Karl Marx
Le Capital
Livre premier
Le développement de la production capitaliste
TABLE DES MATIERES
Septième section :
accumulation du capital
XXIII. Reproduction simple
XXIV. Transformation de la plus-value en capital
2.Fausse
interprétation de la production sur une échelle progressive.
3.Division
de la plus-value en capital et en revenu. – Théorie de l’abstinence.
5.Le
prétendu fonds de travail (Labour fund).
XXV. Loi générale de l'accumulation capitaliste
3.Production
croissante d’une surpopulation relative ou d’une armée industrielle de réserve.
4.Formes
d’existence de la surpopulation relative. Loi générale de l’accumulation
capitaliste.
5.Illustration de la loi générale de
l'accumulation capitaliste
a) L'Angleterre de 1846 à 1866.
b) Les couches
industrielles mal payées.
c) La population
nomade. ‑ Les mineurs.
d) Effet des crises sur
la partie la mieux payée de la classe ouvrière.
e) Le prolétariat
agricole anglais.
f) Irlande.
Septième section : accumulation du
capital
Introduction
La conversion d'une somme d'argent en moyens de
production et force de travail, ce premier mouvement de la valeur destinée à
fonctionner comme capital, a lieu sur le marché, dans la sphère de la circulation.
Le procès de production, la deuxième phase du
mouvement, prend fin dès que les moyens de production sont transformés en
marchandises dont la valeur excède celle de leurs éléments constitutifs ou
renferme une plus-value en sus du capital avancé.
Les marchandises doivent alors être jetées dans la
sphère de la circulation. Il faut les vendre, réaliser leur valeur en argent,
puis transformer de nouveau cet argent en capital et ainsi de suite.
C'est ce mouvement circulaire à travers ces phases
successives qui constitue la circulation du capital.
La première condition de l'accumulation, c'est que le
c?apitaliste ait déjà réussi à vendre ses marchandises et à retransformer en
capital la plus grande partie de l'argent ainsi obtenu. Dans l'exposé suivant
il est sous-entendu que le capital accomplit d'une manière normale le cours de
sa circulation, dont nous remettons l'analyse ultérieure au deuxième livre.
Le capitaliste qui produit la plus-value,
c'est-à-dire qui extrait directement de l'ouvrier du travail non payé et fixé
dans des marchandises, se l'approprie le premier, mais il n'en reste pas le
dernier possesseur. Il doit au contraire la partager en sous-ordre avec
d'autres capitalistes qui accomplissent d'autres fonctions dans l'ensemble de
la production sociale, avec le propriétaire foncier, etc.
La plus-value se scinde donc en diverses parties, en
fragments qui échoient à diverses catégories de personnes et revêtent des
formes diverses, apparemment indépendantes les unes des autres, telles que
profit industriel, intérêt, gain commercial, rente foncière, etc. Mais ce
fractionnement ne change ni la nature de la plus-value, ni les conditions dans
lesquelles elle devient la source de l'accumulation. Quelle qu'en soit la
portion que le capitaliste entrepreneur retienne pour lui ou transmette à
d'autres, c'est toujours lui qui en premier lieu se l'approprie tout entière et
qui seul la convertit en capital. Sans nous arrêter à la répartition et aux
transformations de la plus-value, dont nous ferons l'étude dans le troisième
livre, nous pouvons donc traiter le capitaliste industriel, tel que fabricant,
fermier, etc., comme le seul possesseur de la plus-value, ou si l'on veut comme
le représentant de tous les partageants entre lesquels le butin se distribue.
Le mouvement intermédiaire de la circulation et le
fractionnement de la plus-value en diverses parties, revêtant des formes
diverses, compliquent et obscurcissent le procès fondamental de l'accumulation.
Pour en simplifier l'analyse, il faut donc préalablement laisser de côté tous
ces phénomènes qui dissimulent le jeu intime de son mécanisme et étudier
l'accumulation au point de vue de la production.
Chapitre XXIII : Reproduction simple
Quelle que soit la forme sociale que le procès de
production revête, il doit être continu ou, ce qui revient au même, repasser
périodiquement par les mêmes phases. Une société ne peut cesser de produire non
plus que de consommer. Considéré, non sous son aspect isolé, mais dans le cours
de sa rénovation incessante, tout procès de production social est donc en même
temps procès de reproduction.
