voit malice. Considérons
d'autres formes économiques plus complexes. D'où proviennent, par exemple, les
illusions du système mercantile ? Evidemment du caractère fétiche que la forme
monnaie imprime aux métaux précieux. Et l'économie moderne, qui fait l'esprit
fort et ne se fatigue pas de ressasser ses fades plaisanteries contre le
fétichisme des mercantilistes, est-elle moins la dupe des apparences ? N'est-ce
pas son premier dogme que des choses, des instruments de travail, par exemple,
sont, par nature, capital, et, qu'en voulant les dépouiller de ce caractère
purement social, on commet un crime de lèse-nature ? Enfin, les physiocrates,
si supérieurs à tant d'égards, n'ont-ils pas imaginé que la rente foncière
n'est pas un tribut arraché aux hommes, mais un présent fait par la nature même
aux propriétaires ? Mais n'anticipons pas et contentons-nous encore d'un
exemple à propos de la forme marchandise elle-même.
Les marchandises diraient, si elles pouvaient parler
: Notre valeur d'usage peut bien intéresser l'homme ; pour nous, en tant
qu'objets, nous nous en moquons bien. Ce qui nous regarde c'est notre valeur.
Notre rapport entre nous comme choses de vente et d'achat le prouve. Nous ne
nous envisageons les unes les autres que comme valeurs d'échange. Ne
croirait-on pas que l'économiste emprunte ses paroles à l'âme même de la
marchandise quand il dit : « La valeur (valeur d'échange) est une propriété des
choses, la richesse (valeur d'usage) est une propriété de l'homme. La valeur
dans ce sens suppose nécessairement l'échange, la richesse, non
(36) .» «La richesse (valeur utile) est un attribut de
l'homme ; la valeur, un attribut des marchandises. Un homme ou bien une
communauté est riche, une perle ou un diamant possède de la valeur et la
possède comme telle (37) .»
Jusqu'ici aucun chimiste n'a découvert de valeur d'échange dans une perle ou
dans un diamant. Les économistes qui ont découvert ou inventé des substances
chimiques de ce genre, et qui affichent une . certaine prétention à la
profondeur, trouvent, eux, que la valeur utile des choses leur appartient
indépendamment de leurs propriétés matérielles, tandis que leur valeur leur
appartient en tant que choses. Ce qui les confirme dans cette opinion, c'est
cette circonstance étrange que la valeur utile des choses se réalise pour
l'homme sans échange, c'est-à-dire dans un rapport immédiat entre la chose et
l'homme, tandis que leur valeur, au contraire, ne se réalise que dans
l'échange, c'est-à-dire dans un rapport social. Qui ne se souvient ici du bon
Dogberry, et de la leçon qu'il donne au veilleur de nuit, Seacoal :
« Etre un homme bien fait est un don des
circonstances, mais savoir lire et écrire, cela nous vient de la nature (38). » (To be a well-favoured man
is the gift of fortune ; but to write and read comes by nature.)
Chapitre II : Des échanges
Les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes
au marché ni s'échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos
regards vers leurs gardiens et conducteurs, c'est-à-dire vers leurs possesseurs.
Les marchandises sont des choses et, conséquemment, n'opposent à l'homme aucune
résistance. Si elles manquent de bonne volonté, il peut employer la force, en
d'autres termes s'en emparer (39).
Pour mettre ces choses en rapport les unes avec les autres à titre de
marchandises, leurs gardiens doivent eux-mêmes se mettre en rapport entre eux à
titre de personnes dont la volonté habite dans ces choses mêmes, de telle sorte
que la volonté de l'un est aussi la volonté de l'autre et que chacun
s'approprie la marchandise étrangère en abandonnant la sienne, au moyen d'un
acte volontaire commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme
propriétaires privés. Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat,
légalement développé ou non, n'est que le rapport des volontés dans lequel se
reflète le rapport économique. Son contenu est donné par le rapport économique
lui-même (40) . Les personnes n'ont affaire ici
les unes aux autres qu'autant qu'elles mettent certaines choses en rapport
entre elles comme marchandises. Elles n'existent les unes pour les autres qu'à
titre de représentants de la marchandise qu'elles possèdent. Nous verrons
d'ailleurs dans le cours du développement que les masques divers dont elles
s'affublent suivant les circonstances ne sont que les personnifications des
rapports économiques qu'elles maintiennent les unes vis-à-vis des autres.
Ce qui distingue surtout l'échangiste de sa
marchandise, c'est que pour celle-ci toute autre marchandise n'est qu'une forme
d'apparition de sa propre valeur. Naturellement débauchée et cynique, elle est
toujours sur le point d'échanger son âme et même son corps avec n'importe
quelle autre marchandise, cette dernière fût-elle aussi dépourvue d'attraits
que Maritorne. Ce sens qui lui manque pour apprécier le côté concret de ses
sœurs, l'échangiste le compense et le développe par ses propres sens à lui, au
nombre de cinq et plus. Pour lui, la marchandise n'a aucune valeur utile
immédiate; s'il en était autrement, il ne la mènerait pas au marché. La seule
valeur utile qu'il lui trouve, c'est qu'elle est porte-valeur, utile à d'autres
et, par conséquent, un instrument d'échange (41) . Il veut donc l'aliéner pour d'autres marchandises
dont la valeur d'usage puisse le satisfaire. Toutes les marchandises sont des
non-valeurs d'usage pour ceux qui les possèdent et des valeurs d'usage pour
ceux qui ne les possèdent pas. Aussi faut-il qu'elles passent d'une main dans
l'autre sur toute la ligne. Mais ce changement de mains constitue leur échange,
et leur échange les rapporte les unes aux autres comme valeurs et les réalise
comme valeurs. Il faut donc que les marchandises se manifestent comme valeurs,
avant qu'elles puissent se réaliser comme valeurs d'usage.
D'un autre côté, il faut que leur valeur d'usage soit
constatée avant qu'elles puissent se réaliser comme valeurs ; car le travail
humain dépensé dans leur production ne compte qu'autant qu'il est dépensé sous
une forme utile à d'autres. Or, leur échange seul peut démontrer si ce travail
est utile à d'autres, c'est-à-dire si son produit peut satisfaire des besoins
étrangers.
Chaque possesseur de marchandise ne veut l'aliéner
que contre une autre dont la valeur utile satisfait son besoin. En ce sens,
l'échange n'est pour lui qu'une affaire individuelle. En outre, il veut
réaliser sa marchandise comme valeur dans n'importe quelle marchandise de même
valeur qui lui plaise, sans s'inquiéter si sa propre marchandise a pour le
possesseur de l'autre une valeur utile ou non. Dans ce sens, l'échange est pour
lui un acte social général. Mais le même acte ne peut être simultanément pour
tous les échangistes de marchandises simplement individuel et, en même temps,
simplement social et général.
Considérons la chose de plus près : pour chaque
possesseur de marchandises, toute marchandise étrangère est un équivalent
particulier de la sienne ; sa marchandise est, par conséquent, l'équivalent
général de toutes les autres. Mais comme tous les échangistes se trouvent dans
le même cas, aucune marchandise n'est équivalent général, et la valeur relative
des marchandises ne possède aucune forme générale sous laquelle elles puissent
être comparées comme quantités de valeur. En un mot, elles ne jouent pas les unes
vis-à-vis des autres le rôle de marchandises mais celui de simples produits ou
de valeurs d'usage.
Dans leur embarras, nos échangistes pensent comme
Faust : au commencement était l'action. Aussi ont-ils déjà agi avant d'avoir
pensé, et leur instinct naturel ne fait que confirmer les lois provenant de la
nature des marchandises. Ils ne peuvent comparer leurs articles comme valeurs
et, par conséquent, comme marchandises qu'en les comparant à une autre
marchandise quelconque qui se pose devant eux comme équivalent général. C'est
ce que l'analyse précédente a déjà démontré. Mais cet équivalent général ne
peut être le résultat que d'une action sociale. Une marchandise spéciale est
donc mise à part par un acte commun des autres marchandises et sert à exposer
leurs valeurs réciproques. La forme naturelle de cette marchandise devient
ainsi la forme équivalent socialement valide. Le rôle d'équivalent général est
désormais la fonction sociale spécifique de la marchandise exclue, et elle
devient argent.
« Illi unum consilium habent et virtutem et
potestatem suam bestiæ tradunt. Et ne quis possit emere aut vendere, nisi qui
habet characterem aut nomen bestiæ, aut numerum nominis ejus » (Apocalypse) (42).
L'argent est un cristal qui se forme spontanément
dans les échanges par lesquels les divers produits du travail sont en fait
égalisés entre eux et, par cela même, transformés en marchandises. Le
développement historique de l'échange imprime de plus en plus aux produits du
travail le caractère de marchandises et développe en même temps l'opposition
que recèle leur nature, celle de valeur d'usage et de valeur. Le besoin même du
commerce force à donner un corps à cette antithèse, tend à faire naître une
forme valeur palpable et ne laisse plus ni repos ni trêve jusqu'à ce que cette
forme soit enfin atteinte par le dédoublement de la marchandise en marchandise
et en argent. A mesure donc que s'accomplit la transformation générale des
produits du travail en marchandises, s'accomplit aussi la transformation de la
marchandise en argent (43)
Dans l'échange immédiat des produits, l'expression de
la valeur revêt d'un côté la forme relative simple et de l'autre ne la revêt
pas encore. Cette forme était : x marchandise A = y marchandise
B. La forme de l'échange immédiat est : x objets d'utilité A = y
objets d'utilité B (44). Les
objets A et B ne sont point ici des marchandises avant l'échange, mais le
deviennent seulement par l'échange même. Dès le moment qu'un objet utile
dépasse par son abondance les besoins de son producteur, il cesse d'être valeur
d'usage pour lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur
d'échange. Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l'homme et, par
conséquent, aliénables. Pour que l'aliénation soit réciproque, il faut tout
simplement que des hommes se rapportent les uns aux autres, par une
reconnaissance tacite, comme propriétaires privés de ces choses aliénables et,
par là même, comme personnes indépendantes. Cependant, un tel rapport
d'indépendance réciproque n'existe pas encore pour les membres d'une communauté
primitive, quelle que soit sa forme, famille patriarcale, communauté indienne,
Etat inca comme au Pérou, etc. L'échange des marchandises commence là où les
communautés finissent, à leurs points de contact avec des communautés
étrangères ou avec des membres de ces dernières communautés. Dès que les choses
sont une fois devenues des marchandises dans la vie commune avec l'étranger,
elles le deviennent également par contrecoup dans la vie commune intérieure. La
proportion dans laquelle elles s'échangent est d'abord purement accidentelle,
Elles deviennent échangeables par l'acte volontaire de leurs possesseurs qui se
décident à les aliéner réciproquement. Peu à peu, le besoin d'objets utiles
provenant de l'étranger se fait sentir davantage et se consolide. La répétition
constante de l'échange en fait une affaire sociale régulière, et, avec le cours
du temps, une partie au moins des objets utiles est produite intentionnellement
en vue de l'échange. A partir de cet instant, s'opère d'une manière nette la
séparation entre l'utilité des choses pour les besoins immédiats et leur
utilité pour l'échange à effectuer entre elles, c'est à-dire entre leur valeur
d'usage et leur valeur d'échange. D'un autre côté, la proportion dans laquelle
elles s'échangent commence à se régler par leur production même. L'habitude les
fixe comme quantités de valeur.
Dans l'échange immédiat des produits, chaque
marchandise est moyen d'échange immédiat pour celui qui la possède, mais pour
celui qui ne la possède pas, elle ne devient équivalent que dans le cas où elle
est pour lui une valeur d'usage. L'article d'échange n'acquiert donc encore
aucune forme valeur indépendante de sa propre valeur d'usage ou du besoin
individuel des échangistes. La nécessité de cette forme se développe à mesure
qu'augmentent le nombre et la variété des marchandises qui entrent peu à peu
dans l'échange, et le problème éclôt simultanément avec les moyens de le
résoudre. Des possesseurs de marchandises n'échangent et ne comparent jamais
leurs propres articles avec d'autres articles différents, sans que diverses
marchandises soient échangées et comparées comme valeurs par leurs maîtres
divers avec une seule et même troisième espèce de marchandise. Une telle
troisième marchandise, en devenant équivalent pour diverses autres, acquiert
immédiatement, quoique dans d'étroites limites, la forme équivalent général ou
social. Cette forme générale naît et disparaît avec le contact social passager
qui l'a appelée à la vie, et s'attache rapidement et tour à tour tantôt à une
marchandise, tantôt à l'autre. Dès que l'échange a atteint un certain
développement, elle s'attache exclusivement à une espèce particulière de
marchandise, ou se cristallise sous forme argent. Le hasard décide d'abord sur
quel genre de marchandises elle reste fixée ; on peut dire cependant que cela
dépend en général de deux circonstances décisives. La forme argent adhère ou
bien aux articles d'importation les plus importants qui révèlent en fait les
premiers la valeur d'échange des produits indigènes, ou bien aux objets ou
plutôt à l'objet utile qui forme l'élément principal de la richesse indigène
aliénable, comme le bétail, par exemple. Les peuples nomades développent les
premiers la forme argent parce que tout leur bien et tout leur avoir se trouve
sous forme mobilière, et par conséquent immédiatement aliénable. De plus, leur
genre de vie les met constamment en contact avec des sociétés étrangères, et
les sollicite par cela même à l'échange des produits. Les hommes ont souvent f
ait de l'homme même, dans la figure de l'esclave, la matière primitive de leur
argent ; il n'en a jamais été ainsi du sol. Une telle idée ne pouvait naître
que dans une société bourgeoise déjà développée. Elle date du dernier tiers du
XVIIe siècle ; et sa réalisation n'a été essayée sur une grande échelle, par
toute une nation, qu'un siècle plus tard, dans la révolution de 1789, en
France.
A mesure que l'échange brise ses liens purement locaux,
et que par suite la valeur des marchandises représente de plus en plus le
travail humain en général, la forme argent passe à des marchandises que leur
nature rend aptes à remplir la fonction sociale d'équivalent général,
c'est-à-dire aux métaux précieux.
Que maintenant bien que, « par nature, l'or et
l'argent ne soient pas monnaie, mais [que] la monnaie soit, par nature, or et
argent (45) », c'est ce que montrent l'accord et
l'analogie qui existent entre les propriétés naturelles de ces métaux et les
fonctions de la monnaie (46).
Mais jusqu'ici nous ne connaissons qu'une fonction de la monnaie, celle de
servir comme forme de manifestation de la valeur des marchandises, ou comme
matière dans laquelle les quantités de valeur des marchandises s'expriment
socialement. Or, il n'y a qu'une seule matière qui puisse être une forme propre
à manifester la valeur ou servir d'image concrète du travail humain abstrait et
conséquemment égal, c'est celle dont tous les exemplaires possèdent la même
qualité uniforme. D'un autre côté, comme des valeurs ne diffèrent que par leur
quantité, la marchandise monnaie doit être susceptible de différences purement
quantitatives ; elle doit être divisible à volonté et pouvoir être recomposée
avec la somme de toutes ses parties. Chacun sait que l'or et l'argent possèdent
naturellement toutes ces propriétés.
La valeur d'usage de la marchandise monnaie devient
double. Outre sa valeur d'usage particulière comme marchandise — ainsi l'or,
par exemple, sert de matière première pour articles de luxe, pour boucher les
dents creuses, etc. — elle acquiert une valeur d'usage formelle qui a pour
origine sa fonction sociale spécifique.
Comme toutes les marchandises ne sont que des
équivalents particuliers de l'argent, et que ce dernier est leur équivalent
général, il joue vis-à-vis d'elles le rôle de marchandise universelle, et elles
ne représentent vis-à-vis de lui que des marchandises particulières
(47).
On a vu que la forme argent ou monnaie n'est que le
reflet des rapports de valeur de toute sorte de marchandises dans une seule
espèce de marchandise. Que l'argent lui-même soit marchandise, cela ne peut
donc être une découverte que pour celui qui prend pour point de départ sa forme
tout achevée pour en arriver à son analyse ensuite (48). Le mouvement des échanges donne à la marchandise
qu'il transforme en argent non pas sa valeur, mais sa forme valeur spécifique.
Confondant deux choses aussi disparates, on a été amené à considérer l'argent
et l'or comme des valeurs purement imaginaires (49)Le fait
que l'argent dans certaines de ses fonctions peut être remplacé par de simples
signes de lui-même a fait naître cette autre erreur qu'il n'est qu'un simple
signe.
D'un autre côté, il est vrai, cette erreur faisait
pressentir que, sous l'apparence d'un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité
un rapport social. Dans ce sens, toute marchandise serait un signe, parce
qu'elle n'est valeur que comme enveloppe matérielle du travail humain dépensé
dans sa production (50) . Mais
dès qu'on ne voit plus que de simples signes dans les caractères sociaux que
revêtent les choses, ou dans les caractères matériels que revêtent les
déterminations sociales du travail sur la base d'un mode particulier de
production, on leur prête le sens de fictions conventionnelles, sanctionnées
par le prétendu consentement universel des hommes.
C'était là le mode d'explication en vogue au XVIIIe
siècle ; ne pouvant encore déchiffrer ni l'origine ni le développement des
formes énigmatiques des rapports sociaux, on s'en débarrassait en déclarant qu'elles
étaient d'invention humaine et non pas tombées du ciel.
Nous avons déjà fait la remarque que la forme
équivalent d'une marchandise ne laisse rien savoir sur le montant de sa
quantité de valeur. Si l'on sait que l'or est monnaie, c'est-à-dire échangeable
contre toutes les marchandises, on ne sait point pour cela combien valent par
exemple 10 livres d'or. Comme toute marchandise, l'argent ne peut exprimer sa
propre quantité de valeur que, relativement, dans d'autres marchandises. Sa
valeur propre est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa
production, et s'exprime dans le quantum de toute autre marchandise qui
a exigé un travail de même durée (51).
Cette fixation de sa quantité de valeur relative a lieu à la source même de sa
production dans son premier échange. Dès qu'il entre dans la circulation comme
monnaie, sa valeur est donnée. Déjà dans les dernières années du XVIIe siècle,
on avait bien constaté que la monnaie est marchandise ; l'analyse n'en était
cependant qu'à ses premiers pas. La difficulté ne consiste pas à comprendre que
la monnaie est marchandise, mais à savoir comment et pourquoi une marchandise
devient monnaie (52).
Nous avons déjà vu que dans l'expression de valeur la
plus simple x marchandise A = y marchandise B, l'objet dans
lequel la quantité de valeur d'un autre objet est représentée semble posséder
sa forme équivalent, indépendamment de ce rapport, comme une propriété sociale
qu'il tire de la nature. Nous avons poursuivi cette fausse apparence jusqu'au
moment de sa consolidation. Cette consolidation est accomplie dès que la forme
équivalent général s'est attachée exclusivement à une marchandise particulière
ou s'est cristallisée sous forme argent. Une marchandise ne paraît point
devenir argent parce que les autres marchandises expriment en elle
réciproquement leurs valeurs ; tout au contraire, ces dernières paraissent
exprimer en elle leurs valeurs parce qu'elle est argent. Le mouvement qui a
servi d'intermédiaire s'évanouit dans son propre résultat et ne laisse aucune
trace. Les marchandises trouvent, sans paraître y avoir contribué en rien, leur
propre valeur représentée et fixée dans le corps d'une marchandise qui existe à
côté et en dehors d'elles. Ces simples choses, argent et or, telles qu'elles
sortent des entrailles de la terre, figurent aussitôt comme incarnation
immédiate de tout travail humain. De là la magie de l'argent.
Chapitre III : La monnaie ou la circulation des
marchandises
I.
- Mesure des valeurs
Dans un but de simplification, nous supposons que
l'or est la marchandise qui remplit les fonctions de monnaie.
La première fonction de l'or consiste à fournir à
l'ensemble des marchandises la matière dans laquelle elles expriment leurs
valeurs comme grandeurs de la même dénomination, de qualité égale et
comparables sous le rapport de la quantité. Il fonctionne donc comme mesure
universelle des valeurs. C'est en vertu de cette fonction que l'or, la
marchandise équivalent, devient monnaie.
Ce n'est pas la monnaie qui rend les marchandises
commensurables : au contraire. C'est parce que les marchandises en tant que
valeurs sont du travail matérialisé, et par suite commensurables entre elles,
qu'elles peuvent mesurer toutes ensemble leurs valeurs dans une marchandise
spéciale, et transformer cette dernière en monnaie, c'est-à-dire en faire leur
mesure commune. Mais la mesure des valeurs par la monnaie est la forme que doit
nécessairement revêtir leur mesure immanente, la durée de travail
(53).
L'expression de valeur d'une marchandise en or : x
marchandise A = y marchandise monnaie, est sa forme monnaie ou son prix. Une
équation isolée telle que : 1 tonne de fer = 2 onces d’or, suffit maintenant
pour exposer la valeur du fer d'une manière socialement valide. Une équation de
ce genre n'a plus besoin de figurer comme anneau dans la série des équations de
toutes les autres marchandises, parce que la marchandise équivalent, l'or,
possède déjà le caractère monnaie. La forme générale de la valeur relative des
marchandises a donc maintenant regagné son aspect primitif, sa forme simple.
La marchandise monnaie de son côté n'a point de prix.
Pour qu’elle pût prendre part à cette forme de la valeur relative, qui est
commune à toutes les autres marchandises, il faudrait qu'elle pût se servir à
elle-même d'équivalent. Au contraire la forme où la valeur d'une marchandise
était exprimée dans une série interminable d'équations, devient pour l'argent
la forme exclusive de sa valeur relative. Mais cette série est maintenant déjà
donnée dans les prix des marchandises. Il suffit de lire à rebours la cote d'un
prix courant pour trouver la quantité de valeur de l'argent dans toutes les
marchandises possibles.
Le prix ou la forme monnaie des marchandises est
comme la forme valeur en général distincte de leur corps ou de leur forme
naturelle, quelque chose d'idéal. La valeur du fer, de la toile, du froment,
etc., réside dans ces choses mêmes, quoique invisiblement. Elle est représentée
par leur égalité avec l'or, par un rapport avec ce métal, qui n'existe, pour
ainsi dire, que dans la tête des marchandises. L'échangiste est donc obligé
soit de leur prêter sa propre langue soit de leur attacher des inscriptions sur
du papier pour annoncer leur prix au monde extérieur (54).
L'expression de la valeur des marchandises en or
étant tout simplement idéale, il n'est besoin pour cette opération que d'un or
idéal ou qui n'existe que dans l'imagination.
Il n'y a pas épicier qui ne sache fort bien qu'il est
loin d'avoir fait de l'or avec ses marchandises quand il a donné à leur valeur
la forme prix ou la forme or en imagination, et qu'il n'a pas besoin d'un grain
d'or réel pour estimer en or des millions de valeurs en marchandises. Dans sa
fonction de mesure des valeurs, la monnaie n'est employée que comme monnaie
idéale. Cette circonstance a donné lieu aux théories les plus folles (55). Mais quoique la monnaie en tant
que mesure de valeur ne fonctionne qu'idéalement et que l'or employé dans ce
but ne soit par conséquent que de l'or imaginé, le prix des marchandises n'en
dépend pas moins complètement de la matière de la monnaie. La valeur, c'est-à-dire
le quantum de travail humain qui est contenu, par exemple, dans une
tonne de fer, est exprimée en imagination par le quantum de la
marchandise monnaie qui coûte précisément autant de travail. Suivant que la
mesure de valeur est empruntée à l'or, à l'argent, ou au cuivre, la valeur de
la tonne de fer est exprimée en prix complètement différents les uns des
autres, ou bien est représentée par des quantités différentes de cuivre,
d'argent ou d'or. Si donc deux marchandises différentes, l'or et l'argent, par
exemple, sont employées en même temps comme mesure de valeur, toutes les
marchandises possèdent deux expressions différentes pour leur prix; elles ont
leur prix or et leur prix argent qui courent tranquillement l'un à côté de
l'autre, tant que le rapport de valeur de l'argent à l'or reste immuable, tant
qu'il se maintient, par exemple, dans la proportion de un à quinze. Toute
altération de ce rapport de valeur altère par cela même la proportion qui
existe entre les prix or et les prix argent des marchandises et démontre ainsi
par le fait que la fonction de mesure des valeurs est incompatible avec sa
duplication (56).