Les conditions de la production sont aussi celles de
la reproduction. Une société ne peut reproduire, c'est à dire produire
d'une manière continue, sans retransformer continuellement une partie de ses
produits en moyens de production, en éléments de nouveaux produits. Toutes
circonstances restant les mêmes, elle ne peut maintenir sa richesse sur le même
pied qu'en remplaçant les moyens de travail, les matières premières, les
matières auxiliaires, en un mot les moyens de production consommés dans le
cours d'une année par exemple, par une quantité égale d'autres articles de la
même espèce. Cette partie du produit annuel, qu'il faut en détacher
régulièrement pour l'incorporer toujours de nouveau au procès de production,
appartient donc à la production. Destinée dès son origine à la consommation
productive, elle consiste pour la plupart en choses que leur mode d'existence même
rend inaptes à servir de moyens de jouissance. Si la production possède la
forme capitaliste, il en sera de même de la reproduction. Là, le procès de
travail sert de moyen pour créer de la plus-value; ici il sert de moyen pour
perpétuer comme capital, c'est à dire comme valeur rendant la valeur,
la valeur une fois avancée.
Le caractère économique de capitaliste ne s'attache
donc à un homme qu'autant qu'il fait fonctionner son argent comme capital. Si
cette année, par exemple, il avance cent livres sterling, les transforme en
capital et en tire une plus-value de vingt livres sterling, il lui faut répéter
l'année suivante la même opération.
Comme incrément périodique de la valeur avancée, la
plus-value acquiert la forme d'un revenu provenant du capital (808).
Si le capitaliste emploie ce revenu seulement comme
fonds de consommation, aussi périodiquement dépensé que gagné, il y aura,
toutes circonstances restant les mêmes, simple reproduction, ou en d'autres
termes, le capital continuera à fonctionner sans s'agrandir. Le procès de
production, périodiquement recommencé, passera toujours par les mêmes phases
dans un temps donné, mais il se répétera toujours sur la même échelle.
Néanmoins cette répétition ou continuité lui imprime certains caractères
nouveaux ou, pour mieux dire, fait disparaître les caractères apparents qu'il
présentait sous son aspect d'acte isolé.
Considérons d'abord cette partie du capital qui est
avancée en salaires, ou le capital variable.
Avant de commencer à produire, le capitaliste achète
des forces de travail pour un temps déterminé, et renouvelle cette transaction
à l'échéance du terme stipulé, après une certaine période de production,
semaine, mois, etc. Mais il ne paie que lorsque l'ouvrier a déjà fonctionné et
ajouté au produit et la valeur de sa propre force et une plus-value. Outre la
plus-value, le fonds de consommation du capitaliste, l'ouvrier a donc produit
le fonds de son propre payement, le capital variable, avant que celui-ci
lui revienne sous forme de salaire, et il n'est employé qu'aussi longtemps
qu'il continue à le reproduire. De là la formule des économistes (voy. ch.
XVII) qui représente le salaire comme portion du produit achevé
(809). En effet, des marchandises que le travailleur
reproduit constamment, une partie lui fait retour constamment sous forme de
salaire. Cette quote-part, il est vrai, lui est payée en argent, mais l'argent
n'est que la figure valeur des marchandises.
Pendant que l'ouvrier est occupé à transformer en
nouveau produit une partie des moyens de production, le produit de son travail
passé circule sur le marché où il se transforme en argent. C'est ainsi qu'une
partie du travail qu'il a exécuté la semaine précédente ou le dernier semestre
paye son travail d'aujourd'hui ou du semestre prochain.
L'illusion produite par la circulation des
marchandises disparaît dès que l'on substitue au capitaliste individuel et à
ses ouvriers, la classe capitaliste et la classe ouvrière. La classe
capitaliste donne régulièrement sous forme monnaie à la classe ouvrière des
mandats sur une partie des produits que celle ci a confectionnés et que
celle là s'est appropriés. La classe ouvrière rend aussi constamment ces
mandats à la classe capitaliste pour en retirer la quote part qui lui
revient de son propre produit. Ce qui déguise cette transaction, c'est la forme
marchandise du produit et la forme argent de la marchandise.
Le capital variable (810) n'est donc qu'une forme historique particulière du soi disant
fonds d'entretien du travail (811)
que le travailleur doit toujours produire et reproduire lui même dans tous
les systèmes de production possibles. Si, dans le système capitaliste, ce fonds
n'arrive à l'ouvrier que sous forme de salaire, de moyens de payement de son
travail, c'est parce que là son propre produit s'éloigne toujours de lui sous
forme de capital. Mais cela ne change rien au fait, que ce n'est qu'une partie
de son propre travail passé et déjà réalisé, que l'ouvrier reçoit comme avance
du capitaliste (812).
Prenons, par exemple, un paysan corvéable qui avec
ses moyens de production travaille sur son propre champ trois jours de la
semaine et les trois jours suivants fait la corvée sur la terre seigneuriale.
Son fonds d'entretien, qu'il reproduit constamment pour lui même et dont
il reste le seul possesseur, ne prend jamais vis à vis de lui la
forme de moyens de payement dont un tiers lui aurait fait l'avance, mais, en
revanche, son travail forcé et gratuit ne prend jamais la forme de travail
volontaire et payé. Supposons maintenant que son champ, son bétail, ses
semences, en un mot ses moyens de production lui soient arrachés par son
maître, auquel il est réduit désormais à vendre son travail. Toutes les autres
circonstances restant les mêmes, il travaillera toujours six jours par semaine,
trois jours pour son propre entretien et trois jours pour son ex seigneur,
dont il est devenu le salarié. Il continue à user les mêmes moyens de
production et à transmettre leur valeur au produit. Une certaine partie de
celui ci rentre, comme autrefois, dans la reproduction. Mais à partir du
moment où le servage s'est converti en salariat, le fonds d'entretien de l'ancien
corvéable, que celui ci ne cesse pas de reproduire lui même, prend
aussitôt la forme d'un capital dont le ci devant seigneur fait l'avance en
le payant.
L'économiste bourgeois, incapable de distinguer la
forme du fond, ferme les yeux à ce fait que même chez les cultivateurs de
l'Europe continentale et de l'Amérique du Nord, le fonds d'entretien du travail
ne revêt qu'exceptionneIlement la forme de capital (813), d'une avance faite au producteur immédiat par le
capitaliste entrepreneur.
Le capital variable ne perd cependant son caractère d'avance (814) provenant du propre fonds du
capitaliste que grâce au renouvellement périodique du procès de production.
Mais avant de se renouveler, ce procès doit avoir commencé et duré un certain
laps de temps, pendant lequel l'ouvrier ne pouvait encore être payé en son
propre produit ni non plus vivre de l'air du temps. Ne fallait il donc
pas, la première fois qu'elle se présenta au marché du travail, que la classe capitaliste
eût déjà accumulé par ses propres labeurs et ses propres épargnes des trésors
qui la mettaient en état d'avancer les subsistances de l'ouvrier sous forme de
monnaie ? Provisoirement nous voulons bien accepter cette solution du problème,
en nous réservant d'y regarder de plus près dans le chapitre sur la
soi disant accumulation primitive.
Toutefois, en ne faisant que perpétuer le
fonctionnement du même capital, ou répéter sans cesse le procès de production
sur une échelle permanente, la reproduction continue opère un autre changement,
qui altère le caractère primitif et de la partie variable et de la partie
constante du capital avancé.
Si un capital de mille livres sterling rapporte
périodiquement, soit tous les ans, une plus-value de deux cents livres sterling
que le capitaliste consomme chaque année, il est clair que le procès de
production annuel ayant été répété cinq fois, la somme de la plus-value sera
égale à 5 x 200 ou mille livres sterling, c'est à dire à la valeur
totale du capital avancé. Si la plus-value annuelle n'était consommée qu'en
partie, qu'à moitié par exemple, le même résultat se produirait au bout de dix
ans, car 10 x 100 = 1000. Généralement parlant : En divisant le capital
avancé par la plus-value annuellement consommée, on obtient le nombre d'années
ou de périodes de production après l'écoulement desquelles le capital primitif
a été consommé par le capitaliste, et a, par conséquent, disparu.