Les marchandises dont le prix est déterminé, se
présentent toutes sous la forme : a marchandise A = x or; b marchandise
B = z or; c marchandise C = y or, etc., dans laquelle a,
b, c, sont des quantités déterminées des espèces de marchandises A, B, C; x,
z, y, des quantités d'or déterminées également. En tant que grandeurs de la
même dénomination, ou en tant que quantités différentes d'une même chose, l'or,
elles se comparent et se mesurent entre elles, et ainsi se développe la
nécessité technique de les rapporter à un quantum d'or fixé et déterminé
comme unité de mesure. Cette unité de mesure se développe ensuite elle-même et
devient étalon par sa division en parties aliquotes. Avant de devenir monnaie,
l'or, l'argent, le cuivre possèdent déjà dans leurs mesures de poids des
étalons de ce genre, de telle sorte que la livre, par exemple, sert d'unité de
mesure, unité qui se subdivise ensuite en onces, etc., et s'additionne en
quintaux et ainsi de suite (57).
Dans toute circulation métallique, les noms préexistants de l'étalon de poids
forment ainsi les noms d'origine de l'étalon monnaie.
Comme mesure des valeurs et comme étalon des prix,
l'or remplit deux fonctions entièrement différentes. Il est mesure des valeurs
en tant qu'équivalent général, étalon des prix en tant que poids de métal fixe.
Comme mesure de valeur il sert à transformer les valeurs des marchandises en
prix, en quantités d'or imaginées. Comme étalon des prix il mesure ces
quantités d'or données contre un quantum d'or fixe et subdivisé en
parties aliquotes. Dans la mesure des valeurs, les marchandises expriment leur
valeur propre : l'étalon des prix ne mesure au contraire que des quanta d'or
contre un quantum d'or et non la valeur d'un quantum d'or contre
le poids d'un autre. Pour l'étalon des prix, il faut qu'un poids d'or déterminé
soit fixé comme unité de mesure. Ici comme dans toutes les déterminations de
mesure entre grandeurs de même nom, la fixité de l'unité de mesure est chose
d'absolue nécessité. L'étalon des prix remplit donc sa fonction d'autant mieux
que l'unité de mesure et ses subdivisions sont moins sujettes au changement. De
l'autre côté, l'or ne peut servir de mesure de valeur, que parce qu'il est
lui-même un produit du travail, c'est-à-dire une valeur variable.
Il est d'abord évident qu'un changement dans la
valeur de l'or n'altère en rien sa fonction comme étalon des prix. Quels que
soient les changements de la valeur de l'or, différentes quantités d'or restent
toujours dans le même rapport les unes avec les autres. Que cette valeur tombe
de cent pour cent, douze onces d'or vaudront après comme avant douze fois plus
qu'une once, et dans les prix il ne s'agit que du rapport de diverses quantités
d'or entre elles. Dun autre côté, attendu qu'une once d'or ne change pas le
moins du monde de poids par suite de la hausse ou de la baisse de sa valeur, le
poids de ses parties aliquotes ne change pas davantage; il en résulte que l'or
comme étalon fixe des prix, rend toujours le même service de quelque façon que
sa valeur change.
Le changement de valeur de l'or ne met pas non plus
obstacle à sa fonction comme mesure de valeur. Ce changement atteint toutes les
marchandises à la fois et laisse par conséquent, cœteris paribus, leurs
quantités relatives de valeur réciproquement dans le même état (58).
Dans l'estimation en or des marchandises, on suppose
seulement que la production d'un quantum déterminé d'or coûte, à une époque
donnée, un quantum donné de travail. Quant aux fluctuations des prix des
marchandises, elles sont réglées par les lois de la valeur relative simple
développées plus haut.
Une hausse générale des prix des marchandises exprime
une hausse de leurs valeurs, si la valeur de l'argent reste constante, et une
baisse de la valeur de l'argent si les valeurs des marchandises ne varient pas.
Inversement, une baisse générale des prix des marchandises exprime une baisse
de leurs valeurs si la valeur de l'argent reste constante et une hausse de la
valeur de l'argent si les valeurs des marchandises restent les mêmes. Il ne
s'ensuit pas le moins du monde qu'une hausse de la valeur de l'argent entraîne
une baisse proportionnelle des prix des marchandises et une baisse de la valeur
de l'argent une hausse proportionnelle des prix des marchandises. Cela n'a lieu
que pour des marchandises de valeur immuable. Les marchandises, par exemple,
dont la valeur monte et baisse en même temps et dans la même mesure que la
valeur de l'argent, conservent les mêmes prix. Si la hausse ou la baisse de
leur valeur s'opère plus lentement ou plus rapidement que celles de la valeur
de l'argent, le degré de hausse ou de baisse de leur prix dépend de la
différence entre la fluctuation de leur propre valeur et celle de l'argent,
etc.
Revenons à l'examen de la forme prix.
On va vu que l'étalon en usage pour les poids des
métaux sert aussi avec son nom et ses subdivisions comme étalon des prix.
Certaines circonstances historiques amènent pourtant des modifications; ce sont
notamment :
1. l'introduction
d'argent étranger chez des peuples moins développés, comme lorsque, par
exemple, des monnaies d'or et d'argent circulaient dans l'ancienne Rome comme
marchandises étrangères. Les noms de cette monnaie étrangère diffèrent des noms
de poids indigènes;
2. le
développement de la richesse qui remplace dans sa fonction de mesure des
valeurs le métal le moins précieux par celui qui l'est davantage, le cuivre par
l'argent et ce dernier par l'or, bien que cette succession contredise la
chronologie poétique. Le mot livre était, par exemple, le nom de monnaie
employé pour une véritable livre d'argent. Dès que l'or. remplace l'argent comme
mesure de valeur, le même nom s'attache peut-être à un quinzième de livre d'or
suivant la valeur proportionnelle de l'or et de l'argent. Livre comme nom de
monnaie et livre comme nom ordinaire de poids d'or, sont maintenant distincts (59);
3. la
falsification de l'argent par les rois et roitelets prolongée pendant des
siècles, falsification qui du poids primitif des monnaies d'argent n'a en fait
conservé que le nom (60).
La séparation entre le nom monétaire et le nom
ordinaire des poids de métal est devenue une habitude populaire par suite de
ces évolutions historiques. L'étalon de la monnaie étant d'un côté purement
conventionnel et de l'autre ayant besoin de validité sociale, c'est la loi qui
le règle en dernier lieu. Une partie de poids déterminée du métal précieux, une
once d'or, par exemple, est divisée officiellement en parties aliquotes qui
reçoivent des noms de baptême légaux tels que livre, écu, etc. Une partie aliquote
de ce genre employée alors comme unité de mesure proprement dite, est à son
tour subdivisée en d'autres parties ayant chacune leur nom légal. Shilling,
Penny, etc (61). Après comme avant ce sont des
poids déterminés de métal qui restent étalons de la monnaie métallique. Il n'y
a de changé que la subdivision et la nomenclature.
Les prix ou les quanta d'or, en lesquels sont
transformées idéalement les marchandises, sont maintenant exprimés par les noms
monétaires de l'étalon d'or. Ainsi, au lieu de dire, le quart de froment est
égal à une once d'or, on dirait en Angleterre : il est égal à trois livres
sterling dix-sept shillings dix pence et demi. Les marchandises se disent dans
leurs noms d'argent ce qu'elles valent, et la monnaie sert comme monnaie de
compte toutes les fois qu'il s'agit de fixer une chose comme valeur, et par
conséquent sous forme monnaie (62).
Le nom d'une chose est complètement étranger à sa
nature. Je ne sais rien d'un homme quand je sais qu'il s'appelle Jacques. De
même, dans les noms d'argent: livre, thaler, franc, ducat, etc., disparaît
toute trace du rapport de valeur. L'embarras et la confusion causés par le sens
que l'on croit caché sous ces signes cabalistiques sont d'autant plus grands
que les noms monétaires expriment en même temps la valeur des marchandises et
des parties aliquotes d'un poids d'or (63).
D'un autre côté, il est nécessaire que la valeur, pour se distinguer des corps
variés des marchandises, revête cette forme bizarre, mais purement sociale (64).
Le prix est le nom monétaire du travail réalisé dans
la marchandise. L'équivalence de la marchandise et de la somme d'argent,
exprimée dans son prix, est donc une tautologie (65), comme en général l'expression relative de valeur
d'une marchandise est toujours l'expression de l'équivalence de deux
marchandises. Mais si le prix comme exposant de la grandeur de valeur de la
marchandise est l'exposant de son rapport d'échange avec la monnaie, il ne
s'ensuit pas inversement que l'exposant de son rapport d'échange avec la
monnaie soit nécessairement l'exposant de sa grandeur de valeur. Supposons
qu'un quart de froment se produise dans le même temps de travail que deux onces
d'or, et que deux livres sterling soient le nom de deux onces d'or. Deux livres
sterling sont alors l'expression monnaie de la valeur du quart de froment, ou
son prix. Si maintenant les circonstances permettent d'estimer le quart de
froment à trois livres sterling, ou forcent de l'abaisser à une livre sterling,
dès lors une livre sterling et trois livres sterling sont des expressions qui
diminuent ou exagèrent la valeur du froment, mais elles restent néanmoins ses
prix, car premièrement elles sont sa forme monnaie et secondement elles sont
les exposants de son rapport d'échange avec la monnaie. Les conditions de
production ou la force productive du travail demeurant constantes, la
reproduction du quart de froment exige après comme avant la même dépense en
travail. Cette circonstance ne dépend ni de la volonté du producteur de froment
ni de celle des possesseurs des autres marchandises. La grandeur de valeur
exprime donc un rapport de production, le lien intime qu'il y a entre un article
quelconque et la portion du travail social qu'il faut pour lui donner
naissance. Dès que la valeur se transforme en prix, ce rapport nécessaire
apparaît comme rapport d'échange d'une marchandise usuelle avec la marchandise
monnaie qui existe en dehors d'elle. Mais le rapport d'échange peut exprimer ou
la valeur même de la marchandise, ou le plus ou le moins que son aliénation,
dans des circonstances données, rapporte accidentellement. Il est donc possible
qu'il y ait un écart, une différence quantitative entre le prix d'une
marchandise et sa grandeur de valeur, et cette possibilité gît dans la forme
prix elle-même. C'est une ambiguïté, qui au lieu de constituer un défaut, est
au contraire, une des beautés de cette forme, parce qu'elle l'adapte à un système
de production où la règle ne fait loi que par le jeu aveugle des irrégularités
qui, en moyenne, se compensent, se paralysent et se détruisent mutuellement.
La forme prix n'admet pas seulement la possibilité
d'une divergence quantitative entre le prix et la grandeur de valeur,
c'est-à-dire entre cette dernière et sa propre expression monnaie, mais encore
elle peut cacher une contradiction absolue, de sorte que le prix cesse tout à
fait d'exprimer de la valeur, quoique l'argent ne soit que la forme valeur des
marchandises. Des choses qui, par elles-mêmes, ne sont point des marchandises,
telles que, par exemple, l'honneur, la conscience, etc., peuvent devenir
vénales et acquérir ainsi par le prix qu'on leur donne la forme marchandise.
Une chose peut donc avoir un prix formellement sans avoir une valeur. Le prix
devient ici une expression imaginaire comme certaines grandeurs en
mathématiques. D'un autre côté, la forme prix imaginaire, comme par exemple le
prix du sol non cultivé, qui n'a aucune valeur, parce qu'aucun travail humain
n'est réalisé en lui, peut cependant cacher des rapports de valeur réels,
quoique indirects.
De même que la forme valeur relative en général, le
prix exprime la valeur d'une marchandise, par exemple, d'une tonne de fer, de
cette façon qu'une certaine quantité de l'équivalent, une once d'or, si l'on
veut, est immédiatement échangeable avec le fer, tandis que l'inverse n'a pas
lieu; le fer, de son côté, n'est pas immédiatement échangeable avec l'or.
Dans le prix, c'est-à-dire dans le nom monétaire des
marchandises, leur équivalence avec l'or est anticipée, mais n'est pas encore
un fait accompli. Pour avoir pratiquement l'effet d'une valeur d'échange, la
marchandise doit se débarrasser de son corps naturel et se convertir d'or
simplement imaginé en or réel, bien que cette transsubstantiation puisse lui
coûter plus de peine qu'à « l'Idée » hégélienne son passage de la nécessité à
la liberté, au crabe la rupture de son écaille, au Père de l'église Jérôme, le
dépouillement du vieil Adam (66).
A côté de son apparence réelle, celle de fer, par exemple, la marchandise peut
posséder dans son prix une apparence idéale ou une-apparence d'or imaginé; mais
elle ne peut être en même temps fer réel et or réel. Pour lui donner un prix,
il suffit de la déclarer égale à de l'or purement idéal; mais il faut la
remplacer par de l'or réel, pour qu'elle rende à celui qui la possède le
service d'équivalent général. Si le possesseur du fer, s'adressant au
possesseur d'un élégant article de Paris, lui faisait valoir le prix du fer
sous prétexte qu'il est forme argent, il en recevrait la réponse que saint
Pierre dans le paradis adresse à Dante qui venait de lui réciter les formules
de la foi :
« Assai bene è trascorsa
Desta moneta già la lega
e'l peso,
Ma dimmi se tu l'hai nella tua borsa (67). »
La forme prix renferme en elle-même l'aliénabilité
des marchandises contre la monnaie et la nécessité de cette aliénation. D'autre
part, l'or ne fonctionne comme mesure de valeur idéale que parce qu'il se
trouve déjà sur le marché à titre de marchandise monnaie. Sous son aspect tout
idéal de mesure des valeurs se tient donc déjà aux aguets l'argent réel, les
espèces sonnantes.
a) La
métamorphose des marchandises.
L'échange des marchandises ne peut, comme on l'a vu,
s'effectuer qu'en remplissant des conditions contradictoires, exclusives les
unes des autres. Son développement qui fait apparaître la marchandise comme
chose à double face, valeur d'usage et valeur d'échange, ne fait pas
disparaître ces contradictions, mais crée la forme dans laquelle elles peuvent
se mouvoir. C'est d'ailleurs la seule méthode pour résoudre des contradictions
réelles. C'est par exemple une contradiction qu'un corps tombe constamment sur
un autre et cependant le fuie constamment. L'ellipse est une des formes de
mouvement par lesquelles cette contradiction se réalise et se résout à la fois.
L'échange fait passer les marchandises des mains dans
lesquelles elles sont des non-valeurs d'usage aux mains dans lesquelles elles
servent de valeurs d'usage. Le produit d'un travail utile remplace le produit
d'un autre travail utile. C'est la circulation sociale des matières. Une fois
arrivée au lieu où elle sert de valeur d'usage, la marchandise tombe de la
sphère des échanges dans la sphère de consommation. Mais cette circulation
matérielle ne s'accomplit que par une série de changements de forme ou une
métamorphose de la marchandise que nous avons maintenant à étudier.
Ce côté morphologique du mouvement est un peu
difficile à saisir, puisque tout changement de forme d'une marchandise
s'effectue par l'échange de deux marchandises. Une marchandise dépouille, par
exemple, sa forme usuelle pour revêtir sa forme monnaie. Comment cela
arrive-t-il ? Par son échange avec l'or. Simple échange de deux marchandises,
voilà le fait palpable; mais il faut y regarder de plus près.
L'or occupe un pôle, tous les articles utiles le pôle
opposé.
Des deux côtés, il y a marchandise, unité de valeur
d'usage et de valeur d'échange. Mais cette unité de contraires se représente
inversement aux deux extrêmes. La forme usuelle de la marchandise en est la
forme réelle, tandis que sa valeur d'échange n'est exprimée qu'idéalement, en
or imaginé, par son prix. La forme naturelle, métallique de l'or est au
contraire sa forme d'échangeabilité générale, sa forme valeur, tandis que sa
valeur d'usage n'est exprimée qu'idéalement dans la série des marchandises qui
figurent comme ses équivalents. Or, quand une marchandise s'échange contre de
l'or, elle change du même coup sa forme usuelle en forme valeur. Quand l'or
s'échange contre une marchandise, il change de même sa forme valeur en forme
usuelle.
Après ces remarques préliminaires, transportons-nous
maintenant sur le théâtre de l'action - le marché. Nous y accompagnons un
échangiste quelconque, notre vieille connaissance le tisserand, par exemple. Sa
marchandise, vingt mètres de toile, a un prix déterminé, soit de deux livres
sterling. Il l'échange contre deux livres sterling, et puis, en homme de
vieille roche qu'il est, échange les deux livres sterling contre une bible d'un
prix égal. La toile qui, pour lui, n'est que marchandise, porte-valeur, est
aliénée contre l'or, et cette figure de sa valeur est aliénée de nouveau contre
une autre marchandise, la bible. Mais celle-ci entre dans la maisonnette du
tisserand pour y servir de valeur d'usage et y porter réconfort à des âmes
modestes.
L'échange ne s'accomplit donc pas sans donner lieu à
deux métamorphoses opposées et qui se complètent l'une l'autre transformation
de la marchandise en argent et sa retransformation d'argent en marchandise (68). - Ces deux métamorphoses de la
marchandise présentent à la fois, au point de vue de son possesseur, deux actes
- vente, échange de la marchandise contre l'argent; - achat, échange de
l'argent contre la marchandise - et l'ensemble de ces deux actes: vendre pour acheter.
Ce qui résulte pour le tisserand de cette affaire,
c'est qu'il possède maintenant une bible et non de la toile, à la place de sa
première marchandise une autre d'une valeur égale, mais d'une utilité
différente. Il se procure de la même manière ses autres moyens de subsistance
et de production. De son point de vue, ce mouvement de vente et d'achat ne fait
en dernier lieu que remplacer une marchandise par une autre ou qu'échanger des
produits.
L'échange de la marchandise implique donc les
changements de forme que voici :
Marchandise - Argent - Marchandise
M - A - M
Considéré sous son aspect purement matériel, le
mouvement aboutit à M - M, échange de marchandise contre marchandise,
permutation de matières du travail social. Tel est le résultat dans lequel
vient s'éteindre le phénomène.
Nous aurons maintenant à examiner à part chacune des
deux métamorphoses successives que la marchandise doit traverser.
M. - A. Première métamorphose de la marchandise ou vente. La valeur de la marchandise saute de son propre corps
dans celui de l'or. C'est son saut périlleux. S'il manque, elle ne s'en portera
pas plus mal, mais son possesseur sera frustré. Tout en multipliant ses
besoins, la division sociale du travail a du même coup rétréci sa capacité
productive. C'est précisément pourquoi son produit ne lui sert que de valeur
d'échange ou d'équivalent général. Toutefois, il n'acquiert cette forme qu'en
se convertissant en argent et l'argent se trouve dans la poche d'autrui. Pour
le tirer de là, il faut avant tout que la marchandise soit valeur d'usage pour
l'acheteur, que le travail dépensé en elle l'ait été sous une forme socialement
utile ou qu'il soit légitimé comme branche de la division sociale du travail.
Mais la division du travail crée un organisme de production spontané dont les
fils ont été tissés et se tissent encore à l'insu des producteurs échangistes.
Il se peut que la marchandise provienne d'un nouveau genre de travail destiné à
satisfaire ou même à provoquer des besoins nouveaux. Entrelacé, hier encore,
dans les nombreuses fonctions dont se compose un seul métier, un travail
parcellaire peut aujourd'hui se détacher de cet ensemble, s'isoler et envoyer
au marché son produit partiel à titre de marchandise complète sans que rien
garantisse que les circonstances soient mûres pour ce fractionnement.
Un produit satisfait aujourd'hui un besoin social;
demain, il sera peut-être remplacé en tout ou en partie par un produit rival.
Lors même que le travail, comme celui de notre tisserand, est un membre patenté
de la division sociale du travail, la valeur d'usage de ses vingt mètres de
toile n'est pas pour cela précisément garantie. Si le besoin de toile dans la
société, et ce besoin a sa mesure comme toute autre chose, est déjà rassasié
par des tisserands rivaux, le produit de notre ami devient superflu et
conséquemment inutile. Supposons cependant que la valeur utile de son produit
soit constatée et que l'argent soit attiré par la marchandise. Combien d'argent
? Telle est maintenant la question. Il est vrai que la réponse se trouve déjà
par anticipation dans le prix de la marchandise, l'exposant de sa grandeur de
valeur. Nous faisons abstraction du côté faible du vendeur, de fautes de calcul
plus ou moins intentionnelles, lesquelles sont sans pitié corrigées sur le
marché. Supposons qu'il n'ait dépensé que le temps socialement nécessaire pour
faire son produit. Le prix de sa marchandise n'est donc que le nom monétaire du
quantum de travail qu'exige en moyenne tout article de la même sorte. Mais à
l'insu et sans la permission de notre tisserand, les vieux procédés employés
pour le tissage ont été mis sens dessus-dessous; le temps de travail
socialement nécessaire hier pour la production d'un mètre de toile ne l'est
plus aujourd'hui; comme l'homme aux écus s'empresse de le lui démontrer par le
tarif de ses concurrents. Pour son malheur, il y a beaucoup de tisserands au
monde.
Supposons enfin que chaque morceau de toile qui se
trouve sur le marché n'ait coûté que le temps de travail socialement
nécessaire. Néanmoins, la somme totale de ces morceaux peut représenter du
travail dépensé en pure perte. Si l'estomac du marché ne peut pas absorber
toute la toile au prix normal de deux shillings par mètre, cela prouve qu'une
trop grande partie du travail social a été dépensée sous forme de tissage.
L'effet est le même que si chaque tisserand en particulier avait employé pour
son produit individuel plus que le travail nécessaire socialement. C'est le cas
de dire ici, selon le proverbe allemand : « Pris ensemble, ensemble pendus. »
Toute la toile sur le marché ne constitue qu'un seul article de commerce dont
chaque morceau n'est qu'une partie aliquote.
Comme on le voit, la marchandise aime l'argent, mais
« the course of true love runs never smooth (69) ». L'organisme social de production, dont les
membres disjoints - membra disjecta - naissent de la division du travail, porte
l'empreinte de la spontanéité et du hasard, que l'on considère ou les fonctions
mêmes de ses membres ou leurs rapports de proportionnalité. Aussi nos
échangistes découvrent-ils que la même division du travail, qui fait d'eux des
producteurs privés indépendants, rend la marche de la production sociale, et
les rapports qu'elle crée, complètement indépendants de leurs volontés, de
sorte que l'indépendance des personnes les unes vis-à-vis des autres trouve son
complément obligé en un système de dépendance réciproque, imposée par les
choses.
La division du travail transforme le produit du
travail en marchandise, et nécessite par cela même sa transformation en argent.
Elle rend en même temps la réussite de cette transsubstantiation accidentelle.
Ici cependant nous avons à considérer le phénomène dans son intégrité, et nous
devons donc supposer que sa marche est normale. Du reste, si la marchandise
n'est pas absolument invendable, son changement de forme a toujours lieu quel
que soit son prix de vente.
Ainsi, le phénomène qui, dans l'échange, saute aux
yeux, c'est que marchandise et or, vingt mètres de toile par exemple, et deux
livres sterling, changent de main ou de place. Mais avec quoi s'échange la
marchandise ? Avec sa forme de valeur d'échange ou d'équivalent général. Et
avec quoi l'or ? Avec une forme particulière de sa valeur d'usage.
Pourquoi l'or se présente-t-il comme monnaie à la toile ? Parce que le nom
monétaire de la toile, son prix de deux livres sterling, la rapporte déjà à
l'or en tant que monnaie. La marchandise se dépouille de sa forme primitive en
s'aliénant, c'est-à-dire au moment où sa valeur d'usage attire réellement l'or
qui n'est que représenté dans son prix.
La réalisation du prix ou de la forme valeur
purement idéale de la marchandise est en même temps la réalisation inverse de
la valeur d'usage purement idéale de la monnaie. La transformation de la
marchandise en argent est la transformation simultanée de l'argent en
marchandise. La même et unique transaction est bipolaire; vue de l'un des
pôles, celui du possesseur de marchandise, elle est vente; vue du pôle opposé,
celui du possesseur d'or, elle est achat. Ou bien vente est achat, M.-A.
est en même temps A.-M. (70).
Jusqu'ici nous ne connaissons d'autre rapport
économique entre les hommes que celui d'échangistes, rapport dans lequel ils ne
s'approprient le produit d'un travail étranger qu'en livrant. le leur. Si donc
l'un des échangistes se présente à l'autre comme possesseur de monnaie, il faut
de deux choses l'une : Ou le produit de son travail possède par nature la forme
monnaie, c'est-à-dire que son produit à lui est or, argent, etc., en un mot,
matière de la monnaie; ou sa marchandise a déjà changé de peau, elle a été
vendue, et par cela même elle a dépouillé sa forme primitive. Pour fonctionner
en qualité de monnaie, l'or doit naturellement se présenter sur le marché en un
point quelconque. Il entre dans le marché à la source même de sa production,
c'est-à-dire là où il se troque comme produit immédiat du travail contre un
autre produit de même valeur.
Mais à partir de cet instant, il représente toujours
un prix de marchandise réalisé (71).
Indépendamment du troc de l'or contre des marchandises, à sa source de
production, l'or est entre les mains de chaque producteur-échangiste le produit
d'une vente ou de la première métamorphose de sa marchandise, M.-A.
(72). L'or est devenu monnaie idéale ou mesure des
valeurs, parce que les marchandises exprimaient leurs valeurs en lui et en
faisaient ainsi leur figure valeur imaginée, opposée à leurs formes naturelles
de produits utiles. Il devient monnaie réelle par l'aliénation universelle des
marchandises. Ce mouvement les convertit toutes en or, et fait par cela même de
l'or leur figure métamorphosée, non plus en imagination, mais en réalité. La
dernière trace de leurs formes usuelles et des travaux concrets dont elles
tirent leur origine ayant ainsi disparu, il ne reste plus que des échantillons
uniformes et indistincts du même travail social. A voir une pièce de monnaie on
ne saurait dire quel article a été converti en elle. La monnaie peut donc être
de la boue, quoique la boue ne soit pas monnaie.
Supposons maintenant que les deux pièces d'or contre
lesquelles notre tisserand a aliéné sa marchandise proviennent de la
métamorphose d'un quart de froment. La vente de la toile, M.-A. est en même
temps son achat, A-M En tant que la toile est vendue, cette marchandise
commence un mouvement qui finit par son contraire, l'achat de la bible; en
tant que la toile est achetée, elle finit un mouvement qui a commencé
par son contraire, la vente du froment. M.-A. (toile-argent), cette première
phase de M.-A.-M. (toile-argent-bible), est en même temps A.-M. (argent-toile),
la dernière phase d'un autre mouvement M.-A.-M. (froment-argent-toile). La première
métamorphose d'une marchandise, son passage de la forme marchandise à la
forme argent est toujours seconde métamorphose tout opposée d’une
autre marchandise, son retour de la forme argent à la forme marchandise (73).
A.-M. Métamorphose deuxième et finale. - Achat. L'argent est la marchandise qui a pour caractère
l'aliénabilité absolue, parce qu'il est le produit de l'aliénation universelle
de toutes les autres marchandises. Il lit tous les prix à rebours et se mire
ainsi dans les corps de tous les produits, comme dans la matière qui se donne à
lui pour qu'il devienne valeur d'usage lui-même. En même temps, les prix, qui
sont pour ainsi dire les œillades amoureuses que lui lancent les marchandises,
indiquent la limite de sa faculté de conversion, c'est-à-dire sa propre
quantité. La marchandise disparaissant dans l'acte de sa conversion en argent,
l'argent dont dispose un particulier ne laisse entrevoir ni comment il est
tombé sous sa main ni quelle chose a été transformée en lui. Impossible de
sentir, non olet, d'où il tire son origine. Si d'un côté, il représente
des marchandises vendues, il représente de l'autre des marchandises à acheter (74).
A.-M., l'achat, est en même temps vente, M.-A., la dernière
métamorphose d'une marchandise, la première d'une autre. Pour notre tisserand,
la carrière de sa marchandise se termine à la bible, en laquelle il a converti
ses deux livres sterling. Mais le vendeur de la bible dépense cette somme en
eau-de-vie.
A.-M., la dernière phase de M.-A.-M.
(toile-argent-bible) est en même temps M.-A., la première phase de M.-A.-M.
(bible-argent-eau-de-vie).
La division sociale du travail restreint chaque
producteur-échangiste à la confection d'un article spécial qu'il vend souvent
en gros. De l'autre côté, ses besoins divers et toujours renaissants le forcent
d'employer l'argent ainsi obtenu à des achats plus ou moins nombreux. Une seule
vente devient le point de départ d'achats divers. La métamorphose finale d'une
marchandise forme ainsi une somme de métamorphoses premières d'autres
marchandises.
Examinons maintenant la métamorphose complète,
l'ensemble des deux mouvements M.-A. et A.-M. Ils s'accomplissent par deux
transactions inverses de l'échangiste, la vente et l'achat, qui lui impriment
le double caractère de vendeur et d'acheteur. De même que dans chaque
changement de forme de la marchandise, ses deux formes, marchandise et argent,
existent simultanément, quoique à des pôles opposés, de même dans chaque
transaction de vente et d'achat les deux formes de l'échangiste, vendeur et
acheteur, se font face. De même qu'une marchandise, la toile par exemple, subit
alternativement deux transformations inverses, de marchandise devient argent et
d'argent marchandise, de même son possesseur joue alternativement sur le marché
les rôles de vendeur et d'acheteur. Ces caractères, au lieu d'être des
attributs fixes, passent donc tour à tour d'un échangiste à l'autre.
La métamorphose complète d'une marchandise suppose
dans sa forme la plus simple quatre termes. Marchandise et argent, possesseur
de marchandise et possesseur d'argent, voilà les deux extrêmes qui se font face
deux fois. Cependant un des échangistes intervient d'abord dans son rôle de
vendeur, possesseur de marchandise, et ensuite dans son rôle d'acheteur,
possesseur d'argent. Il n'y a donc que trois persona dramatis (75). Comme terme final de la première
métamorphose, l'argent est en même temps le point de départ de la seconde. De
même, le vendeur du premier acte devient l'acheteur dans le second, où un
troisième possesseur de marchandise se présente à lui comme vendeur.
Les deux mouvements inverses de la métamorphose d'une
marchandise décrivent un cercle : forme marchandise, effacement de cette forme
dans l'argent, retour à la forme marchandise.
Ce cercle commence et finit par la forme marchandise.
Au point de départ, elle s'attache à un produit qui est non-valeur d'usage pour
son possesseur, au point de retour à un autre produit qui lui sert de valeur
d'usage. Remarquons encore que l'argent aussi joue là un double rôle. Dans la
première métamorphose, il se pose en face de la marchandise, comme la figure de
sa valeur qui possède ailleurs, dans la poche d'autrui, une réalité dure et
sonnante. Dès que la marchandise est changée en chrysalide d'argent, l'argent
cesse d'être un cristal solide. Il n'est plus que la forme transitoire de la
marchandise, sa forme équivalente qui doit s'évanouir et se convertir en valeur
d'usage.
Les deux métamorphoses qui constituent le mouvement
circulaire d'une marchandise forment simultanément des métamorphoses
partielles et inverses de deux autres marchandises.
La première métamorphose de la toile, par exemple
(toile-argent), est la seconde et dernière métamorphose du froment
(froment-argent-toile). La dernière métamorphose de la toile (argent-bible) est
la première métamorphose de , bible (bible-argent). Le cercle que forme la
série des métamorphoses de chaque marchandise s'engrène ainsi dans les cercles
que forment les autres. L'ensemble de tous ces cercles constitue la circulation
des marchandises.
La circulation des marchandises se distingue
essentiellement de l'échange immédiat des produits. Pour s'en convaincre, il
suffit de jeter un coup d'oeil sur ce qui s'est passé. Le tisserand a bien
échangé sa toile contre une bible, sa propre marchandise contre une autre; mais
ce phénomène n'est vrai que pour lui. Le vendeur de bibles, qui préfère le
chaud au froid, ne pensait point échanger sa bible contre de la toile; le tisserand
n'a peut-être pas le moindre soupçon que c'était du froment qui s'est échangé
contre sa toile, etc.
La marchandise de B est substituée à la marchandise
de A; mais A et B n'échangent point leurs marchandises réciproquement. Il se
peut bien que A et B achètent l'un de l'autre; mais c'est un cas particulier,
et point du tout un rapport nécessairement donné par les conditions générales
de la circulation. La circulation élargit au contraire la sphère de la
permutation matérielle du travail social, en émancipant les producteurs des
limites locales et individuelles, inséparables de l'échange immédiat de leurs
produits. De l'autre côté, ce développement même donne lieu à un ensemble de
rapports sociaux, indépendants des agents de la circulation, et qui échappent à
leur contrôle. Par exemple, si le tisserand peut vendre sa toile, c'est que le
paysan a vendu du froment; si Pritchard vend sa bible, c'est que le tisserand a
vendu sa toile; le distillateur ne vend son eau brûlée que parce que l'autre a
déjà vendu l'eau de la vie éternelle, et ainsi de suite.
La circulation ne s'éteint pas non plus, comme
l'échange immédiat, dans le changement de place ou de main des produits.
L'argent ne disparaît point, bien qu'il s'élimine à la fin de chaque série de
métamorphoses d'une marchandise. Il se précipite toujours sur le point de la
circulation qui a été évacué par la marchandise. Dans la métamorphose complète
de la toile par exemple, toile-argent-bible, c'est la toile qui sort la
première de la circulation. L'argent la remplace. La bible sort après elle;
l'argent la remplace encore, et ainsi de suite. Or, quand la marchandise d'un
échangiste remplace celle d'un autre, l'argent reste toujours aux doigts d'un
troisième. La circulation sue l'argent par tous les pores.
Rien de plus niais que le dogme d'après lequel la
circulation implique nécessairement l'équilibre des achats et des ventes, vu
que toute vente est achat, et réciproquement. Si cela veut dire que le nombre
des ventes réellement effectuées est égal au même nombre d'achats, ce n'est
qu'une plate tautologie. Mais ce qu'on prétend prouver, c'est que le vendeur
amène au marché son propre acheteur. Vente et achat sont un acte identique comme
rapport réciproque de deux personnes polariquement opposées, du
possesseur de la marchandise et du possesseur de l'argent. Ils forment deux
actes polariquement opposés comme actions de la même personne. L'identité
de vente et d'achat entraîne donc comme conséquence que la marchandise devient inutile,
si, une fois jetée dans la cornue alchimique de la circulation, elle n'en
sort pas argent. Si l'un n'achète pas, l'autre ne peut vendre.
Cette identité suppose de plus que le succès de la transaction forme un point
d'arrêt, un intermède dans la vie de la marchandise, intermède qui peut durer plus
ou moins longtemps. La première métamorphose d'une marchandise étant à la fois
vente et achat, est par cela même séparable de sa métamorphose complémentaire.
L'acheteur a la marchandise, le vendeur a l'argent, c'est-à-dire une
marchandise douée d'une forme qui la rend toujours la bienvenue au marché, à
quelque moment qu'elle y réapparaisse. Personne ne peut vendre sans qu'un autre
achète; mais personne n'a besoin d'acheter immédiatement, parce qu'il a vendu.
La circulation fait sauter les barrières par
lesquelles le temps, l'espace et les relations d'individu à individu
rétrécissent le troc des produits. Mais comment ? Dans le commerce en troc,
personne ne peut aliéner son produit sans que simultanément une autre personne
aliène le sien. L'identité immédiate de ces deux actes, la circulation la
scinde en y introduisant l'antithèse de la vente et de l'achat. Après avoir
vendu, je ne suis forcé d'acheter ni au même lieu, ni au même temps, ni de la
même personne à laquelle j'ai vendu. Il est vrai que l'achat est le complément
obligé de la vente, mais il n'est pas moins vrai que leur unité est l'unité de
contraires. Si la séparation des deux phases complémentaires l'une de l'autre
de la métamorphose des marchandises se prolonge, si la scission entre la vente et
l'achat s'accentue, leur liaison intime s'affirme par une crise. - Les
contradictions que recèle la marchandise, de valeur usuelle et valeur
échangeable, de travail privé qui doit à la fois se représenter comme travail
social, de travail concret qui ne vaut que comme travail abstrait; ces
contradictions immanentes à la nature de la marchandise acquièrent dans la
circulation leurs formes de mouvement. Ces formes impliquent la possibilité,
mais aussi seulement la possibilité des crises. Pour que cette possibilité
devienne réalité, il faut tout un ensemble de circonstances qui, au point de
vue de la circulation simple des marchandises, n'existent pas encore (76).
b) Cours
de la monnaie.
Le mouvement M-A-M, ou la métamorphose complète d'une
marchandise, est circulatoire en ce sens qu'une même valeur, après avoir subi
des changements de forme, revient à sa forme première, celle de marchandise. Sa
forme argent disparaît au contraire dès que le cours de sa circulation est
achevé. Elle n'en a pas encore dépassé la première moitié, tant qu'elle est
retenue sous cette forme d'équivalent par son vendeur. Dès qu'il complète la
vente par l'achat, l'argent lui glisse aussi des mains. Le mouvement imprimé à
l'argent par la circulation des marchandises n'est donc pas circulatoire. Elle
l'éloigne de la main de son possesseur sans jamais l'y ramener. Il est vrai que
si le tisserand, après avoir vendu vingt mètres de toile et puis acheté la
bible, vend de nouveau de la toile, l'argent lui reviendra. Mais il ne
proviendra point de la circulation des vingt premiers mètres de toile. Son
retour exige le renouvellement ou la répétition du même mouvement
circulatoire pour une marchandise nouvelle et se termine par le même résultat
qu'auparavant. Le mouvement que la circulation des marchandises imprime à
l'argent l'éloigne donc constamment de son point de départ, pour le faire
passer sans relâche d'une main à l'autre : c'est ce que l'on a nommé le cours
de la monnaie (currency).
Le cours de la monnaie, c'est la répétition constante
et monotone du même mouvement. La marchandise est toujours du côté du vendeur,
l'argent toujours du côté de l'acheteur, comme moyen d'achat. A ce titre
sa fonction est de réaliser le prix des marchandises. En réalisant leurs prix,
il les fait passer du vendeur à l'acheteur, tandis qu'il passe lui-même de ce
dernier au premier, pour recommencer la même marche avec une autre marchandise.
A première vue ce mouvement unilatéral de la monnaie
ne paraît pas provenir du mouvement bilatéral de la marchandise.
La circulation même engendre l'apparence contraire.
Il est vrai que dans la première métamorphose, le mouvement de la marchandise
est aussi apparent que celui de la monnaie avec laquelle elle change de place,
mais sa deuxième métamorphose se fait sans qu'elle y apparaisse. Quand elle
commence ce mouvement complémentaire de sa circulation, elle a déjà dépouillé
son corps naturel et revêtu sa larve d'or. La continuité du mouvement échoit
ainsi à la monnaie seule. C'est la monnaie qui paraît faire circuler des
marchandises immobiles par elles-mêmes et les transférer de la main où elles
sont des non-valeurs d'usage à la main où elles sont des valeurs d'usage dans
une direction toujours opposée à la sienne propre. Elle éloigne constamment les
marchandises de la sphère de la circulation, en se mettant constamment à leur
place et en abandonnant la sienne. Quoique le mouvement de la monnaie ne soit
que l'expression de la circulation des marchandises, c'est au contraire la
circulation des marchandises qui semble ne résulter que du mouvement de la
monnaie (77).
D'un autre côté la monnaie ne fonctionne comme moyen
de circulation que parce qu'elle est la forme valeur des marchandises réalisée.
Son mouvement n'est donc en fait que leur propre mouvement de forme, lequel par
conséquent doit se refléter et devenir palpable dans le cours de la monnaie.
C'est aussi ce qui arrive. La toile, par exemple, change d'abord sa forme
marchandise en sa forme monnaie. Le dernier terme de sa première métamorphose
(M-A), la forme monnaie, est le premier terme de sa dernière métamorphose, sa
reconversion en marchandise usuelle, en bible (A-M). Mais chacun de ces
changements de forme s'accomplit par un échange entre marchandise et monnaie ou
par leur déplacement réciproque. Les mêmes pièces d'or changent, dans le
premier acte, de place avec la toile et dans le deuxième, avec la bible. Elles
sont déplacées deux fois. La première métamorphose de la toile les fait entrer
dans la poche du tisserand et la deuxième métamorphose les en fait sortir. Les
deux changements de forme inverses, que la même marchandise subit, se reflètent
donc dans le double changement de place, en direction opposée, des mêmes pièces
de monnaie.
Si la marchandise ne passe que par une métamorphose
partielle, par un seul mouvement qui est vente, considéré d'un pôle, et achat,
considéré de l'autre, les mêmes pièces de monnaie ne changent aussi de place
qu'une seule fois. Leur second changement de place exprime toujours la seconde
métamorphose d'une marchandise, le retour qu'elle fait de sa forme monnaie à
une forme usuelle. Dans la répétition fréquente du déplacement des mêmes pièces
de monnaie ne se reflète plus seulement la série de métamorphoses d'une seule
marchandise, mais encore l'engrenage de pareilles métamorphoses les unes dans
les autres (78).
Chaque marchandise, à son premier changement de
forme, à son premier pas dans la circulation, en disparaît pour y être sans
cesse remplacée par d'autres. L'argent, au contraire, en tant que moyen
d'échange, habite toujours la sphère de la circulation et s'y promène sans
cesse. Il s'agit maintenant de savoir quelle est la quantité de monnaie que
cette sphère peut absorber.
Dans un pays il se fait chaque jour simultanément et
à côté les unes des autres des ventes plus ou moins nombreuses ou des
métamorphoses partielles de diverses marchandises. La valeur de ces
marchandises est exprimée par leurs prix, c'est-à-dire en sommes d'or imaginé.
La quantité de monnaie qu'exige la circulation de toutes les marchandises
présentes au marché est donc déterminée par la somme totale de leurs prix. La
monnaie ne fait que représenter réellement cette somme d'or déjà exprimée
idéalement dans la somme des prix des marchandises. L'égalité de ces deux
sommes se comprend donc d'elle-même. Nous savons cependant que si les valeurs
des marchandises restent constantes, leurs prix varient avec la valeur de l'or,
(de la matière monnaie), montant proportionnellement à sa baisse et descendant
proportionnellement à sa hausse. De telles variations dans la somme des prix à
réaliser entraînent nécessairement des changements proportionnels dans la
quantité de la monnaie courante. Ces changements proviennent en dernier lieu de
la monnaie elle-même, mais, bien entendu, non pas en tant qu'elle fonctionne
comme instrument de circulation, mais en tant qu'elle fonctionne comme mesure
de la valeur. Dans de pareils cas il y a d'abord des changements dans la valeur
de la monnaie. Puis le prix des marchandises varie en raison inverse de la
valeur de la monnaie, et enfin la masse de la monnaie courante varie en raison
directe du prix des marchandises.
On a vu que la circulation a une porte par laquelle
l'or (ou toute autre matière monnaie) entre comme marchandise. Avant de
fonctionner comme mesure des valeurs, sa propre valeur est donc déterminée.
Vient-elle maintenant à changer, soit à baisser, on s'en apercevra d'abord à la
source de la production du métal précieux, là où il se troque contre d'autres
marchandises. Leurs prix monteront tandis que beaucoup d'autres marchandises
continueront à être estimées dans la valeur passée et devenue illusoire du
métal-monnaie. Cet état de choses peut durer plus ou moins longtemps selon le
degré de développement du marché universel. Peu à peu cependant une marchandise
doit influer sur l'autre par son rapport de valeur avec elle; les prix or ou
argent des marchandises se mettent graduellement en équilibre avec leurs
valeurs comparatives jusqu'à ce que les valeurs de toutes les marchandises
soient enfin estimées d'après la valeur nouvelle du métal-monnaie. Tout ce
mouvement est accompagné d'une augmentation continue du métal précieux qui
vient remplacer les marchandises troquées contre lui. A mesure donc que le
tarif corrigé des prix des marchandises se généralise et qu'il y a par
conséquent hausse générale des prix, le surcroît de métal qu'exige leur
réalisation, se trouve aussi déjà disponible sur le marché. Une observation
imparfaite des faits qui suivirent la découverte des nouvelles mines d'or et
d'argent, conduisit au XVII° et notamment au XVIII° siècle, à cette conclusion
erronée, que les prix des marchandises s'étaient élevés, parce qu'une plus
grande quantité d'or et d'argent fonctionnait comme instrument de circulation.
Dans les considérations qui suivent, la valeur de l'or est supposée donnée, comme
elle l'est en effet au moment de la fixation des prix.
Cela une fois admis, la masse de l'or circulant sera
donc déterminée par le prix total des marchandises à réaliser. Si le prix de
chaque espèce de marchandise est donné, la somme totale des prix dépendra
évidemment de la masse des marchandises en circulation. On peut comprendre sans
se creuser la tête que si un quart de froment coûte deux livres sterling, cent
quarts coûteront deux cents livres sterling et ainsi de suite, et qu'avec la
masse du froment doit croître la quantité d'or qui, dans la vente, change de
place avec lui.
La masse des marchandises étant donnée, les
fluctuations de leurs prix peuvent réagir sur la masse de la monnaie
circulante. Elle va monter ou baisser selon que la somme totale des prix à
réaliser augmente ou diminue. Il n'est pas nécessaire pour cela que les prix de
toutes les marchandises montent ou baissent simultanément. La hausse ou la
baisse d'un certain nombre d'articles principaux suffit pour influer sur la
somme totale des prix à réaliser. Que le changement de prix des marchandises
reflète des changements de valeur réels ou provienne de simples oscillations du
marché, l'effet produit sur la quantité de la monnaie circulante reste le même.
Soit un certain nombre de ventes sans lien
réciproque, simultanées et par cela même s'effectuant les unes à côté des autres,
ou de métamorphoses partielles, par exemple, d'un quart de froment, vingt
mètres de toile, une bible, quatre fûts d'eau-de-vie. Si chaque article coûte
deux livres sterling, la somme de leurs prix est huit livres sterling et, pour
les réaliser, il faut jeter huit livres sterling dans la circulation. Ces mêmes
marchandises forment-elles au contraire la série de métamorphoses connue : 1
quart de froment - 2 l. st. - 20 mètres de toile - 2 l. st. - 1 bible - 2 l.
st. - 4 fûts d'eau-de-vie - 2 l. st., alors les mêmes deux livres
sterling font circuler dans l'ordre indiqué ces marchandises diverses, en
réalisant successivement leurs prix et s'arrêtent enfin dans la main du
distillateur. Elles accomplissent ainsi quatre tours.
Le déplacement quatre fois répété des deux livres
sterling résulte des métamorphoses complètes, entrelacées les unes dans les
autres, du froment, de la toile et de la bible, qui finissent par la première
métamorphose de l'eau-de-vie (79).
Les mouvements opposés et complémentaires les uns des autres dont se forme une
telle série, ont lieu successivement et non simultanément. Il leur faut plus ou
moins de temps pour s'accomplir. La vitesse du cours de la monnaie se mesure
donc par le nombre de tours des mêmes pièces de monnaie dans un temps donné.
Supposons que la circulation des quatre marchandises dure un jour. La somme des
prix à réaliser est de huit livres sterling, le nombre de tours de chaque pièce
pendant le jour : quatre, la masse de la monnaie circulante : deux
livres sterling et nous aurons donc :
Somme des prix des marchandises divisée par le nombre des tours des
pièces de la même dénomination dans un temps donné = Masse de la
monnaie fonctionnant comme instrument de circulation.
Cette loi est générale. La circulation des
marchandises dans un pays, pour un temps donné, renferme bien des ventes
isolées (ou des achats), c'est-à-dire des métamorphoses partielles et
simultanées où la monnaie ne change qu'une fois de place ou ne fait qu'un seul
tour. D'un autre côté, il y a des séries de métamorphoses plus ou moins
ramifiées, s'accomplissant côte à côte ou s'entrelaçant les unes dans les
autres où les mêmes pièces de monnaie font des tours plus ou moins nombreux.
Les pièces particulières dont se compose la somme totale de la monnaie en
circulation fonctionnent donc à des degrés d'activité très divers, mais le
total des pièces de chaque dénomination réalise, pendant une période donnée,
une certaine somme de prix. Il s'établit donc une vitesse moyenne du cours de
la monnaie.
La masse d'argent qui, par exemple, est jetée dans la
circulation à un moment donné est naturellement déterminée par le prix total
des marchandises vendues à côté les unes des autres. Mais dans le courant même
de la circulation chaque pièce de monnaie est rendue, pour ainsi dire,
responsable pour sa voisine. Si l'une active la rapidité de sa course, l'autre
la ralentit, ou bien est rejetée complètement de la sphère de la circulation,
attendu que celle-ci ne peut absorber qu'une masse d'or qui, multipliée par le
nombre moyen de ses tours, est égale à la somme des prix à réaliser. Si les
tours de la monnaie augmentent, sa masse diminue; si ses tours diminuent, sa
masse augmente. La vitesse moyenne de la monnaie étant donnée, la masse qui
peut fonctionner comme instrument de la circulation se trouve déterminée
également. Il suffira donc, par exemple, de jeter dans la circulation un
certain nombre de billets de banque d'une livre pour en faire sortir autant de
livres sterling en or, - truc bien connu par toutes les banques.