Le capitaliste se figure sans doute qu'il a consommé
la plus-value et conservé la valeur capital, mais sa manière de voir ne
change rien au fait, qu'après une certaine période la valeur-capital qui lui
appartenait égale la somme de plus-value qu'il a acquise gratuitement pendant
la même période, et que la somme de valeur qu'il a consommée égale celle qu'il
a avancée. De l'ancien capital qu'il a avancé de son propre fonds, il n'existe
donc plus un seul atome de valeur.
Il est vrai qu'il tient toujours en main un capital
dont la grandeur n'a pas changé et dont une partie, bâtiments, machines, etc.,
était déjà là lorsqu'il mit son entreprise en train. Mais il s'agit ici de la
valeur du capital et non de ses éléments matériels. Quand un homme mange tout
son bien en contractant des dettes, la valeur de son bien ne représente plus
que la somme de ses dettes. De même, quand le capitaliste a mangé l'équivalent
de son capital avancé, la valeur de ce capital ne représente plus que la somme
de plus-value qu'il a accaparée.
Abstraction faite de toute accumulation proprement
dite, la reproduction simple suffit donc pour transformer tôt ou tard tout
capital avancé en capital accumulé ou en plus-value capitalisée. Ce capital,
fût il même, à son entrée dans le procès de production, acquis par le
travail personnel de l'entrepreneur, devient, après une période plus ou moins
longue, valeur acquise sans équivalent, matérialisation du travail d'autrui non
payé.
Au début de notre analyse (deuxième section), nous
avons vu qu'il ne suffit pas de la production et de la circulation des
marchandises pour faire naître le capital. Il fallait encore que l'homme aux
écus trouvât sur le marché d'autres hommes, libres, mais forcés à vendre
volontairement leur force de travail, parce que d'autre chose à vendre ils
n'avaient miette. La séparation entre produit et producteur, entre une catégorie
de personnes nanties de toutes les choses qu'il faut au travail pour se
réaliser, et une autre catégorie de personnes dont tout l'avoir se bornait à
leur propre force de travail, tel était le point de départ de la production
capitaliste.
Mais ce qui fut d'abord point de départ devient
ensuite, grâce à la simple reproduction, résultat constamment renouvelé. D'un
côté le procès de production ne cesse pas de transformer la richesse matérielle
en capital et moyens de jouissance pour le capitaliste; de l'autre, l'ouvrier
en sort comme il y est entré source personnelle de richesse, dénuée de
ses propres moyens de réalisation. Son travail, déjà aliéné, fait propriété du
capitaliste et incorporé au capital, même avant que le procès commence, ne peut
évidemment durant le procès se réaliser qu'en produits qui fuient de sa main.
La production capitaliste, étant en même temps consommation de la force de
travail par le capitaliste, transforme sans cesse le produit du salarié non
seulement en marchandise, mais encore en capital, en valeur qui pompe la force
créatrice de la valeur, en moyens de production qui dominent le, producteur, en
moyens de subsistance qui achètent l'ouvrier lui-même. La seule continuité ou
répétition périodique du procès de production capitaliste en reproduit et
perpétue donc la base, le travailleur dans la qualité de salarié
(815).
La consommation du travailleur est double. Dans
l'acte de production il consomme par son travail des moyens de
production afin de les convertir en produits d'une valeur supérieure à celle du
capital avancé. Voilà sa consommation productive qui est en même temps
consommation de sa force par le capitaliste auquel elle appartient
(816). Mais l'argent donné pour l'achat de cette force est
dépensé par le travailleur en moyens de subsistance, et c'est ce qui forme sa consommation
individuelle.
La consommation productive et la consommation
individuelle du travailleur sont donc parfaitement distinctes. Dans la première
il agit comme force motrice du capital et appartient au capitaliste : dans la
seconde il s'appartient à lui-même et accomplit des fonctions vitales en dehors
du procès de production. Le résultat de l'une, c'est la vie du capital; le
résultat de l'autre, c'est la vie de l'ouvrier lui-même.