De même que le cours de la monnaie en général reçoit
son impulsion et sa direction de la circulation des marchandises, de même la
rapidité de son mouvement ne reflète que la rapidité de leurs changements de
forme, la rentrée continuelle des séries de métamorphoses les unes dans les
autres, la disparition subite des marchandises de la circulation et leur
remplacement aussi subit par des marchandises nouvelles. Dans le cours accéléré
de la monnaie apparaît ainsi l'unité fluide des phases opposées et
complémentaires, transformation de l'aspect usage des marchandises en leur
aspect valeur et retransformation de leur aspect valeur en leur aspect usage,
ou l'unité de la vente et de l'achat comme deux actes alternativement exécutés
par les mêmes échangistes. Inversement, le ralentissement du cours de la
monnaie fait apparaître la séparation de ces phénomènes et leur tendance
à s'isoler en opposition l'un de l'autre, l'interruption des changements de
forme et conséquemment des permutations de matières. La circulation
naturellement ne laisse pas voir d'où provient cette interruption; elle ne
montre que le phénomène. Quant au vulgaire qui, à mesure que la circulation de
la monnaie se ralentit, voit l'argent se montrer et disparaître moins fréquemment
sur tous les points de la périphérie de la circulation, il est porté à chercher
l'explication du phénomène dans l'insuffisante quantité du métal circulant (80).
Le quantum total de l'argent qui fonctionne comme
instrument de circulation dans une période donnée est donc déterminé d'un côté
par la somme tics prix de toutes les marchandises circulantes, de
l'autre par la vitesse relative de leurs métamorphoses. Mais le prix total des
marchandises dépend et de la masse et des prix de chaque espèce de
marchandise. Ces trois facteurs : mouvement des prix, niasse des
marchandises circulantes et enfin vitesse du cours tic la monnaie, peuvent
changer dans des proportions diverses et dans une direction différente; la somme
des prix à réaliser et par conséquent la masse des moyens de
circulation qu'elle exige, peuvent donc également subir des combinaisons
nombreuses dont nous ne mentionnerons ici que les plus importantes dans
l'histoire des prix.
Les prix restant les mêmes, la masse des moyens de circulation
peut augmenter, soit que la masse des marchandises circulantes augmente, soit
que la vitesse du cours de la monnaie diminue ou que ces deux circonstances
agissent ensemble. Inversement la masse des moyens de circulation peut diminuer
si la masse des marchandises diminue ou si la monnaie accélère son cours.
Les prix des marchandises subissant une hausse
générale, la masse des
moyens de circulation peut rester la même, si la masse des marchandises
circulantes diminue dans la même proportion que leur prix s'élève, ou si la
vitesse du cours de la monnaie augmente aussi rapidement que la hausse des
prix, tandis que la masse des marchandises en circulation reste la même' La
masse des moyens de circulation peut décroître, soit que la masse des
marchandises décroisse, soit que la vitesse du cours de l'argent croisse plus
rapidement que leurs prix.
Les prix des marchandises subissant une baisse
générale, la masse des
moyens de circulation peut rester la même, si la masse des marchandises croît dans
la même proportion que leurs prix baissent ou si la vitesse du cours de
l'argent diminue dans la même proportion que les prix. Elle peut augmenter si
la masse des marchandises croît plus vite, ou si la rapidité de la circulation
diminue plus promptement que les prix ne baissent.
Les variations des différents facteurs peuvent se
compenser réciproquement, de telle sorte que malgré leurs oscillations
perpétuelles la somme totale des prix à réaliser reste constante et par
conséquent aussi la masse de la monnaie courante. En effet, si on considère des
périodes d'une certaine durée, on trouve les déviations du niveau moyen bien
moindres qu'on s'y attendrait à première vue, à part toutefois de fortes
perturbations périodiques qui proviennent presque toujours de crises
industrielles et commerciales, et exceptionnellement d'une variation dans la
valeur même des métaux précieux.
Cette loi, que la quantité des moyens de circulation
est déterminée par la somme des prix des marchandises circulantes et par la
vitesse moyenne du cours de la monnaie (81),
revient à ceci : étant donné et la somme de valeur des marchandises et la
vitesse moyenne de leurs métamorphoses, la quantité du métal précieux en
circulation dépend de sa propre valeur. L'illusion d'après laquelle les prix
des marchandises sont au contraire déterminés par la masse des moyens de
circulation et cette masse par l'abondance des métaux précieux dans un pays (82), repose originellement sur l'hypothèse
absurde que les marchandises et l'argent entrent dans la
circulation, les unes sans prix, l'autre sans valeur, et qu'une partie aliquote
du tas des marchandises s'y échange ensuite contre la même partie aliquote de
la montagne de métal (83).
c) Le
signe de valeur.
Le numéraire tire son origine de la fonction que la
monnaie remplit comme instrument de circulation. Les poids d'or, par exemple,
exprimés selon l'étalon officiel dans les prix où les noms monétaires des marchandises,
doivent leur faire face sur le marché comme espèces d'or de la même
dénomination ou comme numéraire. De même que l'établissement de l'étalon des
prix, le monnayage est une besogne qui incombe à l'Etat. Les divers uniformes
nationaux que l'or et l'argent revêtent, en tant que numéraire, mais dont ils
se dépouillent sur le marché du monde, marquent bien la séparation entre les
sphères intérieures ou nationales et la sphère générale de la circulation des
marchandises.
L'or monnayé et l'or en barre ne se distinguent de
prime abord que par la figure, et l'or peut toujours passer d'une de ces formes
à l'autre (84). Cependant en sortant de la
Monnaie le numéraire se trouve déjà sur la voie du creuset. Les monnaies d'or
ou d'argent s'usent dans leurs cours, les unes plus, les autres moins. A chaque
pas qu'une guinée, par exemple, fait dans sa route, elle perd quelque chose de
son poids tout en conservant sa dénomination. Le titre et la matière, la
substance métallique et le nom monétaire commencent ainsi à se séparer. Des
espèces de même nom deviennent de valeur inégale, n'étant plus de même poids.
Le poids d'or indiqué par l'étalon des prix ne se trouve plus dans l'or qui
circule, lequel cesse par cela même d'être l'équivalent réel des marchandises
dont il doit réaliser les prix. L'histoire des monnaies au moyen âge et dans
les temps modernes jusqu'au XVIII° siècle n'est guère que l'histoire de cet
embrouillement. La tendance naturelle de la circulation à transformer les
espèces d'or en un semblant d'or, ou le numéraire en symbole de son poids
métallique officiel, est reconnue par les lois les plus récentes sur le degré
de perte de métal qui met les espèces hors de cours ou les démonétise.
Le cours de la monnaie, en opérant une scission entre
le contenu réel et le contenu nominal, entre l'existence métallique et
l'existence fonctionnelle des espèces, implique déjà, sous forme latente, la
possibilité de les remplacer dans leur fonction de numéraire par des jetons de
billon, etc. Les difficultés techniques du monnayage de parties de poids d'or
ou d'argent tout à fait diminutives, et cette circonstance que des métaux
inférieurs servent de mesure de valeur et circulent comme monnaie jusqu'au
moment où le métal précieux vient les détrôner, expliquent historiquement leur
rôle de monnaie symbolique. Ils tiennent lieu de l'or monnayé dans les sphères
de la circulation où le roulement du numéraire est le plus rapide, c'est-à-dire
où les ventes et les achats se renouvellent incessamment sur la plus petite
échelle. Pour empêcher ces satellites de s'établir à la place de l'or, les
proportions dans lesquelles ils doivent être acceptés en payement sont
déterminées par des lois. Les cercles particuliers que parcourent les diverses
sortes de monnaie s'entrecroisent naturellement. Là monnaie d'appoint, par
exemple, apparaît pour payer des fractions d'espèces d'or; l'or entre
constamment dans la circulation de détail, mais il en est constamment chassé
par la monnaie d'appoint échangée contre lui (85).
La substance métallique des jetons d'argent ou de
cuivre est déterminée arbitrairement par la loi. Dans leur cours ils s'usent
encore plus rapidement que les pièces d'or. Leur fonction devient donc par le
fait complètement indépendante de leur poids, c'est-à-dire de toute valeur.
Néanmoins, et c'est le point important, ils
continuent de fonctionner comme remplaçants des espèces d'or. La fonction
numéraire de l'or entièrement détachée de sa valeur métallique est donc un
phénomène produit par les frottements de sa circulation même. Il peut donc être
remplacé dans cette fonction par des choses relativement sans valeur aucune,
telles que des billets de papier. Si dans les jetons métalliques le caractère
purement symbolique est dissimulé jusqu'à un certain point, il se manifeste
sans équivoque dans le papier-monnaie. Comme on le voit, ce n'est que le
premier pas qui coûte.
Il ne s'agit ici que de papier-monnaie d'Etat avec
cours forcé. Il naît spontanément de la circulation métallique. La monnaie
de crédit, au contraire, suppose un ensemble de conditions qui, du point de
vue de la circulation simple des marchandises, nous sont encore inconnues.
Remarquons en passant que si le papier-monnaie proprement dit provient de la
fonction de l'argent comme moyen de circulation, la monnaie de crédit a
sa racine naturelle dans la fonction de l'argent comme moyen de payement (86).
L'Etat jette dans la circulation des billets de
papier sur lesquels sont inscrits des dénominations de numéraire tels que une
livre sterling, cinq livres sterling, etc. En tant que ces billets circulent
réellement à la place du poids d'or de la même dénomination, leur mouvement ne
fait que refléter les lois du cours de la monnaie réelle. Une loi spéciale de
la circulation du papier ne peut résulter que de son rôle de représentant de
l'or ou de l'argent, et cette loi est très simple; elle consiste en ce que
l'émission du papier-monnaie doit être proportionnée à la quantité d'or (ou
d'argent) dont il est le symbole et qui devrait réellement circuler. La
quantité d'or que la circulation peut absorber oscille bien constamment
au-dessus ou au-dessous d'un certain niveau moyen; cependant elle ne tombe
jamais au-dessous d'un minimum que l'expérience fait connaître en chaque
pays. Que cette masse minima renouvelle sans cesse ses parties
intégrantes, c'est-à-dire qu'il y ait un va-et-vient des espèces particulières
qui y entrent et en sortent, cela ne change naturellement rien ni à ses
proportions ni à son roulement continu dans l'enceinte de la circulation. Rien
n'empêche donc de la remplacer par des symboles de papier. Si au contraire les
canaux de la circulation se remplissent de papier-monnaie jusqu'à la limite de
leur faculté d'absorption pour le métal précieux, alors la moindre oscillation
dans le prix des marchandises pourra les faire déborder. Toute mesure est dès
lors perdue.
Abstraction faite d'un discrédit général, supposons
que le papier-monnaie dépasse sa proportion légitime. Après comme avant, il ne
représentera dans la circulation des marchandises que le quantum d'or
qu'elle exige selon ses lois immanentes et qui, par conséquent, est seul
représentable. Si, par exemple, la masse totale du papier est le double de ce
qu'elle devrait être, un billet d'une livre sterling, qui représentait un quart
d'once d'or, n'en représentera plus que un huitième. L'effet est le même que si
l'or, dans sa fonction d'étalon de prix, avait été altéré.
Le papier-monnaie est signe d'or ou signe de monnaie.
Le rapport qui existe entre lui et les marchandises consiste tout simplement en
ceci, que les mêmes quantités d'or qui sont exprimées idéalement dans leurs
prix sont représentées symboliquement par lui. Le papier-monnaie n'est donc
signe de valeur qu'autant qu'il représente des quantités d'or qui, comme toutes
les autres quantités de marchandises, sont aussi des quantités de valeur (87).
On demandera peut-être pourquoi l'or peut être remplacé
par des choses sans valeur, par de simples signes. Mais il n'est ainsi
remplaçable qu'autant qu'il fonctionne exclusivement comme numéraire ou
instrument de circulation. Le caractère exclusif de cette fonction ne se
réalise pas, il est vrai, pour les monnaies d'or ou d'argent prises à part,
quoiqu'il se manifeste dans le fait que des espèces usées continuent néanmoins
à circuler. Chaque pièce d'or n'est simplement instrument de circulation
qu'autant qu'elle circule. Il n'en est pas ainsi de la masse d'or minima qui
peut être remplacée par le papier-monnaie. Cette masse appartient toujours à la
sphère de la circulation, fonctionne sans cesse comme son instrument et existe
exclusivement comme soutien de cette fonction. Son roulement ne représente ainsi
que l'alternation continuelle des mouvements inverses de la métamorphose M-A-M
où la figure valeur des marchandises ne leur fait face que pour disparaître
aussitôt après, où le remplacement d'une marchandise par l'autre fait glisser
la monnaie sans cesse d'une main dans une autre. Son existence fonctionnelle
absorbe, pour ainsi dire, son existence matérielle. Reflet fugitif des prix des
marchandises, elle ne fonctionne plus que comme signe d'elle-même et peut par
conséquent être remplacée par des signes (88). Seulement il faut que le signe de la monnaie soit
comme elle socialement valable, et il le devient par le cours forcé. Cette
action coercitive de l'Etat ne peut s'exercer que dans l'enceinte nationale de
la circulation, mais là seulement aussi peut s'isoler la fonction que la
monnaie remplit comme numéraire.
III.
- La monnaie ou l’argent.
Jusqu'ici nous avons considéré le métal précieux sous
le double aspect de mesure des valeurs et d'instrument de circulation. Il
remplit la première fonction comme monnaie idéale, il peut être représenté dans
la deuxième par des symboles. Mais il y a des fonctions où il doit se présenter
dans son corps métallique comme équivalent réel des marchandises ou comme
marchandise-monnaie. Il y a une autre fonction encore qu'il peut remplir ou en
personne ou par des suppléants, mais où il se dresse toujours en face des
marchandises usuelles comme l'unique incarnation adéquate de leur valeur. Dans
tous ces cas, nous dirons qu'il fonctionne comme monnaie ou argent proprement
dit par opposition à ses fonctions de mesure des valeurs et de numéraire.
a)
Thésaurisation.
Le mouvement circulatoire des deux métamorphoses
inverses des marchandises ou l'alternation continue de vente et d'achat se manifeste
par le cours infatigable de la monnaie ou dans sa fonction de perpetuum
mobile, de moteur perpétuel de la circulation. Il s'immobilise ou se
transforme, comme dit Boisguillebert, de meuble en immeuble, de
numéraire en monnaie ou argent, dès que la série des
métamorphoses est interrompue, dès qu'une vente n'est pas suivie d'un achat
subséquent.
Dès que se développe la circulation des marchandises,
se développent aussi la nécessité et le désir de fixer et de conserver le
produit de la première métamorphose, la marchandise changée en chrysalide d'or
ou d'argent (89). On vend dès lors des marchandises
non seulement pour en acheter d'autres, mais aussi pour remplacer la forme
marchandise par la forme argent. La monnaie arrêtée à dessein dans sa
circulation se pétrifie, pour ainsi dire, en devenant trésor, et le vendeur se
change en thésauriseur.
C'est surtout dans l'enfance de la circulation qu'on
n'échange que le superflu en valeurs d'usage contre la marchandise-monnaie.
L'or et l'argent deviennent ainsi d'eux-mêmes l'expression sociale du superflu
et de la richesse. Cette forme naïve de thésaurisation s'éternise chez les
peuples dont le mode traditionnel de production satisfait directement un cercle
étroit de besoins stationnaires. Il y a peu de circulation et beaucoup de
trésors. C'est ce qui a lieu chez les Asiatiques, notamment chez les Indiens.
Le vieux Vanderlint, qui s'imagine que le taux des prix dépend de l'abondance
des métaux précieux dans un pays, se demande pourquoi les marchandises
indiennes sont à si bon marché ? Parce que les Indiens, dit-il, enfouissent
l'argent. Il remarque que de 1602 à 1734 ils enfouirent ainsi cent cinquante
millions de livres sterling en argent, qui étaient venues d'abord d'Amérique en
Europe (90). De 1856 à 1866, dans une période de dix ans,
l'Angleterre exporta dans l'Inde et dans la Chine (et le métal importé en Chine
tenue en grande partie dans l'Inde), cent vingt millions de livres sterling en
argent qui avaient été auparavant échangées contre de l'or australien.
Dès que la production marchande a atteint un certain
développement, chaque producteur doit faire provision d'argent. C'est alors le
« gage social », le nervus rerum, le nerf des choses (91). En
effet, les besoins du producteur se renouvellent sans cesse et lui imposent
sans cesse l'achat de marchandises étrangères, tandis que la production et la
vente des siennes exigent plus ou moins de temps et dépendent de mille hasards.
Pour acheter sans vendre, il doit d'abord avoir vendu sans acheter. Il semble
contradictoire que cette opération puisse s'accomplir d'une manière générale.
Cependant les métaux précieux se troquent à leur source de production contre
d'autres marchandises. Ici la vente a lieu (du côté du possesseur de
marchandises) sans achat (du côté du possesseur d'or et d'argent)
(92). Et des ventes postérieures qui ne sont pas
complétées par des achats subséquents ne font que distribuer les métaux précieux
entre tous les échangistes. Il se forme ainsi sur tous les points en relation
d'affaires des réserves d'or et d'argent dans les proportions les plus
diverses. La possibilité de retenir et de conserver la marchandise comme valeur
d'échange ou la valeur d'échange comme marchandise éveille la passion de l'or.
A mesure que s'étend la circulation des marchandises grandit aussi la puissance
de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale. «
L'or est une chose merveilleuse! Qui le possède est maître de tout ce qu'il
désire. Au moyen de l'or on peut même ouvrir aux âmes les portes du Paradis. »
(Colomb, lettre de la Jamaïque, 1503.)
L'aspect de la monnaie ne trahissant point ce qui a été
transformé en elle, tout, marchandise ou non, se transforme en monnaie. Rien
qui ne devienne vénal, qui ne se fasse vendre et acheter ! La circulation
devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en sortir transformé
en cristal monnaie. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les os des
saints et encore moins des choses sacrosaintes, plus délicates, res
sacrosanctoe, extra commercium hominum (93). De même que toute différence de qualité entre les
marchandises s'efface dans l'argent, de même lui, niveleur radical, efface
toutes les distinctions (94).
Mais l'argent est lui-même marchandise, une chose qui peut tomber sous les
mains de qui que ce soit. La puissance sociale devient ainsi puissance privée
des particuliers. Aussi la société antique le dénonce-t-elle comme l'agent
subversif, comme le dissolvant le plus actif de son organisation économique et
de ses mœurs populaires (95).
La société moderne qui, à peine née encore, tire déjà
par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la terre, salue dans l'or, son
saint Graal, l'incarnation éblouissante du principe même de sa vie.
La marchandise, en tant que valeur d'usage, satisfait
un besoin particulier et forme un élément particulier de la richesse
matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de sa force
d'attraction sur tous les éléments de cette richesse, et par conséquent la richesse
sociale de celui qui la possède. L'échangiste plus ou moins barbare, même
le paysan de l'Europe occidentale, ne sait point séparer la valeur de sa forme.
Pour lui, accroissement de sa réserve d'or et d'argent veut dire accroissement
de valeur. Assurément la valeur du métal précieux change par suite des
variations survenues soit dans sa propre valeur soit dans celle des
marchandises. Mais cela n'empêche pas d'un côté, que deux cents onces d'or
contiennent après comme avant plus de valeur que cent, trois cents plus que
deux cents, etc., ni d'un autre côté, que la forme métallique de la monnaie
reste la forme équivalente générale de toutes les marchandises, l'incarnation
sociale de tout travail humain. Le penchant à thésauriser n'a, de sa nature, ni
règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme
représentant universel de la richesse matérielle, l'argent est sans limite
parce qu'il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise. Mais
chaque somme d'argent réelle a sa limite quantitative et n'a donc qu'une
puissance d'achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours
définie et la qualité de puissance infinie de l'argent ramène sans cesse le
thésauriseur au travail de Sisyphe. Il en est de lui comme du conquérant que
chaque conquête nouvelle ne mène qu'à une nouvelle frontière.
Pour retenir et conserver le métal précieux en
qualité de monnaie, et par suite d'élément de la thésaurisation, il faut qu'on
l'empêche de circuler ou de se résoudre comme moyen d'achat en moyens de
jouissance. Le thésauriseur sacrifie donc à ce fétiche tous les penchants de sa
chair. Personne plus que lui ne prend au sérieux l'évangile du renoncement.
D'un autre côté, il ne peut dérober en monnaie à la, circulation que ce qu'il
lui donne en marchandises. Plus il produit, plus il peut vendre. Industrie,
économie, avarice, telles sont ses vertus cardinales; beaucoup vendre, peu
acheter, telle est la somme de son économie politique (96).
Le trésor n'a pas seulement une forme brute : il a
aussi une forme esthétique. C'est l'accumulation d'ouvrages d'orfèvrerie qui se
développe avec l'accroissement de la richesse sociale. « Soyons riches ou
paraissons riches. » (Diderot.) Il se forme ainsi d'une part un marché toujours
plus étendu pour les métaux précieux, de l'autre une source latente
d'approvisionnement à laquelle on puise dans les périodes de crise sociale.
Dans l'économie de la circulation métallique, les
trésors remplissent des fonctions diverses. La première tire son origine des
conditions qui président au cours de la monnaie. On a vu comment la masse
courante du numéraire s'élève ou s'abaisse avec les fluctuations constantes
qu'éprouve la circulation des marchandises sous le rapport de l'étendue, des
prix et de la vitesse. Il faut donc que cette masse soit capable de contraction
et d'expansion.
Tantôt une partie de la monnaie doit sortir de la
circulation, tantôt elle y doit rentrer. Pour que la masse d'argent courante
corresponde toujours au degré où la sphère de la circulation se trouve saturée,
ta quantité d'or ou d'argent qui réellement circule ne doit former qu'une
partie du métal précieux existant dans un pays. C'est par la forme trésor de
l'argent que cette condition se trouve remplie. Les réservoirs des trésors
servent à la fois de canaux de décharge et d'irrigation, de façon que les
canaux de circulation ne débordent jamais (97).
b) Moyen
de payement.
Dans la forme immédiate de la circulation des
marchandises examinée jusqu'ici, la même valeur se présente toujours double,
marchandise à un pôle, monnaie à l'autre. Les producteurs-échangistes entrent
en rapport comme représentants d'équivalents qui se trouvent déjà en face les
uns des autres. A mesure cependant que se développe la circulation, se
développent aussi des circonstances tendant à séparer par un intervalle de
temps l'aliénation de la marchandise et la réalisation de son prix. Les
exemples les plus simples nous suffisent ici. Telle espèce de marchandise exige
plus de temps pour sa production, telle autre en exige moins. Les saisons de
production ne sont pas les mêmes pour des marchandises différentes. Si une
marchandise prend naissance sur le lieu même de son marché, une autre doit
voyager et se rendre à un marché lointain. Il se peut donc que l'un des
échangistes soit prêt à vendre, tandis que l'autre n'est pas encore à même
d'acheter. Quand les mêmes transactions se renouvellent constamment entre les
mêmes personnes les conditions de la vente et de l'achat des marchandises se
régleront peu à peu d'après les conditions de leur production. D'un autre côté,
l'usage de certaines espèces de marchandise, d'une maison, par exemple, est
aliéné pour une certaine période, et ce n'est qu'après l'expiration du terme
que l'acheteur a réellement obtenu la valeur d'usage stipulée. Il achète donc avant
de payer. L'un des échangistes vend une marchandise présente, l'autre achète
comme représentant d'argent à venir. Le vendeur devient créancier, l'acheteur
débiteur. Comme la métamorphose de la marchandise prend ici un nouvel aspect,
l'argent lui aussi acquiert une nouvelle fonction. Il devient moyen de
payement.
Les caractères de créancier et de débiteur
proviennent ici de la circulation simple. Le changement de sa forme imprime au
vendeur et à l'acheteur leurs cachets nouveaux. Tout d'abord, ces nouveaux
rôles sont donc aussi passagers que les anciens et joués tour à tour par les
mêmes acteurs, mais ils n'ont plus un aspect aussi débonnaire, et leur
opposition devient plus susceptible de se solidifier (98). Les mêmes caractères peuvent aussi se présenter
indépendamment de la circulation des marchandises. Dans le monde antique, le
mouvement de la lutte des classes a surtout la forme d'un combat, toujours
renouvelé entre créanciers et débiteurs, et se termine à Rome par la défaite et
la ruine du débiteur plébéien qui est remplacé par l'esclave. Au moyen âge, la
lutte se termine par la ruine du débiteur féodal. Celui-là perd la puissance
politique dès que croule la base économique qui en faisait le soutien.
Cependant ce rapport monétaire de créancier à débiteur ne fait à ces deux
époques que réfléchir à la surface des antagonismes plus profonds.
Revenons à la circulation des marchandises.
L'apparition simultanée des équivalents marchandise et argent aux deux pôles de
la vente a cessé. Maintenant l'argent fonctionne en premier lieu comme mesure
de valeur dans la fixation du prix de la marchandise vendue. Ce prix établi par
contrat, mesure l'obligation de l'acheteur, c'est-à-dire la somme d'argent dont
il est redevable à terme fixe.
Puis il fonctionne comme moyen d'achat idéal. Bien
qu'il n'existe que dans la promesse de l'acheteur, il opère cependant le
déplacement de la marchandise. Ce n'est qu'à l'échéance du terme qu'il entre,
comme moyen de payement, dans la circulation, c'est-à-dire qu'il passe de la
main de l'acheteur dans celle du vendeur. Le moyen de circulation s'était
transformé en trésor, parce que le mouvement de la circulation s'était arrêté à
sa première moitié. Le moyen de payement entre dans la circulation, mais seulement
après que la marchandise en est sortie. Le vendeur transformait la marchandise
en argent pour satisfaire ses besoins, le thésauriseur pour la conserver sous
forme d'équivalent général, l'acheteur-débiteur enfin pour pouvoir payer. S'il
ne paye pas, une vente forcée de son avoir a lieu. La conversion de la
marchandise en sa figure valeur, en monnaie, devient ainsi une nécessité
sociale qui s'impose au producteur-échangiste indépendamment de ses besoins et
de ses fantaisies personnelles.
Supposons que le paysan achète du tisserand vingt
mètres de toile au prix de deux livres sterling, qui est aussi le prix d'un
quart de froment, et qu'il les paye un mois après. Le paysan transforme son
froment en toile avant de l'avoir transformé en monnaie. Il accomplit donc la
dernière métamorphose de sa marchandise avant la première. Ensuite il vend du
froment pour deux livres sterling, qu'il fait passer au tisserand au terme
convenu. La monnaie réelle ne lui sert plus ici d'intermédiaire pour substituer
la toile au froment. C'est déjà fait. Pour lui la monnaie est au contraire le
dernier mot de la transaction en tant qu'elle est la forme absolue de la valeur
qu'il doit fournir, la marchandise universelle. Quant au tisserand, sa
marchandise a circulé et a réalisé son prix, mais seulement au moyen d'un titre
qui ressortit du droit civil. Elle est entrée dans la consommation d'autrui
avant d'être transformée en monnaie. La première métamorphose de sa toile reste
donc suspendue et ne s'accomplit que plus tard, au terme d'échéance de la dette
du paysan (99).
Les obligations échues dans une période déterminée
représentent le prix total des marchandises vendues. La quantité de monnaie exigée
pour la réalisation de cette somme dépend d'abord de la vitesse du cours des
moyens de payement. Deux circonstances la règlent :
1. l'enchaînement des rapports de
créancier à débiteur, comme lorsque A, par exemple, qui reçoit de l'argent de
son débiteur B, le fait passer à son créancier C, et ainsi de suite;
2. l'intervalle de temps qui sépare
les divers termes auxquels les payements s'effectuent.
La série des payements consécutifs ou des premières
métamorphoses supplémentaires se distingue tout à fait de l'entrecroisement des
séries de métamorphoses que nous avons d'abord analysé.
Non seulement la connexion entre vendeurs et
acheteurs s'exprime dans le mouvement des moyens de circulation. Mais cette
connexion naît dans le cours même de la monnaie. Le mouvement du moyen de
payement au contraire exprime un ensemble de rapports sociaux préexistants.
La simultanéité et contiguïté des ventes (ou achats),
qui fait que la quantité des moyens de circulation ne peut plus être compensée
par la vitesse de leur cours, forme un nouveau levier dans l'économie des
moyens de payement. Avec la concentration des payements sur une même place se
développent spontanément des institutions et des méthodes pour les balancer les
uns par les autres. Tels étaient, par exemple, à Lyon, au moyen âge, les
virements. Les créances de A sur B, de B sur C, de C sur A, et ainsi de suite,
n'ont besoin que d'être confrontées pour s'annuler réciproquement, dans une
certaine mesure, comme quantités positives et négatives. Il ne reste plus ainsi
qu'une balance de compte à solder. Plus est grande la concentration des
payements, plus est relativement petite leur balance, et par cela même la masse
des moyens de payement en circulation.
La fonction de la monnaie comme moyen de payement
implique une contradiction sans moyen terme. Tant que les payements se
balancent, elle fonctionne seulement d'une manière idéale, comme monnaie de
compte et mesure des valeurs. Dès que les payements doivent s'effectuer
réellement, elle ne se présente plus comme simple moyen de circulation, comme
forme transitive servant d'intermédiaire au déplacement des produits, mais elle
intervient comme incarnation individuelle du travail social, seule réalisation
de la valeur d'échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans le
moment des crises industrielles ou commerciales auquel on a donné le nom de
crise monétaire (100).
Elle ne se produit que là où l'enchaînement des payements
et un système artificiel destiné à les compenser réciproquement se sont
développés. Ce mécanisme vient-il, par une cause quelconque, à être dérangé,
aussitôt la monnaie, par un revirement brusque et sans transition, ne
fonctionne plus sous sa forme purement idéale de monnaie de compte. Elle est
réclamée comme argent comptant et ne peut plus être remplacée par des
marchandises profanes. L'utilité de la marchandise ne compte pour rien et sa
valeur disparaît devant ce qui n'en est que la forme. La veille encore, le
bourgeois, avec la suffisance présomptueuse que lui donne la prospérité,
déclarait que l'argent est une vaine illusion. La marchandise seule est argent,
s'écriait-il. L'argent seul est marchandise! Tel est maintenant le cri qui
retentit sur le marché du monde. Comme le cerf altéré brame après la source
d'eau vive, ainsi son âme appelle à grands cris l'argent, la seule et unique
richesse (101). L'opposition qui existe entre la
marchandise et sa forme valeur est, pendant la crise, poussée à l'outrance. Le
genre particulier de la monnaie n'y fait rien. La disette monétaire reste la
même, qu'il faille payer en or ou en monnaie de crédit, en billets de banque,
par exemple (102).
Si nous examinons maintenant la somme totale de la
monnaie qui circule dans un temps déterminé, nous trouverons qu'étant donné la
vitesse du cours des moyens de circulation et des moyens de payement, elle est
égale à la somme des prix des marchandises à réaliser, plus la somme des
payements échus, moins celle des payements qui se balancent, moins enfin
l'emploi double ou plus fréquent des mêmes pièces pour la double fonction de
moyen de circulation et de moyen de payement. Par exemple, le paysan a vendu
son froment moyennant deux livres sterling qui opèrent comme moyen de
circulation. Au terme d'échéance, il les fait passer au tisserand. Maintenant
elles fonctionnent comme moyen de payement. Le tisserand achète avec elles une
bible, et dans cet achat elles fonctionnent de nouveau comme moyen de
circulation, et ainsi de suite.
Etant donné la vitesse du cours de la monnaie,
l'économie des payements et les prix des marchandises, on voit que la masse des
marchandises en circulation ne correspond plus à la masse de la monnaie courante
dans une certaine période, un jour, par exemple. Il court de la monnaie qui
représente des marchandises depuis longtemps dérobées à la circulation. Il
court des marchandises dont l'équivalent en monnaie ne se présentera que bien
plus tard. D'un autre côté, les dettes contractées et les dettes échues chaque
jour sont des grandeurs tout à fait incommensurables (103).
La monnaie de crédit a sa source immédiate dans la
fonction de l'argent comme moyen de payement. Des certificats constatant les
dettes contractées pour des marchandises vendues circulent eux-mêmes à leur
tour pour transférer à d'autres personnes les créances. A mesure que s'étend le
système de crédit, se développe de plus en plus la fonction que la monnaie
remplit comme moyen de payement. Comme tel, elle revêt des formes d'existence
particulières dans lesquelles elle hante la sphère des grandes transactions
commerciales, tandis que les espèces d'or et d'argent sont refoulées
principalement dans la sphère du commerce de détail (104).
Plus la production marchande se développe et s'étend,
moins la fonction de la monnaie comme moyen de payement est restreinte à la
sphère de la circulation des produits. La monnaie devient la marchandise
générale des contrats (105).
Les rentes, les impôts, etc., payés jusqu'alors en nature, se payent désormais
en argent. Un fait qui démontre, entre autres, combien ce changement dépend des
conditions générales de la production, c'est que I’empire romain échoua par
deux fois dans sa tentative de lever toutes les contributions en argent. La
misère énorme de la population agricole en France sous Louis XIV, dénoncée avec
tant d'éloquence par Boisguillebert, le maréchal Vauban, etc., ne provenait pas
seulement de l'élévation de l'impôt, mais aussi de la substitution de sa forme
monétaire à sa forme naturelle (106).
En Asie, la rente foncière constitue l'élément principal des impôts et se paye
en nature. Cette forme de la rente, qui repose là sur des rapports de
production stationnaires, entretient par contrecoup l'ancien mode de
production. C'est un des secrets de la conservation de l'empire turc. Que le
libre commerce, octroyé par l'Europe au Japon, amène dans ce pays la conversion
de la rente-nature en rente-argent, et c'en est fait de son agriculture modèle,
soumise à des conditions économiques trop étroites pour résister à une telle
révolution.
Il s'établit dans chaque pays certains termes
généraux où les payements se font sur une grande échelle. Si quelques-uns de
ces termes sont de pure convention, ils reposent en général sur les mouvements
périodiques et circulatoires de la reproduction liés aux changements
périodiques des saisons, etc. Ces termes généraux règlent également l'époque
des payements qui ne résultent pas directement de la circulation des
marchandises, tels que ceux de la rente, du loyer, des impôts, etc. La quantité
de monnaie qu'exigent à certains jours de l'année ces payements disséminés sur
toute la périphérie d'un pays occasionne des perturbations périodiques, mais
tout à fait superficielles (107).
Il résulte de la loi sur la vitesse du cours des
moyens de payement, que pour tous les payements périodiques, quelle qu'en soit
la source, la masse des moyens de payement nécessaire est en raison inverse de
la longueur des périodes (108).
La fonction que l'argent remplit comme moyen de
payement nécessite l'accumulation des sommes exigées pour les dates d'échéance.
Tout en éliminant la thésaurisation comme forme propre d'enrichissement, le
progrès de la société bourgeoise la développe sous la forme de réserve des
moyens de payement.
c) La
monnaie universelle.
A sa sortie de la sphère intérieure de la circulation,
l'argent dépouille les formes locales qu'il y avait revêtues, forme de
numéraire, de monnaie d'appoint, d'étalon des prix, de signe de valeur, pour
retourner à sa forme primitive de barre ou lingot. C'est dans le commerce entre
nations que la valeur des marchandises se réalise universellement. C'est là
aussi que leur figurevaleur leur fait vis-à-vis, sous l'aspect de monnaie
universelle monnaie du monde (money of the world), comme l'appelle James
Steuart, monnaie de la grande république commerçante, comme disait après lui
Adam Smith. C'est sur le marché du monde et là seulement que la monnaie
fonctionne dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la forme
naturelle est en même temps l'incarnation sociale du travail humain en général.
Sa manière d'être y devient adéquate à son idée. Dans l'enceinte nationale de
la circulation, ce n'est qu'une seule marchandise qui peut servir de mesure de
valeur et par suite de monnaie. Sur le marché du monde règne une double mesure
de valeur, l'or et l'argent (109).
La monnaie universelle remplit les trois fonctions de
moyen de payement, de moyen d'achat et de matière sociale de la richesse, en
général (universal wealth). Quand il s'agit de solder les balances
internationales, la première fonction prédomine. De là le mot d'ordre du
système mercantile - balance de commerce (110). L'or et l'argent servent essentiellement de moyen
d'achat international toutes les fois que l'équilibre ordinaire dans l'échange
des matières entre diverses nations se dérange. Enfin, ils fonctionnent comme
forme absolue de la richesse, quand il ne s'agit plus ni d'achat ni de
payement, mais d'un transfert de richesse d'un pays à un autre, et que ce
transfert, sous forme de marchandise, est empêché, soit par les éventualités du
marché, soit par le but même qu'on veut atteindre (111).
Chaque pays a besoin d'un fonds de réserve pour son
commerce étranger, aussi bien que pour sa circulation intérieure. Les fonctions
de ces réserves se rattachent donc en partie à la fonction de la monnaie comme
moyen de circulation et de payement à l'intérieur, et en partie à sa fonction
de monnaie universelle (112).
Dans cette dernière fonction, la monnaie matérielle, c'est-à-dire l'or et
l'argent, est toujours exigée; c'est pourquoi James Steuart, pour distinguer
l'or et l'argent de leurs remplaçants purement locaux, les désigne expressément
sous le nom de money of the world.
Le fleuve aux vagues d'argent et d'or possède un
double courant. D'un côté, il se répand à partir de sa source sur tout le
marché du monde où les différentes enceintes nationales le détournent en
proportions diverses, pour qu'il pénètre leurs canaux de circulation intérieure,
remplace leurs monnaies usées, fournisse la matière des articles de luxe, et
enfin se pétrifie sous forme de trésor (113). Cette première direction lui est imprimée par les
pays dont les marchandises s'échangent directement avec l'or et l'argent aux
sources de leur production. En même temps, les métaux précieux courent de côté
et d'autre, sans fin ni trêve, entre les sphères de circulation des différents
pays, et ce mouvement suit les oscillations incessantes du cours du changes (114).
Les pays dans lesquels la production a atteint un
haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions
spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs de banque
(115). A part certaines exceptions, le débordement de ces
réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation
dans la circulation des marchandises ou d'une interruption dans le cours de
leurs métamorphoses (116).
NOTES
0 Ceci m'a paru d'autant plus
nécessaire que, même l'écrit de F. Lassalle
contre Schultze Delitzsch, dans la partie où il déclare donner la «
quintessence » des mes idées sur ce sujet, renferme de graves erreurs. C'est
sans doute dans un but de propagande que F. Lassalle, tout en évitant
d'indiquer sa source, a emprunté à mes écrits, presque mot pour mot, toutes les
propositions théoriques de ses travaux économiques, sur le caractère historique
du capital, par exemple, sur les liens qui unissent les rapports
de production et le mode de production etc., et même la
terminologie créée par moi. Je ne suis, bien entendu, pour rien dans les
détails où il est entré, ni dans les conséquences pratiques où il a été conduit
et dont je n'ai pas à m'occuper ici. Retour
au texte (0)
1 Karl MARX, Contribution
à la critique de l’économie politique, Berlin, 1859, p. 3. Retour au texte (1)
2 « Le désir
implique le besoin ; c'est l'appétit de l'esprit, lequel lui est aussi naturel
que la faim l'est au corps. C'est de là que la plupart des choses tirent leur
valeur. » (Nicholas BARBON, A Discourse concerning coining the new money
lighter, in answer to Mr Locke's Considerations, etc., London, 1696, p. 2
et 3.) Retour au texte (2)
3 « Les choses
ont une vertu intrinsèque (virtue, telle est chez Barbon la désignation
spécifique pour valeur d'usage) qui en tout lieu ont la même qualité comme
l'aimant, par exemple, attire le fer » (ibid., p. 6). La propriété qu'a
l'aimant d'attirer le fer ne devint utile que lorsque, par son moyen, on eut
découvert la polarité magnétique. Retour
au texte (3)
4 « Ce qui fait
la valeur naturelle d'une chose, c'est la propriété qu'elle a de satisfaire les
besoins ou les convenances de la vie humaine. » (John LOCKE, Some
Considerations on the Consequences of the Lowering of Interest, 1691 ; in Works,
Londres, 1777, t. II, p. 28.) Au XVIIe siècle on trouve encore souvent chez les
écrivains anglais le mot Worth pour valeur d'usage et le mot Value
pour valeur d'échange, suivant l'esprit d'une langue qui aime à exprimer la
chose immédiate en termes germaniques et la chose réfléchie en termes
romans. Retour au texte (4)
5 Dans la
société bourgeoise « nul n'est censé ignorer la loi ». — En vertu d'une fictio
juris [fiction juridique] économique, tout acheteur est censé posséder une
connaissance encyclopédique des marchandises.
6 « La valeur
consiste dans le rapport d'échange qui se trouve entre telle chose et
telle autre, entre telle mesure d'une production et telle mesure des autres. »
(LE TROSNE, De l'intérêt social , in Physiocrates, Ed. Daire,
Paris, 1846, t. XII, p. 889.) Retour au
texte (6)
7 « Rien ne peut
avoir une valeur intrinsèque. » (N. BARBON, op. cit., p. 6) ; ou, comme
dit Butler :
The value of a thing
Is just as much as it will bring. Retour au texte (7)
8 « One sort
of wares are as good as another, if the value be equal ... There is no
difference or distinction in things of equal value. » Barbon ajoute : «
Cent livres sterling en plomb ou en fer ont autant de valeur que cent livres
sterling en argent ou en or. » (N. BARBON, op. cit., p. 53 et 7.)
9 « Dans les
échanges, la valeur des choses utiles est réglée par la quantité de travail
nécessairement exigée et ordinairement employée pour leur production. » (Some
Thoughts on the Interest of Money in general, and particulary in the Public
Fonds, etc., London, p. 36.) Ce remarquable écrit anonyme du siècle dernier
ne porte aucune date. D'après son contenu, il est évident qu'il a paru sous
George II, vers 1739 ou 1740. [Note à la deuxième édition] Retour au texte (9)
10 « Toutes les
productions d'un même genre ne forment proprement qu'une masse, dont le prix se
détermine en général et sans égard aux circonstances particulières. » (Le
TROSNE, op. cit., p. 893.)
11 (Et non
simplement pour d'autres. Le paysan au Moyen Age produisait la redevance
en blé pour le seigneur féodal, la dîme en blé pour la prêtraille. Mais ni le
blé de la redevance, ni le blé de la dîme ne devenaient marchandise, du fait
d'être produits pour d'autres. Pour devenir marchandise, le produit doit être
livré à l'autre, auquel il sert de valeur d'usage, par voie
d'échange.)
J'intercale ici ce passage entre parenthèses, parce qu'en
l'omettant, il est arrivé souvent que le lecteur se soit mépris en croyant que
chaque produit, qui est consommé par un autre que le producteur, est considéré
par Marx comme une marchandise. (F. E.) [Friedrich Engels pour la 4° édition
allemande]
12 K. MARX, Contribution...,
op. cit., p. 12, 13 et suivantes.
13 « Tous les
phénomènes de l'univers, qu'ils émanent de l'homme ou des lois générales de la
nature, ne nous donnent pas l'idée de création réelle, mais seulement d'une modification
de la matière. Réunir et séparer — voilà les seuls éléments que l'esprit humain
saisisse en analysant l'idée de la reproduction. C'est aussi bien une
reproduction de valeur (valeur d'usage, bien qu'ici Verri, dans sa
polémique contre les physiocrates, ne sache pas lui-même de quelle sorte de
valeur il parle) et de richesse, que la terre, l'air et l'eau se transforment
en grain, ou que la main de l'homme convertisse la glutine d'un insecte en
soie, ou lorsque des pièces de métal s'organisent par un arrangement de leurs
atomes. » (Pietro VERRI, Meditazioni sulla Economia politica, imprimé
pour la première fois en 1773, Edition des économistes italiens de Custodi, Parte
moderna, 1804, t. xv, p. 21-22.) Retour
au texte (13)
14 Comparez HEGEL, Philosophie du
droit, Berlin 1840, p. 250, § 190.
15 Le lecteur doit remarquer qu'il ne
s'agit pas ici du salaire ou de la valeur que l'ouvrier reçoit pour une journée
de travail, mais de la valeur de la marchandise dans laquelle se réalise
cette journée de travail. Aussi bien la catégorie du salaire n'existe pas
encore au point où nous en sommes de notre exposition. Retour au texte (15)
16 Pour démontrer que « le travail
... est la seule mesure réelle et définitive qui puisse servir dans tous les
temps et dans tous les lieux à apprécier et à comparer la valeur de toutes les
marchandises », A. Smith dit : « Des quantités égales de travail doivent
nécessairement, dans tous les temps et dans tous les lieux, être d'une valeur
égale pour celui qui travaille. Dans son état habituel de santé, de force et
d'activité, et d'après le degré ordinaire d'habileté ou de dextérité qu'il peut
avoir, il faut toujours qu'il donne la même portion de son repos, de sa
liberté, de son bonheur. » (Wealth of nations, l. 1, ch. v.) D'un côté, A.
Smith confond ici (ce qu'il ne fait pas toujours) la détermination de la
valeur de la marchandise par le quantum de travail dépensé dans sa
production, avec la détermination de sa valeur par la valeur du
travail, et cherche, par conséquent, a prouver que d'égales quantités de
travail ont toujours la même valeur. D'un autre côté, il pressent, il est vrai,
que tout travail n'est qu'une dépense de force humaine de travail, en
tant qu'il se représente dans la valeur de la marchandise; mais il comprend
cette dépense exclusivement comme abnégation, comme sacrifice de repos, de
liberté et de bonheur, et non, en même temps, comme affirmation normale de la
vie. Il est vrai aussi qu'il a en vue le travailleur salarié moderne. Un des
prédécesseurs de A. Smith, cité déjà par nous, dit avec beaucoup plus de
justesse : « Un homme s'est occupé pendant une semaine à fournir une chose
nécessaire à la vie... et celui qui lui en donne une autre en échange ne peut
pas mieux estimer ce qui en est l'équivalent qu'en calculant ce que lui a coûté
exactement le même travail et le même temps. Ce n'est en effet que l'échange du
travail d'un homme dans une chose durant un certain temps contre le travail
d'un autre homme dans une autre chose durant le même temps. » (Some Thoughts
on the interest of money in general, etc., p. 39.) [Note à la deuxième
édition]
La langue anglaise a l'avantage d'avoir deux mots différents
pour ces différents aspects du travail. Le travail qui crée des valeurs d'usage
et qui est déterminé qualitativement s'appelle work, par opposition à labour;
le travail qui crée de la valeur et qui n'est mesuré que quantitativement
s'appelle labour, par opposition à work. Voyez la note de la
traduction anglaise, p. 14. (F. E.) [Note d’Engels à la quatrième édition] Retour au texte (16)
17 Les économistes
peu nombreux qui ont cherché, comme Bailey, à faire l'analyse de la forme de la
valeur, ne pouvaient arriver à aucun résultat : premièrement, parce qu'ils
confondent toujours la valeur avec sa forme; secondement, parce que sous
l'influence grossière de la pratique bourgeoise, ils se préoccupent dès l'abord
exclusivement de la quantité. « The command of quantity... constitutes value
[Le pouvoir de disposer de la quantité... constitue la valeur]. » (S. BAYLEY, Money
and its vicissitudes, London, 1837, p. 11.) Retour au texte (17)
18 Sous un certain
rapport, il en est de l'homme comme de la marchandise. Comme il ne vient point
au monde avec un miroir, ni en philosophe à la Fichte dont le Moi n'a besoin de
rien pour s'affirmer, il se mire et se reconnaît d'abord seulement dans un
autre homme. Aussi cet autre, avec peau et poil, lui semble-t-il la forme
phénoménale du genre homme. Retour au
texte (18)
19 L'expression valeur
est employée ici, comme plusieurs fois déjà de temps à autre, pour quantité
de valeur. Retour au texte (19)
20 Dans un écrit
dirigé principalement contre la théorie de la valeur de Ricardo, on lit ; «
Vous n'avez qu'à admettre que le travail nécessaire à sa production restant
toujours le même, A baisse parce que B, avec lequel il s'échange, hausse, et
votre principe général au sujet de la valeur tombe... En admettant que B baisse
relativement à A, quand la valeur de A hausse relativement à B, Ricardo détruit
lui-même la base de son grand axiome que la valeur d'une marchandise est
toujours déterminée par la quantité de travail incorporée en elle; car si un
changement dans les frais de A change non seulement sa valeur relativement à B,
avec lequel il s'échange, mais aussi la valeur de B relativement à A, quoique
aucun changement n'ait eu lieu dans la quantité de travail exigé pour la
production de B : alors tombent non seulement la doctrine qui fait de la
quantité de travail appliquée à un article la mesure de sa valeur, mais aussi
la doctrine qui affirme que la valeur est réglée par les frais de production. »
(J. BROADHURST, Political Economy. London, 1842, p. 11, 14.) Maître
Broadhurst pouvait aussi bien dire : Que l'on considère les fractions 10/20,
10/50, 10/100, le nombre 10 reste toujours le même, et cependant sa valeur
proportionnelle décroît constamment, parce que la grandeur des dénominateurs
augmente. Ainsi tombe le grand principe d'après lequel la grandeur des nombres
entiers est déterminée par la quantité des unités qu'ils contiennent. [Note à
la deuxième édition]
21 Dans un autre
ordre d'idées il en est encore ainsi. Cet homme, par exemple, n'est roi que
parce que d'autres hommes se considèrent comme ses sujets et agissent en
conséquence. Ils croient au contraire être sujets parce qu'il est roi. Retour au texte (21)
22 F. L. A. FERRIER
(sous-inspecteur des douanes), Du gouvernement considéré dans ses rapports
avec le commerce, Paris, 1805 ; et Charles GANILH, Des systèmes
d'économie politique, 2e édit., Paris, 1821. [Note à la deuxième édition] Retour au texte (22)
23 Par exemple chez
Homère, la valeur d'une chose est exprimée en une série de choses différentes.