Dans les chapitres sur « la journée de travail » et «
la grande industrie » des exemples nombreux, il est vrai, nous ont montré
l'ouvrier obligé à faire de sa consommation individuelle un simple incident du
procès de production. Alors les vivres qui entretiennent sa force jouent le
même rôle que l'eau et le charbon donnés en pâture à la machine à vapeur. lis
ne lui servent qu'à produire, ou bien sa consommation individuelle se confond
avec sa consommation productive. Mais cela apparaissait comme un abus dont la
production capitaliste saurait se passer à la rigueur (817).
Néanmoins, les faits changent d'aspect si l'on
envisage non le capitaliste et l'ouvrier individuels, mais la classe
capitaliste et la classe ouvrière, non des actes de production isolés, mais la
production capitaliste dans l'ensemble de sa rénovation continuelle et dans sa
portée sociale.
En convertissant en force de travail une partie de
son capital, le capitaliste pourvoit au maintien et à la mise en valeur de son
capital entier. Mais ce n'est pas tout. Il fait d'une pierre deux coups. Il
profite non seulement de ce qu'il reçoit de l'ouvrier, mais encore de ce qu'il
lui donne.
Le capital aliéné contre la force de travail est
échangé par la classe ouvrière contre des subsistances dont la consommation
sert à reproduire les muscles, nerfs, os, cerveaux, etc., des travailleurs
existants et à en former de nouveaux. Dans les limites du strict nécessaire la
consommation individuelle de la classe ouvrière est donc la transformation des
subsistances qu'elle achète par la vente de sa force de travail, en nouvelle
force de travail, en nouvelle matière à exploiter par le capital. C'est la
production et la reproduction de l'instrument le plus indispensable au
capitaliste, le travailleur lui-même. La consommation individuelle de
l'ouvrier, qu'elle ait lieu au dedans ou au dehors de l'atelier,
forme donc un élément de la reproduction du capital, de même que le nettoyage
des machines, qu'il ait lieu pendant le procès de travail ou dans les
intervalles d'interruption.
Il est vrai que le travailleur fait sa consommation
individuelle pour sa propre satisfaction et non pour celle du capitaliste. Mais
les bêtes de somme aussi aiment à manger, et qui a jamais prétendu que leur
alimentation en soit moins l'affaire du fermier ? Le capitaliste n'a pas besoin
d'y veiller; il peut s'en fier hardiment aux instincts de conservation et de
propagation du travailleur libre.
Aussi est il à mille lieues d'imiter ces brutaux
exploiteurs de mines de l'Amérique méridionale qui forcent leurs esclaves à
prendre une nourriture plus substantielle à la place de celle qui le serait
moins (818); son unique souci est de limiter
la consommation individuelle des ouvriers au strict nécessaire.
C'est pourquoi l'idéologue du capital, l'économiste
politique, ne considère comme productive que la partie de la consommation
individuelle qu'il faut à la classe ouvrière pour se perpétuer et s'accroître,
et sans laquelle le capital ne trouverait pas de force de travail à consommer
ou n'en trouverait pas assez. Tout ce que le travailleur peut dépenser
par dessus le marché pour sa jouissance, soit matérielle, soit
intellectuelle, est consommation improductive (819). Si l'accumulation du capital occasionne une hausse
de salaire qui augmente les dépenses de l'ouvrier sans mettre le capitaliste à
même de faire une plus large consommation de forces de travail, le capital additionnel
est consommé improductivement (820).
En effet, la consommation du travailleur est improductive pour lui même;
car elle ne reproduit que l'individu nécessiteux; elle est productive pour le
capitaliste et l'Etat, car elle produit la force créatrice de leur richesse (821).
Au point de vue social, la classe ouvrière est donc,
comme tout autre instrument de travail, une appartenance du capital, dont le
procès de reproduction implique dans certaines limites même la consommation
individuelle des travailleurs. En retirant sans cesse au travail son produit et
le portant au pôle opposé, le capital, ce procès empêche ses instruments
conscients de lui échapper. La consommation individuelle, qui les soutient et
les reproduit, détruit en même temps leurs subsistances, et les force ainsi à
reparaître constamment sur le marché. Une chaîne retenait l'esclave romain; ce
sont des fils invisibles qui rivent le salarié à son propriétaire. Seulement ce
propriétaire, ce n'est pas le capitaliste individuel, mais la classe
capitaliste.