[note à la 2e édition] Retour au
texte (23)
24 Voilà pourquoi
l'on parle de la valeur habit de la toile quand on exprime sa valeur en habits,
de sa valeur blé, quand on l'exprime en blé, etc. Chaque expression semblable
donne à entendre que c'est sa propre valeur qui se manifeste dans ces diverses
valeurs d'usage.
« La valeur d'une marchandise dénote son rapport d'échange
[avec une autre marchandise quelconque] nous pouvons donc parler [de cette
valeur comme] de sa valeur blé, sa valeur habit, par rapport à la marchandise à
laquelle elle est comparée; et alors il y a des milliers d'espèces de valeur,
autant d'espèces de valeur qu'il y a de genres de marchandises, et toutes sont
également réelles et également nominales. » (A Critical Dissertation on the
Nature, Measure and Causes of Value : chiefly in reference to the writings of
Mr. Ricardo and his followers. By the author of Essays on the Formation, etc.,
of Opinions, London, 1825, p. 39.) S. Bailey, l'auteur de cet écrit anonyme
qui fit dans son temps beaucoup de bruit en Angleterre, se figure avoir anéanti
tout concept positif de valeur par cette énumération des expressions relatives
variées de la valeur d'une même marchandise. Quelle que fût l'étroitesse de son
esprit, il n'en a pas moins parfois mis à nu les défauts de la théorie de
Ricardo. Ce qui le prouve, c'est l'animosité avec laquelle il a été attaqué par
l'école ricardienne, par exemple dans la Westminster Review. Retour au texte (24)
25 La forme
d'échangeabilité immédiate et universelle n'indique pas le moins du monde au
premier coup d'œil qu'elle est une forme polarisée, renfermant en elle des
oppositions, et tout aussi inséparable de la forme contraire sous laquelle
l'échange immédiat n'est pas possible, que le rôle positif d'un des pôles d'un
aimant l'est du rôle négatif de l'autre pôle. On peut donc s'imaginer qu'on a
la faculté de rendre toutes les marchandises immédiatement échangeables, comme
on peut se figurer que tous les catholiques peuvent être faits papes en même
temps. Mais, en réalité, la forme valeur relative générale et la forme
équivalent général sont les deux pôles opposés, se supposant et se repoussant
réciproquement, du même rapport social des marchandises.
Cette impossibilité
d'échange immédiat entre les marchandises est un des principaux inconvénients
attachés à la forme actuelle de la production dans laquelle cependant
l'économiste bourgeois voit le nec plus ultra de la liberté humaine et
de l'indépendance individuelle. Bien des efforts inutiles, utopiques, ont été
tentés pour vaincre cet obstacle. J'ai fait voir ailleurs que Proudhon avait
été précédé dans cette tentative par Bray, Gray et d'autres encore.
Cela
n'empêche pas ce genre de sagesse de sévir aujourd'hui en France, sous le nom
de « science ». Jamais une école n'avait plus abusé du mot « science » que
l'école proudhonienne, car :
... là où manquent les idées,
Se présente à point
un mot. Retour au texte (25)
26 La traduction exacte des mots
allemands « Geld, Geldform » présente une difficulté. L'expression : «
forme argent » peut indistinctement s'appliquer à toutes les marchandises sauf
les métaux précieux. On ne saurait pas dire, par exemple, sans amener une
certaine confusion dans l'esprit des lecteurs : « forme argent de l'argent »,
ou bien « l'or devient argent. Maintenant l'expression « forme monnaie »
présente un autre inconvénient, qui vient de ce qu'en français le mot « monnaie
» est souvent employé dans le sens de pièces monnayées. Nous employons
alternativement les mots « forme monnaie » et « forme argent » suivant les cas,
mais toujours dans le même sens. Retour au
texte (26)
27 L'économie
politique classique n'a jamais réussi à déduire de son analyse de la
marchandise, et spécialement de la valeur de cette marchandise, la forme sous
laquelle elle devient valeur d'échange, et c'est là un de ses vices principaux.
Ce sont précisément ses meilleurs représentants, tels qu'Adam Smith et Ricardo,
qui traitent la forme valeur comme quelque chose d'indifférent ou n'ayant aucun
rapport intime avec la nature de la marchandise elle-même. Ce n'est pas
seulement parce que la valeur comme quantité absorbe leur attention. La raison
en est plus profonde. La forme valeur du produit du travail est la forme la
plus abstraite et la plus générale du mode de production actuel, qui acquiert
par cela même un caractère historique, celui d'un mode particulier de
production sociale. Si on commet l'erreur de la prendre pour la forme
naturelle, éternelle, de toute production dans toute société, on perd
nécessairement de vue le côté spécifique de la forme valeur, puis de la forme
marchandise, et à un degré plus développé, de la forme argent, forme capital,
etc. C'est ce qui explique pourquoi on trouve chez des économistes complètement
d'accord entre eux sur la mesure de la quantité de valeur par la durée de
travail les idées les plus diverses et les plus contradictoires sur l'argent,
c'est-à-dire sur la forme fixe de l'équivalent général. On remarque cela
surtout dès qu'il s'agit de questions telles que celle des banques par exemple
; c'est alors à n'en plus finir avec les définitions de la monnaie et les lieux
communs constamment débités à ce propos. — Je fais remarquer une fois pour
toutes que j'entends par économie politique classique toute économie qui, à
partir de William Petty, cherche à pénétrer l'ensemble réel et intime des
rapports de production dans la société bourgeoise, par opposition à l'économie
vulgaire qui se contente des apparences, rumine sans cesse pour son propre
besoin et pour la vulgarisation des plus grossiers phénomènes les matériaux
déjà élaborés par ses prédécesseurs, et se borne à ériger pédantesquement en
système et à proclamer comme vérités éternelles les illusions dont le bourgeois
aime à peupler son monde à lui, le meilleur des mondes possibles. Retour au texte (27)
28 On se souvient
que la Chine et les tables commencèrent à danser, lorsque tout le reste du monde
semblait ne pas bouger — pour encourager les autres. Retour au texte (28)
29 Chez les
anciens Germains la grandeur d'un arpent de terre était calculée d'après le
travail d'un jour, et de là son nom Tagwerk, Mannwerk, etc. (Jurnale
ou jurnalis, terra jurnalis ou diurnalis.) D'ailleurs
l'expression de « journal » de terre subsiste encore dans certaines parties de
la France (voir Georg Ludwig von MAURER, Einleitung zur Geschichte der
Mark-, Hof-, Dorf- und Stadt-Verfassung..., Munich, 1854, p. 129 et suiv.).
[Deuxième édition] Retour au texte (29)
30 Quand donc
Galiani dit : « La valeur est un rapport entre deux personnes »! La Richezza
è une ragione tra due persone. (GALIANI, Della Moneta, p. 221, t.
III du recueil de Custodi : Scrittori classici italiani di Economia
politica. — Parte moderna, Milan, 1803), il aurait dû ajouter : un rapport
caché sous l'enveloppe des choses. [Deuxième édition]
31 « Que doit-on penser d'une loi qui
ne peut s'exécuter que par des révolutions périodiques ? C'est tout simplement
une loi naturelle fondée sur l'inconscience de ceux qui la subissent. »
(Friedrich ENGELS « Umrisse, zu einer Kritik der Nationalökonomie », p.
103, dans les Annales franco-allemandes, éditées par Arnold Ruge et Karl
Marx, Paris, 1844.)
32 Ricardo lui-même a sa Robinsonade.
Le chasseur et le pêcheur primitifs sont pour lui des marchands qui échangent
le poisson et le gibier en raison de la durée du travail réalisé dans leurs
valeurs. A cette occasion, il commet ce singulier anachronisme, que le chasseur
et le pêcheur consultent, pour le calcul de leurs instruments de travail, les
tableaux d'annuités en usage à la Bourse de Londres en 1817. Les «
parallélogrammes de M. Owen » paraissent être la seule forme de société qu'il
connaisse en dehors de la société bourgeoise (K. Marx, Contribution..., op.
cit., p. 38-39). [Deuxième édition]
33 C'est un
préjugé ridicule, répandu ces derniers temps, de croire que la propriété
collective primitive est une forme de propriété spécifiquement slave,
voire exclusivement russe. C'est la forme primitive dont on peut établir la
présence chez les Romains, les Germains, les Celtes, mais dont on rencontre
encore, aux Indes, tout un échantillonnage aux spécimens variés, bien qu'en
partie à l'état de vestiges. Une étude rigoureuse des formes de la propriété
collective en Asie, et spécialement aux Indes, montrerait qu'en se dissolvant
les différentes formes de la propriété collective primitive ont donné naissance
à différentes formes de propriété. C'est ainsi que l'on peut, par exemple,
déduire les différents types originaux de propriété privée à Rome et chez les
Germains de différentes formes de propriété collective aux Indes (K. Marx, Contribution...,
op. cit., p. 13).[Deuxième édition] Retour au texte (33)
34 Un des premiers économistes qui après William Petty
ait ramené la valeur à son véritable contenu, le célèbre Franklin, peut
nous fournir un exemple de la manière dont l'économie bourgeoise procède dans
son analyse. Il dit : « Comme le commerce en général n'est pas autre chose
qu'un échange de travail contre travail, c'est par le travail qu'on estime le
plus exactement la valeur de toutes choses » (The Works of Benjamin Franklin.
etc., éditions Sparks, Boston, 1836, t. II. p. 267). Franklin trouve tout aussi
naturel que les choses aient de la valeur, que le corps de la pesanteur. A son
point de vue, il s'agit tout simplement de trouver comment cette valeur
sera estimée le plus exactement possible. Il ne remarque même pas qu'en
déclarant que « c'est par le travail qu'on estime le plus exactement la valeur
de toute chose », il fait abstraction de la différence des travaux échangés et
les réduit à un travail humain égal. Autrement il aurait dû dire : puisque
l'échange de bottes ou de souliers contre des tables n'est pas autre chose
qu'un échange de cordonnerie contre menuiserie, c'est par le travail du
menuisier qu'on estimera avec le plus d'exactitude la valeur des bottes ! En se
servant du mot travail en général, il fait abstraction du caractère utile et de
la forme concrète des divers travaux.
L'insuffisance de l'analyse que Ricardo a
donnée de la grandeur de la valeur — et c'est la meilleure — sera démontrée
dans les Livres III et IV de cet ouvrage. Pour ce qui est de la valeur en
général, l'économie politique classique ne distingue jamais clairement ni
expressément le travail représenté dans la valeur du même travail en tant qu'il
se représente dans la valeur d'usage du produit. Elle fait bien en réalité
cette distinction, puisqu'elle considère le travail tantôt au point de vue de
la qualité, tantôt à celui de la quantité. Mais il ne lui vient pas à l'esprit
qu'une différence simplement quantitative des travaux suppose leur unité ou
leur égalité qualitative, c'est-à-dire leur réduction au travail humain
abstrait. Ricardo, par exemple, se déclare d'accord avec Destutt de Tracy quand
celui-ci dit : « Puisqu'il est certain que nos facultés physiques et morales
sont notre seule richesse originaire, que l'emploi de ces facultés, le travail
quelconque, est notre seul trésor primitif, et que c'est toujours de cet emploi
que naissent toutes les choses que nous appelons des biens... il est
certain même que tous ces biens ne font que représenter le travail qui leur a
donné naissance, et que, s'ils ont une valeur, ou même deux distinctes, ils ne
peuvent tenir ces valeurs que de celle du travail dont ils émanent. » (DESTUTT
DE TRACY, Eléments d'idéologie, IVe et Ve parties, Paris, 1826, p. 35,
36.) (Comp. RICARDO, The Principles of Political Economy, 3e éd.,
London, 1821, p. 334.) Ajoutons seulement que Ricardo prête aux paroles de
Destutt un sens trop profond. Destutt dit bien d'un côté que les choses qui
forment la richesse représentent le travail qui les a créées ; mais, de
l'autre, il prétend qu'elles tirent leurs deux valeurs différentes (valeur
d'usage et valeur d'échange) de la valeur du travail. Il tombe ainsi dans la
platitude de l'économie vulgaire qui admet préalablement la valeur d'une
marchandise (du travail, par exemple) pour déterminer la valeur des
autres.
Ricardo le comprend comme s'il disait que le travail (non sa valeur) se
représente aussi bien dans la valeur d'usage que dans la valeur d'échange. Mais
lui-même distingue si peu le caractère à double face du travail que dans tout
son chapitre « Valeur et Richesse », il est obligé de discuter les unes après
les autres les trivialités d'un J.-B. Say. Aussi est-il à la fin tout étonné de
se trouver d'accord avec Destutt sur le travail comme source de valeur, tandis
que celui-ci, d'un autre côté, se fait de la valeur la même idée que Say. Retour au texte (34)
35 « Les
économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux
sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions
de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie
sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en cela aux théologiens, qui,
eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas
la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une
émanation de Dieu... Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. »
(Karl MARX, Misère de la philosophie. Réponse à la Philosophie de la misère
de M. Proudhon, 1847, p. 113.) Le plus drôle est Bastiat, qui se figure que
les Grecs et les Romains n'ont vécu que de rapine. Mais quand on vit de rapine
pendant plusieurs siècles, il faut pourtant qu'il y ait toujours quelque chose
à prendre ou que l'objet des rapines continuelles se renouvelle constamment. Il
faut donc croire que les Grecs et les Romains avaient leur genre de production
à eux, conséquemment une économie, qui formait la base matérielle de leur
société, tout comme l'économie bourgeoise forme la base de la nôtre. Ou bien
Bastiat penserait-il qu'un mode de production fondé sur le travail des esclaves
est un système de vol ? Il se place alors sur un terrain dangereux. Quand un
géant de la pensée, tel qu'Aristote, a pu se tromper dans son appréciation du
travail esclave, pourquoi un nain comme Bastiat serait-il infaillible dans son
appréciation du travail salarié? — Je saisis cette occasion pour dire quelques
mots d'une objection qui m'a été faite par un journal allemand-américain à
propos de mon ouvrage : Contribution à la critique de l'économie politique,
paru en 1859. Suivant lui, mon opinion que le mode déterminé de production et
les rapports sociaux qui en découlent, en un mot que la structure économique de
la société est la base réelle sur laquelle s'élève ensuite l'édifice juridique
et politique, de telle sorte que le mode de production de la vie matérielle
domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle
— suivant lui, cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les
intérêts matériels mais non pour le Moyen Age où régnait le catholicisme, ni
pour Athènes et Rome où régnait la politique. Tout d'abord, il est étrange
qu'il plaise à certaines gens de supposer que quelqu'un ignore ces manières de
parler vieillies et usées sur le Moyen Age et l'Antiquité. Ce qui est clair,
c'est que ni le premier ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde de la
politique. Les conditions économiques d'alors expliquent au contraire pourquoi
là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. La moindre
connaissance de l'histoire de la République romaine, par exemple, fait voir que
le secret de cette histoire, c'est l'histoire de la propriété foncière. D'un
autre côté, personne n'ignore que déjà don Quichotte a eu à se repentir pour
avoir cru que la chevalerie errante était compatible avec toutes les formes
économiques de la société. Retour
au texte (35)
36 « Value is a
property of things, riches of man. Value, in this sense, necessarily
implies exchanges, riches do not. » (Observations on certain verbal Disputas
in Political Economy, particularly relating to value and to demand and supply,
London, 1821, p. 16.) Retour
au texte (36)
37 « Riches are
the attribute of men, value is the attribute of commodities. A man or a
community is rich, a pearl or a diamond is valuable... A pearl or a diamond is valuable
as a pearl or diamond. » (S. Bailey, op. cit., p. 165.) Retour
au texte (37)
38 L'auteur des Observations
et S. BAILEY accusent Ricardo d'avoir fait de la valeur d'échange, chose
purement relative, quelque chose d'absolu. Tout au contraire, il a ramené la
relativité apparente que ces objets, tels que perle et diamant, par exemple,
possèdent comme valeur d'échange, au vrai rapport caché sous cette apparence, à
leur relativité comme simples expressions de travail humain. Si les partisans
de Ricardo n'ont su répondre à Bailey que d'une manière grossière et pas du
tout concluante, c'est tout simplement parce qu’ils n'ont trouvé chez Ricardo
lui-même rien qui les éclairât sur le rapport intime qui existe entre la valeur
et sa forme, c'est-à-dire la valeur d'échange.
39 Dans le XIIe siècle, si renommé
pour sa piété, on trouve souvent parmi les marchandises des choses très
délicates. Un poète français de cette époque signale, par exemple, parmi les
marchandises qui se voyaient sur le marché du Landit, à côté des étoffes, des
chaussures, des cuirs et des instruments d'agriculture, « des femmes folles de
leurs corps ». Retour au texte (39)
40 Bien des gens puisent leur idéal de
justice dans les rapports juridiques qui ont leur origine dans la société basée
sur la production marchande, ce qui, soit dit en passant, leur fournit
agréablement la preuve que ce genre de production durera aussi longtemps que la
justice elle-même. Ensuite, dans cet idéal, tiré de la société actuelle, ils
prennent lent point d'appui pour réformer cette société et son droit. Que
penserait-on d'un chimiste qui, au lieu d'étudier les lois des combinaisons
matérielles et de résoudre sur cette base des problèmes déterminés, voudrait
transformer ces combinaisons d'après les « idées éternelles de l'affinité et de
la naturalité ? » Sait-on quelque chose de plus sur « l'usure », par exemple,
quand on dit qu'elle est en contradiction avec la « justice éternelle » et l'«
équité éternelle », que n'en savaient les Pères de l'Église quand ils en
disaient autant en proclamant sa contradiction avec la « grâce éternelle, la
foi éternelle et la volonté éternelle de Dieu » ? Retour
au texte (40)
41 « Car l'usage
de chaque chose est de deux sortes : l'une est propre à la chose comme telle,
l'autre non ; une sandale, par exemple, sert de chaussure et de moyen
d'échange. Sous ces deux points de vue, la sandale est une valeur d'usage, car
celui qui l'échange pour ce qui lui manque, la nourriture, je suppose, se sert
aussi de la sandale comme sandale, mais non dans son genre d'usage naturel, car
elle n'est pas là précisément pour l'échange. » (ARISTOTE, De Rep., l.
I, ch. IX.)
42 « Ils ont tous un même dessein et
ils donneront à la bête leur force et leur puissance. » (Apocalypse,
XVII, 13) « Et que personne ne puisse ni acheter, ni vendre, que celui qui aura
le caractère ou le nom de la bête, ou le nombre de son nom. » (Apocalypse,
XIII, 17, trad. Lemaistre de Sacy.) Retour au texte (42)
43 On peut d'après cela apprécier le
socialisme bourgeois qui veut éterniser la production marchande et, en même
temps, abolir « l'opposition de marchandise et argent », c'est-à-dire l'argent
lui-même, car il n'existe que dans cette opposition. Voir sur ce sujet : Contribution...,
p. 61. Retour au texte (43)
44 Tant que deux objets utiles différents
ne sont pas encore échangés, mais qu'une masse chaotique de choses est offerte
comme équivalent pour une troisième, ainsi que nous le voyons chez les
sauvages, l'échange immédiat des produits n'est lui-même qu'à son berceau.
45 Karl MARX, Contribution...,
p. 121, — « Les métaux précieux ... sont naturellement monnaie » (GALIANI, Della
Monetta, dans le recueil de Custodi, Parte moderna, t. III, p. 137).
46 V. de plus amples détails à ce sujet dans mon ouvrage déjà
cité, ch. « Les métaux précieux ». Retour au texte (46)
47 « L'argent est la marchandise
universelle. » (VERRI, Meditazioni sulla Economia Politica, p. 16.) Retour au texte (47)
48 « L'argent et l'or eux-mêmes,
auxquels nous pouvons donner le nom général de lingots, sont ... des
marchandises ... dont la valeur ... hausse et baisse. Le lingot a une plus
grande valeur là où, avec un moindre poids, on achète une plus grande quantité
de produits ou de marchandises du pays. » (A Discourse on the general
notions of Money, Trade and Exchange, as they stand in relations to each other,
by a Merchant, London, 1695, p. 7.) « L'argent et l'or, monnayés ou non,
quoiqu'ils servent de mesure à toutes les autres choses, sont des marchandises
tout aussi bien que le vin, l'huile, le tabac, le drap et les étoffes. » (A
Discourse concerning Trade, and that in particular of the East Indies,
etc., London, 1689, p. 2.) « Les fonds et les richesses du royaume ne peuvent
pas consister exclusivement en monnaie, et* l'or et l'argent ne doivent pas
être exclus du nombre des marchandises. » (The East India Trade, a most
profitable Trade..., London, 1677, p. 4.)
49 « L'or et l'argent ont leur valeur
comme métaux avant qu'ils deviennent monnaie. »(GALIANI, op. cit., p.
72.) Locke dit : « Le commun consentement des hommes assigna une valeur
imaginaire à l'argent, à cause de ses qualités qui le rendaient propre à la
monnaie. » Law, au contraire : « Je ne saurais concevoir comment différentes
nations pourraient donner une valeur imaginaire à aucune chose ... ou comment
cette valeur imaginaire pourrait avoir été maintenue ? » Mais il n'entendait
rien lui-même à cette question, car ailleurs il s'exprime ainsi : « L'argent
s'échangeait sur le pied de ce qu'il était évalué pour les usages »,
c'est-à-dire d'après sa valeur réelle ; « il reçut une valeur additionnelle ...
de son usage comme monnaie ». (Jean LAW, Considérations sur le numéraire et
le commerce, Éd. Daire, « Économistes financiers du XVIIIe siècle », p.
469-470.) Retour au texte (49)
50 « L'argent en [des denrées] est le
signe » (V. DE FORBONNAIS, Eléments du commerce, nouv. éd. Leyde, 1766,
t. II, p. 143). — « Comme signe il est attiré par les denrées » (op. cit.,
p. 155). — « L'argent est un signe d'une chose et la représente » (MONTESQUIEU,
Esprit des lois [Œuvres, Londres, 1766, t. II, p. 148]). L'argent «
n'est pas simple signe, car il est lui-même richesse ; il ne représente pas les
valeurs, il les équivaut » (LE TROSNE, op. cit., p. 910).
« Si on
considère le concept de valeur, la chose elle-même n'est prise que comme un
signe, et elle ne représente pas ce qu'elle est elle-même, mais ce qu'elle
vaut. » HEGEL, Philosophie du droit. [Première édition]
[Longtemps
avant les économistes, les juristes avaient mis en vogue cette idée que
l'argent n'est qu'un simple signe et que les métaux précieux n'ont qu'une
valeur imaginaire. Valets et sycophantes du pouvoir royal, ils ont pendant tout
le Moyen Age appuyé le droit des rois à la falsification des monnaies sur les
traditions de l'Empire romain et sur le concept du rôle de l'argent tel qu'il se
trouve dans les Pandectes. « Que aucun puisse ne doit faire doute, dit leur
habile disciple Philippe de Valois dans un décret de 1346 (16 janvier), que à
Nous et à Nostre Majesté royal, n'appartiengne seulement ... le mestier, le
fait, la provision et toute l'Ordenance de monoie et de faire monnoier teles
monnoyes et donner tel cours, pour tel prix comme il Nous plaist et bon Nous
semble » [Ordonnances des rois de France de la 3e race..., Paris, 1729,
t. II, p. 254]. C'était un dogme du droit romain que l'empereur décrétât la
valeur de l'argent. Il était défendu expressément de le traiter comme une
marchandise. Pecunias veto nulli emere fas erit, nam in usu publico
constitutas oportet non esse mercem. [Il ne peut être permis à personne
d'acheter de l'argent, car, créé pour l'usage public, il ne peut être
marchandise.] On trouve d'excellents commentaires là-dessus dans G.F. PAGNINI, Saggio
sopra il giusto pregio delle cose, 1751, dans Custodi, Parte moderna, t.
II. Dans la seconde partie de son écrit notamment, Pagnini dirige sa polémique
contre les juristes.
51 « Si un homme peut livrer à
Londres une once d'argent extraite des mines du Pérou, dans le même temps qu'il
lui faudrait pour produire un boisseau de grain, alors l'un est le prix naturel
de l'autre. Maintenant, si un homme, par l'exploitation de mines plus nouvelles
et plus riches, peut se procurer aussi facilement deux onces d'argent
qu'auparavant une seule, le grain sera aussi bon marché à 10 shillings le
boisseau qu'il l'était auparavant à 5 shillings, caeteris paribus
[toutes choses égales d'ailleurs] (William PETTY, A Treatise of Taxes and
Contributions, London, 1667, p. 31). Retour au texte (51)
52 Maître Roscher, le professeur,
nous apprend d'abord : « Que les fausses définitions de l'argent peuvent se
diviser en deux groupes principaux : il y a celles d'après lesquelles il est
plus et celles d'après lesquelles il est moins qu'une marchandise. » Puis il
nous fournit un catalogue des écrits les plus bigarrés sur la nature de
l'argent, ce qui ne jette pas la moindre lueur sur l'histoire réelle de la
théorie. A la fin, arrive la morale: « On ne peut nier, dit-il, que la plupart
des derniers économistes ont accordé peu d'attention aux particularités qui
distinguent l'argent des autres marchandises [il est donc plus ou moins qu'une
marchandise ?]. En ce sens, la réaction mi-mercantiliste de Ganilh, etc., n'est
pas tout à fait sans fondement. » (Wilhelm ROSCHER, Die Grundlagen der
Nationalökonomie, 3e édit., 1858, p. 207-210.) Plus – moins – trop peu – en
ce sens – pas tout à fait – quelle clarté et quelle précision dans les idées et
le langage ! Et c'est un tel fatras d'éclectisme professoral que maître Roscher
baptise modestement du nom de « méthode anatomico-physiologique » de l'économie
politique ! On lui doit cependant une découverte, à savoir que l'argent est «
une marchandise agréable ». Retour
au texte (52)
53 Poser la question de savoir
pourquoi la monnaie ne représente pas immédiatement le temps de travail
lui-même, de telle sorte, par exemple, qu'un billet représente un travail de x
heures, revient tout simplement à ceci : pourquoi, étant donné la production
marchande, les produits du travail doivent-ils revêtir la forme de marchandises
? Ou à cette autre : pourquoi le travail privé ne peut-il pas être traité
immédiatement comme travail social, c'est-à-dire comme son contraire ? J'ai
rendu compte ailleurs avec plus de détails de l'utopie d'une « monnaie ou bon
de travail » dans le milieu actuel de production (I c., p. 61 et suiv.).
Remarquons encore ici que le bon de travail d'Owen, par exemple, est aussi peu
de l'argent qu'une contremarque de théâtre. Owen suppose d'abord un travail
socialisé, ce qui est une forme de production diamétralement opposée à la
production marchande. Chez lui le certificat de travail constate simplement la
part individuelle du producteur au travail commun et son droit individuel à la
fraction du produit commun destinée à la consommation. Il n'entre point dans
l'esprit d'Owen de supposer d'un côte la production marchande et de vouloir de
l'autre échapper à ses conditions inévitables par des bousillages d'argent.
54 Le sauvage ou le demi-sauvage se
sert de sa langue autrement. Le capitaine Parry remarque, par exemple, des
habitants de la côte ouest de la baie de Baffin : « Dans ce cas (l'échange des
produits) ils passent la langue deux fois sur la chose présentée à eux, après
quoi ils semblent croire que le traité est dûment conclu. » Les Esquimaux de
l'est léchaient de même les articles qu'on leur vendait à mesure qu'ils les
recevaient. Si la langue est employée dans le nord comme organe d'appropriation,
rien d'étonnant que dans le sud le ventre passe pour l'organe de la propriété
accumulée et que le Caffre juge de la richesse d'un homme d'après son
embonpoint et sa bedaine. Ces Caffres sont des gaillards très clairvoyants, car
tandis qu'un rapport officiel de 1864 sur la santé publique en Angleterre
s'apitoyait sur le manque de substances adipogènes facile à constater dans la
plus grande partie de la classe ouvrière, un docteur Harvey, qui pourtant n'a
pas inventé la circulation du sang, faisait sa fortune dans la même année avec
des recettes charlatanesques qui promettaient à la bourgeoisie et à
l'aristocratie de les délivrer de leur superflu de graisse. Retour au texte (54)
55 V. Karl Marx : Critique de
l'économie politique, etc., la partie intitulée : Théories sur l'unité
de mesure de l'argent.
56 Partout où l'argent et l'or se
maintiennent légalement l'un à côte de l'autre comme monnaie, c'est-à-dire
comme mesure de valeurs, c'est toujours en vain qu'on a essayé de les traiter
comme une seule et même matière. Supposer que la même quantité de travail se
matérialise immuablement dans la même proportion d’or et d'argent, c'est
supposer en fait que l'argent et l'or sont la même matière et qu'un quantum donné
d'argent, du métal qui a la moindre valeur, est une fraction immuable d'un quantum
donne d'or. Depuis le règne d'Edouard III jusqu'aux temps de George II,
l'histoire de l'argent en Angleterre présente une série continue de perturbations
provenant de la collision entre le rapport de valeur légale de l'argent et de
l'or et les oscillations de leur valeur réelle. Tantôt c'était l'or qui était
estimé trop haut, tantôt c'était l'argent. Le métal estimé au-dessous de sa
valeur était dérobé à la circulation, refondu et exporté. Le rapport de valeur
des deux métaux était de nouveau légalement changé ; mais, comme l'ancienne, la
nouvelle valeur nominale entrait bientôt en conflit avec le rapport réel de
valeur.
A notre époque même, une baisse faible et passagère de l'or par rapport
à l'argent, provenant d'une demande d'argent dans l'Inde et dans la Chine, a
produit en France le même phénomène sur la plus grande échelle, exportation de
l'argent et son remplacement par l'or dans la circulation. Pendant les années
1855, 1856 et 1857, l'importation de l'or en France dépassa son exportation de
quarante et un millions cinq cent quatre-vingt mille livres sterling, tandis
que l'exportation de l'argent dépassa son importation de quatorze millions sept
cent quarante mille. En fait, dans les pays comme la France où les deux métaux
sont des mesures de valeurs légales et ont tous deux un cours forcé, de telle
sorte que chacun peut payer à volonté soit avec l'un, soit avec l'autre, le
métal en hausse porte un agio et mesure son prix, comme toute autre
marchandise, dans le métal surfait, tandis que ce dernier est employé seul
comme mesure de valeur. L'expérience fournie par l'histoire à ce sujet se
réduit tout simplement à ceci, que là où deux marchandises remplissent
légalement la fonction de mesure de valeur, il n'y en a en fait qu'une seule
qui se maintienne à ce poste. (Karl Marx , l. c., p. 52, 53.)
57 Ce fait étrange que l'unité de mesure
de la monnaie anglaise, l'once d'or, n'est pas subdivisée en parties aliquotes,
s'explique de la manière suivante : « A l'origine notre monnaie était adaptée
exclusivement à l'argent, et c'est pour cela qu'une once d'argent peut toujours
être divisée dans un nombre de pièces aliquotes; mais l'or n'ayant été
introduit qu'à une période postérieure dans un système de monnayage
exclusivement adapté à l'argent, une once d'or ne saurait pas être monnayée en
un nombre de pièces aliquotes. » (Maclaren : History of the Currency, etc.,
p. 16. London, 1858.) Retour
au texte (57)
58 « L'argent peut continuellement
changer de valeur et néanmoins servir de mesure de valeur aussi bien que s'il
restait parfaitement stationnaire. » (Bailey : Money and its vicissitudes.
London, 1837, p. 11.)
59 Les monnaies qui sont aujourd'hui
idéales, sont les plus anciennes de toute nation, et toutes étaient à une
certaine période réelles (cette dernière assertion n'est pas juste dans une
aussi large mesure), et parce qu'elles étaient réelles, elles servaient de
monnaie de compte. » (Galiani, l. c., p. 153.) Retour au texte (59)
60 C'est ainsi que la livre anglaise
ne désigne à peu près que ¼ de son poids primitif, la livre écossaise avant
l'Union de 1701 1/36 seulement, la livre française 1/94, le maravédi espagnol
moins de 1/100, le réis portugais une fraction encore bien plus petite. M.
David Urquhart remarque dans ses « Familiar Words », à propos de ce fait
qui le terrifie, que la livre anglaise (l. st.) comme unité de mesure monétaire
ne vaut plus que ¼ d'once d'or : « C'est falsifier une mesure et non pas
établir un étalon. » Dans cette fausse dénomination de l'étalon monétaire
il voit, comme partout, la main falsificatrice de la civilisation.
61 Dans différents pays, l'étalon
légal des prix est naturellement différent. En Angleterre, par exemple, l'once
comme poids de métal est divisée en Pennyweights, Grains et Karats Troy; mais
l'once comme unité de mesure monétaire est divisée en 37/8 sovereigns, le
sovereign en 20 shillings, le shilling en 12 pence, de sorte que 100 livres
d'or à 22 karats (1 200 onces) T 4 672 sovereigns et 10 shillings.
62 « Comme on demandait à Anacharsis,
de quel usage était l'argent chez les Grecs, il répondit : ils s'en servent
pour compter. » (Athenæus, Deipn., I, IV.) Retour au texte (62)
63 L'or possédant comme étalon des
prix les mêmes noms que les prix des marchandises, et de plus étant monnayé
suivant les parties aliquotes de l'unité de mesure, que ces noms désignent, de
l'once, par exemple, de sorte qu'une once d'or peut être exprimée tout aussi
bien que le prix d'une tonne de fer par 3 l. 17 s. 10 ½ d., on a donné à
ces expressions le nom de prix de monnaie. C'est ce qui a fait naître l'idée
merveilleuse que l'or pouvait être estimé en lui-même, sans comparaison avec
aucune autre marchandise, et qu'à la différence de toutes les autres
marchandises il recevait de l’Etat un prix fixe. On a confondu la fixation des
noms de monnaie de compte pour des poids d'or déterminés avec la fixation de la
valeur de ce poids. La littérature anglaise possède d'innombrables écrits dans
lesquels ce quiproquo est délayé à l'infini. lis ont inoculé la même folie à
quelques auteurs de l'autre côte du détroit.
64 Comparez « Théories sur l'unité
de mesure de l'argent » dans l'ouvrage déjà cité (Critique de
l'économie politique, p. 53 et suiv.). - Les fantaisies à propos de
l'élévation ou de l'abaissement du « prix de monnaie » qui consistent de la
part de l'Etat à donner les noms légaux déjà fixés pour des poids déterminés
d'or ou d'argent à des poids supérieurs ou inférieurs, c'est-à-dire par
exemple, à frapper 14 d'once d'or en 40 shillings au lieu de 20, de telles
fantaisies, en tant qu'elles ne sont point de maladroites opérations financières
contre les créanciers de l'Etat ou des particuliers, mais ont pour but d'opérer
des « cures merveilleuses » économiques, ont été traitées d'une manière si
complète par W. Petty, dans son ouvrage : « Quantulumcumque concerning
money. To the Lord Marquis of Halifax », 1682, que ses successeurs
immédiats, Sir Dudley North et John Locke, pour ne pas parler des plus récents,
n'ont pu que délayer et affaiblir ses explications. « Si la richesse d'une
nation pouvait être décuplée par de telles proclamations, il serait étrange que
nos maîtres ne les eussent pas faites depuis longtemps », dit-il entre autres,
l. c., p. 36. Retour au texte (64)
65 « Ou bien il faut consentir à dire
qu'une valeur d'un million en argent vaut plus qu'une valeur égale en
marchandises » (Le Trosne, l. c., p, 922), ainsi qu'une valeur vaut plus qu'une
valeur égale.
66 Si dans sa jeunesse saint Jérôme
avait beaucoup à lutter contre la chair matérielle, parce que des images de
belles femmes obsédaient sans cesse son imagination, il luttait de même dans sa
vieillesse contre la chair spirituelle. Je me figurai, dit-il, par exemple, en
présence du souverain juge. « Qui es-tu ? » Je suis un chrétien. « Non, tu
mens, répliqua le juge d'une voix de tonnerre, tu n'es qu'un Cicéronien.
»
67 « L'alliage et le poids de cette
monnaie sont très bien examinés, mais, dis-moi, l'as-tu dans ta bourse ? » Retour au texte (67)
68 « Eχ δε τού… προς
άντάμείσόερθαι παιν δ Ήράχλειτοζ, Χαί πΰρ άπάντων, ώσπερ χρυζοΰ Χρήμάτα χαι
χρήμάτων Χρυσόζ » F. Lassalle, La philosophie d’Héraclite l’obscur.
Berlin, 1858, t. I, p. 222. « Le feu, comme dit Héraclite, se convertit en
tout, et tout se convertit en eu, de même que les marchandises en or et l'or en
marchandises. »
69 « Le véritable amour est toujours
cahoté dans sa course. » (Shakespeare.) Retour au texte (69)
70 « Toute vente est achat. » (Dr
Quesnay, Dialogues sur le commerce et les travaux des artisans. Physiocrates,
éd. Daire, I° partie, Paris, 1846, p. 170), ou, comme le dit le même
auteur, dans ses Maximes générales : Vendre est acheter. Retour au texte (70)
71 « Le prix d'une marchandise ne
pouvant être payé que par le prix d'une autre marchandise. » (Mercier de la
Rivière : l'Ordre naturel et essentiel (les sociétés politiques.
Physiocrates, éd. Daire, II° partie, p. 554.) Retour au texte (71)
72 « Pour avoir cet argent, il faut
avoir vendu. » (L. c., p. 545.)
73 Ici, comme nous l'avons déjà fait remarquer,
le producteur d'or ou d'argent fait exception : il vend son produit sans avoir
préalablement acheté. Retour
au texte (73)
74 « Si l'argent représente, dans nos
mains, les choses que nous pouvons désirer d'acheter, il y représente
aussi les choses que nous avons vendues pour cet argent. » (Mercier de
la Rivière, l. c., p. 586.)
75 « Il y a donc quatre termes
et trois contractants, dont l'un intervient deux fois. » (Le Trosne, l. c., p.
908.) Retour au texte (75)
76 V. mes remarques sur James Mill,
l. c., p. 74-76. Deux points principaux caractérisent à ce sujet la méthode
apologétique des économistes. D'abord ils identifient la circulation des marchandises
et l'échange immédiat des produits, en faisant tout simplement abstraction de
leurs différences. En second lieu, ils. essaient d'effacer les contradictions
de la production capitaliste en réduisant les rapports de ses agents aux
rapports simples qui résultent de la circulation des marchandises. Or,
circulation des marchandises et production des marchandises sont des phénomènes
qui appartiennent aux modes de production les plus différents, quoique dans une
mesure et une portée qui ne sont pas les mêmes, On ne sait donc encore rien de
la différence spécifique des modes de production, et on ne peut les juger, si
l'on ne connaît que les catégories abstraites de la circulation des
marchandises qui leur sont communes. Il n'est pas de science où, avec des lieux
communs élémentaires, l'on fasse autant l'important que dans l'économie
politique. J. B. Say, par exemple, se fait fort de juger les crises,
parce qu'il sait que la marchandise est un produit. Retour au texte (76)
77
« Il (l'argent) n'a d'autre mouvement que celui qui lui est imprimé par
les productions. » (Le Trosne, l. c., p. 885.) Retour au texte (77)
78 Il faut bien remarquer que le
développement donné dans le texte n'a trait qu'à la forme simple de la
circulation, la seule que nous étudiions à présent. Retour au texte (78)
79 « Ce sont les productions qui le
mettent en mouvement (l'argent) et le font circuler... La célérité de son
mouvement supplée à sa quantité. Lorsqu'il en est besoin, il ne fait que
glisser d'une main dans l'autre sans s'arrëter un instant. » (Le Trosne, l. c.,
p. 915, 916.)
80 « L'argent étant la mesure commune
des ventes et des achats, quiconque a quelque chose à vendre et ne peut se
procurer des acheteurs est enclin à penser que le manque d'argent dans le
royaume est la cause qui fait que ses articles ne se vendent pas, et dès lors
chacun de s'écrier que l'argent manque, ce qui est une grande méprise... Que
veulent donc ces gens qui réclament de l'argent à grands cris ?... Le fermier
se plaint, il pense que s'il y avait plus d'argent dans le pays il trouverait
un prix pour ses denrées. Il semble donc que ce n'est pas l'argent, mais un
prix qui fait défaut pour son blé et son bétail... et pourquoi ne trouve-t-il
pas de prix ? ... 1° Ou bien il y a trop de blé et de bétail dans le pays, de
sorte que la plupart de ceux qui viennent au marché ont besoin de vendre comme
lui et peu ont besoin d'acheter; 2° ou bien le débouché ordinaire par
exportation fait défaut... ou bien encore 3° la consommation diminue, comme
lorsque bien des gens, pour raison de pauvreté, ne peuvent plus dépenser autant
dans leur maison qu'ils le faisaient auparavant. Ce ne serait donc pas
l'accroissement d'argent qui ferait vendre les articles du fermier, mais la
disparition d'une de ces trois causes. C'est de la même façon que le marchand
et le boutiquier manquent d'argent, c'est-à-dire qu'ils manquent d'un débouché
pour les articles dont ils trafiquent, par la raison que le marché leur fait
défaut... Une nation n'est jamais plus prospère que lorsque les richesses ne
font qu'un bond d'une main à l'autre. » (Sir Dudley North : Discourses upon
Trade, London, 1691, p. 11-15 passim.)
Toutes les élucubrations d'Herrenschwand
se résument en ceci, que les antagonismes qui résultent de la nature
de la marchandise et qui se manifestent nécessairement dans la circulation
pourraient être écartés en y jetant une masse plus grande de monnaie. Mais si
c'est une illusion d'attribuer un ralentissement ou un arrêt dans la marche de
la production et de la circulation au manque de monnaie, il ne s'ensuit pas le
moins du monde qu'un manque réel de moyens de circulation provenant de
limitations législatives ne puisse pas de son côté provoquer des stagnations. Retour au texte (80)
81 « Il y a une certaine mesure et
une certaine proportion de monnaie nécessaire pour faire marcher le commerce
d'une nation, au-dessus ou au-dessous desquelles ce commerce éprouverait un
préjudice. Il faut de même une certaine proportion de farthings (liards) dans
un petit commerce de détail pour échanger la monnaie d'argent et surtout pour
les comptes qui ne pourraient être réglés complètement avec les plus petites
pièces d'argent... De même que la proportion du nombre de farthings exigée par
le commerce doit être calculée d'après le nombre des marchands, la fréquence de
leurs échanges, et surtout d'après la valeur des plus petites pièces de
monnaie d'argent; de même la proportion de monnaie (argent ou or) requise par
notre commerce doit être calculée sur le nombre des échanges et la grosseur des
payements à effectuer. » (William Petty, A Treatise on Taxes and Contributions,
London, 1667, p. 17.)
La théorie de Hume, d'après laquelle « les prix
dépendent de l'abondance de l'argent », fut défendue contre Sir James Steuart
et d'autres par A. Young, dans sa Political Arithmetic, London, 1774, p.
112 et suiv. Dans mon livre : Zur Kritik, etc., p. 183, j'ai dit qu'Adam
Smith passa sous silence cette question de la quantité de la monnaie courante.
Cela n'est vrai cependant qu'autant qu'il traite la question de l'argent ex
professo. A l'occasion, par exemple dans sa critique des systèmes
antérieurs d'économie politique, il s'exprime correctement à ce sujet : « La
quantité de monnaie dans chaque pays est réglée par la valeur des marchandises
qu'il doit faire circuler... La valeur des articles achetés et vendus
annuellement dans un pays requiert une certaine quantité de monnaie pour les
faire circuler et les distribuer à leurs consommateurs et ne peut en employer
davantage. Le canal de la circulation attire nécessairement une somme
suffisante pour le remplir et n'admet jamais rien de plus. »
Adam Smith
commence de même son ouvrage, ex professo, par une apothéose de la
division du travail. Plus tard, dans le dernier livre sur les sources du revenu
de l'Etat, il reproduit les observations de A. Ferguson, son maître, contre la
division du travail. (Wealth of Nations, l. IV, c. 1.) Retour au texte (81)
82 « Les prix des choses s'élèvent
dans chaque pays à mesure que l'or et l'argent augmentent dans la population;
si donc l'or et l'argent diminuent dans un pays, les prix de toutes choses
baisseront proportionnellement à cette diminution de monnaie. » (Jacob
Vanderlint, Money answers all things, London, 1734, p. 5.) - Une
comparaison plus attentive de l'écrit de Vanderlint et de l'essai de Hume ne me
laisse pas le moindre doute que ce dernier connaissait l’œuvre de son
prédécesseur et en tirait parti. On trouve aussi chez Barbon et beaucoup
d'autres écrivains avant lui cette opinion que la masse des moyens de
circulation détermine les prix. « Aucun inconvénient, dit-il, ne peut provenir
de la liberté absolue du commerce, mais au contraire un grand avantage...
puisque si l'argent comptant d'une nation en éprouve une diminution, ce que les
prohibitions sont chargées de prévenir, les autres nations qui acquièrent
l'argent verront certainement les prix de toutes choses s'élever chez elles, à
mesure que la monnaie y augmente... et nos manufactures parviendront à livrer à
assez bas prix, pour faire incliner la balance du commerce en notre faveur et
faire revenir ainsi la monnaie chez nous (l. c., p. 44).
83 Il est évident que chaque espèce
de marchandise forme, par son prix, un élément du prix total de
toutes les marchandises en circulation. Mais il est impossible de
comprendre comment un tas de valeurs d'usage incommensurables entre
elles peut s'échanger contre la masse d'or ou d'argent qui se trouve dans un
pays. Si l'on réduisait l'ensemble des marchandises à une marchandise
générale unique, dont chaque marchandise ne formerait qu'une partie
aliquote, on obtiendrait cette équation absurde : Marchandise générale = x
quintaux d'or, marchandise A =
partie aliquote de la marchandise générale = même partie aliquote de x quintaux
d'or. Ceci est très naïvement exprimé par Montesquieu : « Si l'on compare la
masse de l'or et de l'argent qui est dans le monde, avec la somme des
marchandises qui y sont, il est certain que chaque denrée ou marchandise, en
particulier, pourra être comparée à une certaine portion de l'autre. Supposons
qu'il n'y ait qu'une seule denrée ou marchandise dans le monde, ou qu'il
n'y en ait qu'une seule qui s'achète, et qu'elle se divise comme l'argent; une
partie de cette marchandise répondra à une partie de la masse d'argent; la
moitié du total de l'une à la moitié du total de l'autre, etc. L'établissement
du prix des choses dépend toujours fondamentalement de la raison du total des
choses au total des signes. » (Montesquieu, l. c., t. III, p. 12, 13.)
Pour les développements donnés à cette théorie par Ricardo, par son disciple
James Mill, Lord Overstone, etc., V. mon écrit : Zur Kritik, etc., p.
140-146 et p. 150 et suiv. M. J. St. Mill, avec la logique éclectique qu'il
manie si bien, s'arrange de façon à être tout à la fois de l'opinion de son
père James Mill et de l'opinion opposée. Si l'on compare le texte de son traité
: Principes d'economie politique, avec la préface de la première édition
dans laquelle il se présente lui-même comme l'Adam Smith de notre époque, on ne
sait quoi le plus admirer, de la naïveté de l'homme ou de celle du public qui
l'a pris, en effet, pour un Adam Smith, bien qu'il ressemble à ce dernier comme
le général Williams de Kars au duc de Wellington. Les recherches originales,
d'ailleurs peu étendues et peu profondes de M. J. Si. Mill dans le domaine de
l'économie politique, se trouvent toutes rangées en bataille dans son petit
écrit paru en 1844, sous le titre : Some unsettled questions of political
economy. - Quant à Locke, il exprime tout crûment la liaison entre sa
théorie de la non-valeur des métaux précieux et la détermination de leur valeur
par leur seule quantité. « L'humanité ayant consenti à accorder à l'or et à
l'argent une valeur imaginaire... la valeur intrinsèque considérée dans ces
métaux n'est rien autre chose que quantité. » (Locke, « Some Considerations,
etc. », 1691. Ed. de 1777, vol. 11, p. 15.)