Il n'y a pas longtemps que cette classe employait
encore la contrainte légale pour faire valoir son droit de propriété sur le
travailleur libre. C'est ainsi que jusqu'en 1815 il était défendu, sous de
fortes peines, aux ouvriers à la machine d'émigrer de l'Angleterre.
La reproduction de la classe ouvrière implique
l'accumulation de son habileté, transmise d'une génération à l'autre (822). Que cette habileté figure dans
l'inventaire du capitaliste, qu'il ne voie dans l'existence des ouvriers qu'une
manière d'être de son capital variable, c'est chose certaine et qu'il ne se
gêne pas d'avouer publiquement dès qu'une crise le menace de la perte de cette
propriété précieuse.
Par suite de la guerre civile américaine et de la
crise cotonnière qui en résulta, la plupart des ouvriers du Lancashire et
d'autres Comtés anglais furent jetés sur le pavé. Ils demandaient ou
l'assistance de l'Etat ou une souscription nationale volontaire pour faciliter
leur émigration. Ce cri de détresse retentissait de toutes les parties de
l'Angleterre. Alors M. Edmond Potter, ancien président de la Chambre de
commerce de Manchester, publia, dans le Times du 29 mars 1863, une
lettre qui fut à juste titre qualifiée dans la Chambre des communes de «
manifeste des fabricants (823)
». Nous en citerons quelques passages caractéristiques où le droit de propriété
du capital sur la force de travail est insolemment revendiqué.
« On dit aux ouvriers cotonniers qu'il y en a
beaucoup trop sur le marché... qu'en réduisant leur nombre d'un tiers, une.
demande convenable serait assurée aux deux autres tiers... L'opinion publique
persiste à réclamer l'émigration... Le maître (c'est à dire le
fabricant filateur, etc.) ne peut pas voir de bon gré qu'on diminue son
approvisionnement de travail, à son avis c'est un procédé aussi injuste que peu
convenable... Si l'émigration reçoit l'aide du trésor public, le maître a
certainement le droit de demander à être entendu et peut-être de protester. »
Le même Potter insiste ensuite sur l'utilité hors
ligne de l'industrie cotonnière; il raconte qu'elle a « indubitablement opéré
le drainage de la surpopulation de l'Irlande et des districts agricoles anglais
», qu'elle a fourni en 1866 cinq treizièmes de tout le commerce d'exportation
britannique, qu'elle va s'accroître de nouveau en peu d'années, dès que le
marché, surtout celui de l'Inde, sera agrandi, et dès qu'elle obtiendra « une
quantité :,de coton suffisante à six pence la livre... Le temps, ajoute-t il,
un an, deux ans, trois ans peut-être, produira la quantité nécessaire... Je
voudrais bien alors poser cette question : Cette industrie vaut elle qu'on
la maintienne; est ce la peine d'en tenir en ordre le machinisme
(c'est à dire les machines de travail vivantes), ou plutôt
n'est ce pas la folie la plus extravagante que de penser à le laisser
échapper ? Pour moi, je le crois. Je veux bien accorder que les ouvriers ne
sont pas une propriété (« I allow that the workers are not a
property »), qu'ils ne sont pas la propriété du Lancashire et des patrons; mais
ils sont la force de tous deux; ils sont la force intellectuelle, instruite et
disciplinée qu'on ne peut pas remplacer en une génération; au contraire les
machines qu'ils font travailler (« the mere machinery which they work »)
pourraient en partie être remplacées avantageusement et perfectionnées dans
l'espace d'un an (824)...
Encouragez ou permettez l'émigration de la force de travail, et après ? que
deviendra le capitaliste ? » (« Encourage or allow the working power to
emigrate and what of the capitalist ? ») Ce cri du coeur rappelle le cri
plaintif de 1792 : S'il n'y a plus de courtisans, que deviendra le perruquier ?