84 Je n'ai pas à m'occuper ici du droit
de seigneuriage et d'autres détails de ce genre. Je mentionnerai cependant à
l'adresse du sycophante Adam Muller, qui admire « la grandiose
libéralité avec laquelle le gouvernement anglais monnaye gratuitement », le
jugement suivant de Sir Dudley North : « L'or et l'argent, comme les
autres marchandises, ont leur flux et leur reflux. En arrive-t-il des quantités
d'Espagne... on le porte à la Tour et il est aussitôt monnayé. Quelque temps
après vient une demande de lingots pour l'exportation. S'il n'y en a pas et que
tout soit en monnaie, que faire ? Eh bien! qu'on refonde tout de nouveau; il
n'y a rien à y perdre, puisque cela ne coûte rien au possesseur. C'est ainsi
qu'on se moque de la nation et qu'on lui fait payer le tressage de la paille à
donner aux ânes. Si le marchand (North lui-même était un des premiers
négociants du temps de Charles II) avait à payer le prix du monnayage, il
n'enverrait pas ainsi son argent à la Tour sans plus de réflexion, et la
monnaie conserverait toujours une valeur supérieure à celle du métal non
monnayé. » (North, l. c., p. 18.) Retour
au texte (84)
85 « Si l'argent ne dépassait jamais
ce dont on a besoin pour les petits payements, il ne pourrait être ramassé en
assez grande quantité pour les payements plus importants... L'usage de l'or
dans les gros payements implique donc son usage dans le commerce de détail.
Ceux qui ont de la monnaie d'or l'offrent pour de petits achats et reçoivent
avec la marchandise achetée un solde d'argent en retour. Par ce moyen, le
surplus d'argent qui sans cela encombrerait le commerce de détail est dispersé
dans la circulation générale. Mais, s'il y a autant d'argent qu'en exigent les
petits payements, indépendamment de l'or, le marchand en détail recevra alors
de l'argent pour les petits achats et le verra nécessairement s'accumuler dans
ses mains. » (David Buchanan, Inquiry into the Taxation and commercial
Policy of Great Britain. Edinburgh, 1844, p. 248, 249.) Retour au texte (85)
86 Le mandarin des finances Wan-mao-in
s'avisa un jour de présenter au fils du ciel un projet dont le but caché
était de transformer les assignats de l'Empire chinois en billets de banque
convertibles. Le comité des assignats d'avril 1854 se chargea de lui laver la
tête, et proprement. Lui fit-il administrer la volée de coups de bambous
traditionnelle, c'est ce qu'on ne dit pas. « Le comité », telle est la
conclusion du rapport, « a examiné ce projet avec attention et trouve que tout
en lui a uniquement en vue l'intérêt des marchands, mais que rien n'y est
avantageux pour la couronne. » (Arbeiten der Kaiserlich Russischen
Gesandtschaft zu Peking fiber China. Aus dem Russischen von Dr. K. Abel und F.
A. Mecklenburg. Erster Band. Berlin, 1858, p. 47 et suiv.) - Sur la perte
métallique éprouvée par les monnaies d'or dans leur circulation, voici ce
que dit le gouverneur de la Banque d'Angleterre, appelé comme témoin devant la
Chambre des lords (Bank-acts Committee). - « Chaque année, une nouvelle classe
de souverains (non politique - le souverain est le nom d'une l. st.) est
trouvée trop légère. Cette classe qui telle année possède le poids légal perd
assez par le frottement pour faire pencher, l'année
après, le plateau de Ia balance contre elle. » Retour au texte (86)
87 Le passage suivant, emprunté à
Fullarton, montre quelle idée confuse se font même les meilleurs écrivains de
la nature de l'argent et de ses fonctions diverses. « Un fait qui, selon moi,
n'admet point de dénégation, c'est que pour tout ce qui concerne nos échanges à
l'intérieur, les fonctions monétaires que remplissent ordinairement les
monnaies d'or et d'argent peuvent être remplies avec autant d'efficacité par
des billets inconvertibles, n'ayant pas d'autre valeur que cette valeur factice
et conventionnelle qui leur vient de la loi. Une valeur de ce genre peut être
réputée avoir tous les avantages d'une valeur intrinsèque et permettra même de
se passer d'un étalon de valeur, à la seule condition qu'on en limitera, comme
il convient, le nombre des émissions. » (John Fuilarton, Régulation of
Currencies, 2° éd., London, 1845, p. 21.) - Ainsi donc, parce que la
marchandise argent peut être remplacée dans la circulation par de simples
signes de valeur, son rôle de mesure des valeurs et d'étalon des prix est
déclaré superflu ! Retour au texte (87)
88 De ce fait, que l'or et l'argent
en tant que numéraire ou dans la fonction exclusive d'instrument de circulation
arrivent à n'être que des simples signes d'eux-mêmes, Nicolas Barbon fait
dériver le droit des gouvernements « to raise money », c'est-à-dire de
donner à un quantum d'argent, qui s'appellerait franc, le nom d'un quantum plus
grand, tel qu'un écu, et de ne donner ainsi à leurs créanciers qu'un franc, au lieu
d'un écu. « La monnaie s'use et perd de son poids en passant par un grand
nombre de mains... C'est sa dénomination et son cours que l'on regarde dans les
marches et non sa qualité d'argent. Le métal n'est fait monnaie que par
l'autorité publique. » (N. Barbon, l. c., p. 29, 30, 45.)
89 « Une richesse en argent n'est
que... richesse en productions, converties en argent. » (Mercier de la Rivière,
l. c., p. 557.) « Une valeur en productions n'a fait que changer de forme. » (Id.,
p. 485.)
90 « C'est grâce à cet usage qu'ils
maintiennent leurs articles et leurs manufactures à des taux aussi bas. »
(Vanderlint, l. c., p. 95, 96.)
91 « Money is a pledge. » (John
Bellers, Essay about the Poor, manufactures, trade, plantations and
immorality, London, 1699, p. 13.)
92 Achat, dans le sens catégorique, suppose en effet que l'or ou
l'argent dans les mains de l'èchangiste proviennent, non pas directement de son
industrie, mais de la
vente de sa marchandise. Retour
au texte (92)
93 Henri III, roi très-chrétien de
France, dépouille les cloîtres, les monastères, etc., de leurs reliques pour en
faire de l'argent. On sait quel rôle a joué dans l'histoire grecque le pillage
des trésors du temple de Delphes par les Phocéens. Les temples, chez les
anciens, servaient de demeure au dieu des marchandises. C'étaient des
« banques sacrées ». Pour les Phéniciens, peuple marchand par excellence,
l'argent était l'aspect transfiguré de toutes choses. Il était donc dans
l'ordre que les jeunes filles qui se livraient aux étrangers pour de l'argent
dans les fêtes d'Astarté offrissent à la déesse les pièces d'argent reçues
comme emblème de leur virginité immolée sur son autel. Retour au texte (93)
94 Gold, yellow, glittering precious
Gold !
Thus much of this will make black white; foul, fair;
Wrong, right; base,
noble; old, young; coward, valiant
...What this, you Gods! why ibis
Will lug
your priests and servants front your sides;
This yellow slave
Will knit and
break religions; bless the accursed;
Make the hoar leprosy adored; place
thieves
And give them, title, knee and approbation,
With senators of the bench;
this is it,
That makes, the wappend widow wed again
...Come damned earth,
Thou
common whore of mankind
« Or précieux, or jaune et luisant' en voici assez pour rendre le noir
blanc, le laid beau, l'injuste juste, le vil noble, le vieux jeune, le lâche
vaillant !... Qu'est-ce, cela, ô dieux immortels ? Cela, c'est ce qui détourne
de vos autels vos prêtres et leurs acolytes Cet esclave jaune bâtit et démolit
vos religions, fait bénir les maudits, adorer la lèpre blanche; place les
voleurs au banc des sénateurs et leur donne titres, hommages et génuflexions.
C'est lui qui fait une nouvelle mariée de la veuve vieille et usée. Allons,
argile damnée, catin du genre humain... » (Shakespeare, Timon of Athens.)
Retour au texte (94)
95 « Rien n'a, comme l'argent,
suscité parmi les hommes de mauvaises lois et tic mauvaises moeurs; c'est lui
qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs
demeures; c'est lui qui détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu'il y
a de honteux et de funeste à l'homme et leur apprend à e xtraire de chaque
chose le mal et l'impiété. » (Sophocle, Antigone.) Retour au texte (95)
96 « Accroître autant que possible le
nombre des vendeurs de toute marchandise, diminuer autant que possible le
nombre des acheteurs, tel est le résumé des opérations de l'économie politique.
» (Verri, l. c., p. 52.) Retour
au texte (96)
97 « Pour faire marcher le commerce
d'une nation, il faut une somme de monnaie déterminée, qui varie et se trouve
tantôt plus grande, tantôt plus petite... Ce flux et reflux de la monnaie
s'équilibre de lui-même, sans le secours des politiques... Les pistons
travaillent alternativement; si la monnaie est rare, on monnaye les lingots; si
les lingots sont rares, on fond la monnaie. » (Sir D. North, l. c., p. 22.)
John Stuart Mill, longtemps fonctionnaire de la Compagnie des Indes, confirme
ce fait que les ornements et bijoux en argent sont encore employés dans l'Inde
comme réserves. « On sort les ornements d'argent et on les monnaye quand le
taux de l'intérêt est élevé, et ils retournent à leurs possesseurs quand le
taux de l'intérêt baisse. » (J. St. Mill, Evidence, Reports on Bankacts, 1857,
n° 2084). D'après un document parlementaire de 1864 sur l'importation et
l'exportation de l'or et de l'argent dans l'Inde, l'importation en 1863 dépassa
l'exportation de dix-neuf millions trois cent soixante-sept mille sept cent
soixante-quatre livres sterling. Dans les huit années avant 1864, l'excédent de
l'importation des métaux précieux sur leur exportation atteignit cent neuf
millions six cent cinquante-deux mille neuf cent dix-sept livres sterling. Dans
le cours de ce siècle, il a été monnayé dans l'Inde plus de deux cents millions
de livres sterling.
98 Voici quels étaient les rapports
de créanciers à débiteurs en Angleterre au commencement du XVIII° siècle : « Il
règne ici, en Angleterre, un tel esprit de cruauté parmi les gens de commerce
qu'on ne pourrait rencontrer rien de semblable dans aucune autre société
d'hommes, ni dans aucun autre pays du monde. » (An Essay on Credit and the
Bankrupt Act, London, 1707, p. 2). Retour au texte (98)
99 La citation suivante empruntée à
mon précédent ouvrage, Critique de l'économie politique, 1859, montre
pourquoi je n'ai pas parlé dans le texte d'une forme opposée. « Inversement,
dans le procédé A - M, l'argent peut être mis dehors comme moyen d'achat et le
prix de la marchandise être ainsi réalisé avant que la valeur d'usage de
l'argent soit réalisée ou la marchandise aliénée. C'est ce qui a lieu tous les
jours, par exemple, sous forme de prénumération, et c'est ainsi que le
gouvernement anglais achète dans l'Inde l'opium des Ryots. Dans ces cas
cependant, l'argent agit toujours comme moyen d'achat et n'acquiert aucune
nouvelle forme particulière... Naturellement, le capital est aussi avance sous
forme argent; mais il ne se montre pas encore à l'horizon de la circulation
simple. » (L. c., p. 112-120.) Retour
au texte (99)
100 Il faut distinguer la crise
monétaire dont nous parlons ici, et qui est une phase de n'importe quelle
crise, de cette espèce de crise particulière, à laquelle on donne le même nom,
mais qui peut former néanmoins un phénomène indépendant, de telle sorte que son
action n'influe que par contrecoup sur l'industrie et le commerce. Les crises
de ce genre ont pour pivot le capital-argent et leur sphère immédiate est aussi
celle de ce capital, - la Banque, la Bourse et la Finance. Retour au texte (100)
101 « Le revirement subit du système
de crédit en système monétaire ajoute l'effroi théorique à la panique pratique,
et les agents de la circulation tremblent devant le mystère impénétrable de
leurs propres rapports. » (Karl Marx, l. c., p. 126.) – « Le pauvre reste
morne et étonne de ce que le riche n'a plus d'argent pour le faire travailler,
et cependant le même soi et les mêmes mains qui fournissent la nourriture et
les vêtements, sont toujours là - et c'est là ce qui constitue la véritable
richesse d'une nation, et non pas l'argent. » (John Bellers, Proposals for
raising a College of Industry, London, 1696, p. 33.)
102 Voici de quelle façon ces
moments-là sont exploités : « Un jour (1839), un vieux banquier de la Cité
causant avec un de ses amis dans son cabinet, souleva le couvercle du pupitre
devant lequel il était assis et se mit à déployer des rouleaux de billets de
banque. En voilà, dit-il d'un air tout joyeux, pour cent mille livres sterling.
Ils sont là en réserve pour tendre la situation monétaire (to make the money
tight) et ils seront tous dehors à 3 heures, cet après-midi.
» (The Theory of the Exchanges, the Bank Charter
Art of 1844, London, 1864 p. 81.) L'organe semi-officiel, l’Observer, publiait
à la date du 28 avril 1864 : « Il court certains bruits vraiment curieux sur
les moyens auxquels on a eu recours pour créer une disette de billets de
banque. Bien qu'il soit fort douteux, qu'on ait eu recours à quelque artifice
de ce genre, la rumeur qui s'en est répandue a été si générale qu'elle mérite
réellement d'être mentionnée. »
103 « Le montant des ventes ou achats
contractés dans le cours d'un jour quelconque n'affectera en rien la quantité de
la monnaie en circulation ce jour-là même, mais pour la plupart des cas, il se
résoudra en une multitude de traites sur la quantité d'argent qui peut se
trouver en circulation à des dates ultérieures plus ou moins éloignées. - Il
n'est pas nécessaire que les billets signés ou les crédits ouverts aujourd'hui
aient un rapport quelconque relativement, soit à la quantité, au montant ou à
la durée, avec ceux qui seront signés ou contractés demain ou après-demain;
bien plus, beaucoup de billets et de crédits d'aujourd'hui se présentent à
l'échéance avec une masse de payements, dont l'origine embrasse une suite de
dates antérieures absolument indéfinies; ainsi, souvent des billets à douze,
six, trois et un mois, réunis ensemble, entrent dans la masse commune des
payements à effectuer le même jour. » (The Currency question
reviewed; a letter to the Scotch people by a banker in England, Edimburg,
1845, p. 29, 30, passim.)
104 Pour montrer par un exemple dans quelle
faible proportion l'argent comptant entre dans les opérations commerciales
proprement dites, nous donnons ici le tableau des recettes et des dépenses
annuelles d'une des plus grandes maisons de commerce de Londres. Ses
transactions dans l'année 1856, lesquelles comprennent bien des millions de
livres sterling, sont ici ramenées à l'échelle d'un million :
Recettes |
Dépenses |
||
Traites de banquiers et de
marchands payables à terme |
₤ 533 596 |
Traites payables à terme |
₤ 302 674 |
Chèques de banquiers, etc.,
payables à vue |
₤ 357 715 |
Chèques sur des banquiers de Londres |
₤ 663 672 |
Billets des banques provinciales |
₤ 9 627 |
|
|
Billets de la Banque d'Angleterre |
₤ 68 554 |
Billets de la Banque d'Angleterre |
₤ 22 743 |
Or |
₤ 28089 |
Or |
₤ 9 427 |
Argent et cuivre |
₤ 1 486 |
Argent et cuivre |
₤ 1 484 |
Mandats de poste |
₤ 933 |
||
Total |
₤ 1 000 000 |
Total |
₤ 1 000 000 |
(Report from the select Committee on the Bank-acts,
juillet 1858, p. 71.)
105 « Des que le train du commerce est
ainsi changé, qu'on n'échange plus marchandise contre marchandise, mais qu'on vend
et qu'on paie, tous les marchés s'établissant sur le pied d'un
prix en monnaie. » (An Essay upon Publick Credit, 2° éd., London,
1710, p. 8.)
106 « L'argent est devenu le bourreau
de toutes choses. » - « La finance est l'alambic qui a fait évaporer une
quantité effroyable de biens et de denrées pour faire ce fatal précis. -
L'argent déclare la guerre à tout le genre humain. " (Boisguillebert, Dissertation
sur la nature des richesses, de l'argent et des tributs, édit. Daire; Economistes
financiers, Paris, 1843, p. 413, 417, 419.) Retour au texte (106)
107 « Le lundi de
la Pentecôte 1824, raconte M. Kraig à la Commission d'enquête parlementaire de
1826, il y eut une demande si considérable de billets de banque à Edimbourg, qu'à 11 heures du matin nous n'en
avions plus un seul dans notre portefeuille. Nous en envoyâmes chercher dans
toutes les banques, les unes après les autres, sans pouvoir en obtenir, et
beaucoup d'atfaires ne purent être conclues que sur des morceaux de papier. A 3
heures de l'après-midi, cependant, tous les billets étaient de retour aux
banques d'où ils étaient partis; ils n'avaient fait que changer de mains. »
Bien que la circulation effective moyenne des billets de banque en Ecosse
n'atteigne pas trois millions de livres sterling, il arrive cependant qu'à
certains termes de payement dans l'année, tous les billets qui se trouvent
entre les mains des banquiers, à peu près sept millions de livres sterling,
sont appelés à l'activité. « Dans les circonstances de ce genre, les billets
n'ont qu'une seule fonction à remplir, et dès qu'ils s'en
sont acquittés, ils reviennent aux différentes
banques qui les ont émis. » (John Fullarton, Regulation of Currencies, 2°
éd., London, 1845, p. 86, note.) Pour faire comprendre ce qui précède il
est bon d'ajouter qu'au temps de Fullarton les banques d'Écosse donnaient
contre les dépôts, non des chèques, mais des billets. Retour au texte (107)
108 « Dans un cas où il faudrait
quarante millions par an, les mêmes six millions (en or) pourraient-ils suffire
aux circulations et aux évolutions commerciales ? » « Oui
répond Petty avec sa supériorité habituelle. Si les évolutions se font dans des
cercles rapprochés, chaque semaine par exemple, comme cela a lieu pour les
pauvres ouvriers et artisans qui reçoivent et payent tous les samedis, alors
40/52 de un million en monnaie, permettront d'atteindre le but. Si les cercles
d'évolution sont trimestriels, suivant notre coutume de payer la rente ou de
percevoir l'impôt, dix millions seront nécessaires. Donc si nous supposons que
les payements en général s'effectuent entre une semaine et trois, il faudra
alors ajouter dix millions à 40/52, dont la moitié est cinq millions et demi de
sorte que si nous avons cinq millions et demi, nous avons assez. » (William
Petty, Political anatomy of Ireland, 1672, édit., London, 1691,
p. 13, 14.) Retour au texte (108)
109 C'est ce qui démontre l'absurdité
de toute législation qui prescrit aux banques nationales de ne tenir en réserve
que le métal précieux qui fonctionne comme monnaie dans l'intérieur du pays.
Les difficultés que s'est ainsi créées volontairement la banque d'Angleterre,
par exemple, sont connues. Dans le Bank-act de 1844, Sir Robert Peel
chercha à remédier aux inconvénients, en permettant à la banque d'émettre des
billets sur des lingots d'argent, à la condition cependant que la réserve
d'argent ne dépasserait jamais d'un quart la réserve d'or. Dans ces
circonstances, la valeur de l'argent est estimée chaque fois d'après son prix
en or sur le marché de Londres. - Sur les grandes époques historiques du
changement de la valeur relative de l'or et de l'argent, V. Karl Marx, l. c.,
p. 136 et suiv. Retour
au texte (109)
110 Les adversaires du système
mercantile, d'après lequel le but du commerce international n'est pas autre
chose que le solde en or ou en argent de l'excédent d'une balance de commerce
sur l'autre, méconnaissaient complètement de leur côté la fonction de la monnaie
universelle. La fausse interprétation du mouvement international des métaux
précieux, n'est que le reflet de la fausse interprétation des lois qui règlent
la masse des moyens de la circulation intérieure, ainsi que je l'ai montré par
l'exemple de Ricardo (l. c., p. 150). Son dogme erroné : « Une balance de
commerce défavorable ne provient jamais que de la surabondance de la monnaie
courante... » « l'exportation de la monnaie est causée par son bas prix, et
n'est point l'effet, mais la cause d'une balance défavorable » se trouve dêiâ
chez Barbon : « La balance du commerce, s'il y en a une, n'est point
la cause de l'exportation de la monnaie d'une nation ci l'étranger,, mais
elle provient de la différence de valeur de l'or ou de l'argent en lingots
dans chaque pays. » (N. Barbon, l. c., p. 59, 60.) Mac
Culloch, dans sa Literature of Political Economy, a classified catalogue, London,
1845, loue Barbon pour cette anticipation, mais évite avec soin de dire
un seul mot des formes naïves sous lesquelles se montrent encore chez ce
dernier les suppositions absurdes du « currency principle ». L'absence de
critique et même la déloyauté de ce catalogue éclatent surtout dans la partie
qui traite de l'histoire de la théorie de l'argent. La raison en est que le
sycophante Mac Culloch fait ici sa cour à Lord Overstone (l'ex-banquier Loyd),
qu'il désigne sous le nom de « facile princeps argentariorum ». Retour au texte (110)
111 Par exemple, la forme-monnaie de
la valeur peut être de rigueur dans les cas de subsides, d'emprunts contractés
pour faire la guerre ou mettre une banque à même de reprendre le payement de
ses billets, etc.
112 « Il n'est pas, selon moi, de preuve
plus convaincante de l'aptitude des fonds de réserve à mener à bon terme toutes
les affaires internationales, sans aucun recours à la circulation générale, que
la facilité avec laquelle la France, à peine revenue du choc d'une invasion
étrangère, compléta dans l'espace de vingt-sept mois le payement d'une
contribution forcée de près de vingt millions de livres exigés par les
Puissances alliées, et en fournit la plus grande partie en espèces, sans le
moindre dérangement dans son commerce intérieur et même sans fluctuations
alarmantes dans ses échanges. » (Fullarton, l. c., p. 141.)
113 « L'argent se partage entre les
nations relativement au besoin qu'elles en ont... étant toujours attiré par les
productions. » (Le Trosne, l. c., p. 916.) « Les mines qui fournissent
continuellement de l'argent et de l'or en fournissent assez pour subvenir aux
besoins de tous les pays. » (Vanderlint, l. c., p. 80.) Retour au texte (113)
114
« Le change subit chaque semaine des alternations de hausse et de
baisse; il se tourne à certaines époques de l'année contre un pays et se tourne
en sa faveur à d'autres époques. » (N. Barbon, l. c., p. 39).
115 Ces diverses fonctions peuvent
entrer en un conflit dangereux, dès qu'il s'y joint la fonction d'un fonds de
conversion pour les billets de banque. Retour au texte (115)
116 « Tout ce qui, en fait de monnaie,
dépasse le strict nécessaire pour un commerce intérieur, est un capital mort et
ne porte aucun profit au pays dans lequel il est retenu. » (John Bellers, l.
c., p. 12.) - « Si nous avons trop de monnaie, que faire ? Il faut fondre
celle qui a le plus de poids et la transformer en vaisselle splendide, en vases
ou ustensiles d'or et d'argent, ou l'exporter comme une marchandise là où on la
désire, ou la placer à intérêt là où l'intérêt est élevé. » (W. Petty, Quantulumeumque,
p. 39.) - « La monnaie n'est, pour ainsi dire, que la graisse du corps
politique; trop nuit à son agilité, trop peu le rend malade... de même que la
graisse lubrifie les muscles et favorise leurs mouvements, entretient le corps
quand la nourriture fait défaut, remplit les cavités et donne un aspect de beauté
à tout l'ensemble; de même la monnaie, dans un Etat accélère son action, le
fait vivre du dehors dans un temps de disette au-dedans, règle les comptes...
et embellit le tout, mais plus spécialement, ajoute Petty avec ironie, les
particuliers qui la possèdent en abondance. » (W. Petty, Political anatomy
of Ireland, p. 14.)