« Enlevez la crème des travailleurs, et le capital fixe sera largement
déprécié, et le capital circulant ne s'exposera pas à la lutte avec un maigre
approvisionnement de travail d'espèce inférieure... On nous dit que les
ouvriers eux-mêmes désirent l'émigration. Cela est très naturel de leur part...
Réduisez, comprimez l'industrie du coton en lui enlevant sa force de travail
(by taking away its working power), diminuez la dépense en salaires d'un tiers
ou de cinq millions de livres sterling, et que deviendra alors la classe
immédiatement supérieure, celle des petits boutiquiers ? Et la rente foncière,
et la location des cottages ? Que deviendront le petit fermier, le propriétaire
de maisons, le propriétaire foncier ? Et dites moi s'il peut y avoir un plan
plus meurtrier pour toutes les classes du pays, que celui qui consiste à
affaiblir la nation en exportant ses meilleurs ouvriers de fabrique, et en
dépréciant une partie de son capital le plus productif et de sa richesse ?...
Je propose un emprunt de cinq à six millions, réparti sur deux ou trois années,
administré par des commissaires spéciaux, qu'on adjoindrait aux administrations
des pauvres dans les districts cotonniers, réglementé par une loi spéciale et
accompagné d'un certain travail forcé, dans le but de maintenir la valeur
morale des receveurs d'aumônes... Peut il y avoir rien de pis pour les
propriétaires fonciers ou maîtres fabricants (can anything be worse for
landowners or masters) que de laisser partir leurs meilleurs ouvriers et de
démoraliser et indisposer ceux qui restent par une vaste émigration (825) qui fait le vide dans une province
entière, vide de valeur et vide de capital. »
Potter, l'avocat choisi des fabricants, distingue
donc deux espèces de machines, qui toutes deux appartiennent au capital, et
dont l'une reste fixée à la fabrique, tandis que l'autre la quitte après avoir
fait sa besogne quotidienne. L'une est morte, l'autre vivante. Non seulement la
première se détériore et se déprécie chaque jour, mais elle devient en grande
partie si surannée, grâce au progrès constant de la technologie, qu'on
pourrait la remplacer avantageusement au bout de quelques mois. Les machines
vivantes au contraire s'améliorent à mesure qu'elles durent et que l'habileté
transmise de génération en génération s'y est accumulée davantage. Aussi le Times
répond il au magnat de fabrique :
« M. E. Potter est si pénétré de l'importance
extraordinaire et absolue des maîtres du coton (cotton masters), que pour
maintenir cette classe et en éterniser le métier, il veut enfermer malgré eux
un demi million de travailleurs dans un grand work house moral.
L'industrie cotonnière mérite t elle qu'on la soutienne ? - demande
M. Potter. Assurément, répondons nous, par tous les moyens honorables !
Est ce la peine de tenir le machinisme en ordre ? demande de nouveau M.
Potter. Ici nous hésitons, car MM. Potter entend par machinisme le machinisme
humain, puisqu'il proteste qu'il n'a pas l'intention de le traiter comme une
propriété absolue. Il nous faut avouer que nous ne croyons pas qu'il « vaille
la peine » ou qu'il soit même possible de tenir en ordre le machinisme humain,
c'est à dire de l'enfermer et d'y mettre de l'huile, jusqu'à ce qu'on
ait besoin de s'en servir. Ce machinisme a la propriété de se rouiller s'il
reste inactif, qu'on l'huile ou qu'on le frotte tant qu'on voudra. Il est même
capable, à voir ce qui se passe, de lâcher de lui-même la vapeur et d'éclater,
ou de faire pas mal de tapage dans nos grandes villes. Il se peut bien, comme
le dit M. Potter, que la reproduction des travailleurs exige beaucoup de temps,
mais avec des mécaniciens et de l'argent on trouvera toujours des hommes durs,
entreprenants et industrieux, de quoi fabriquer plus de maîtres de fabrique
qu'il n'en sera jamais consommé... M. Potter nous annonce que l'industrie
ressuscitera de plus belle dans un, deux ou trois ans, et réclame que nous
n'allions pas encourager ou permettre l'émigration de la force de travail ! Il
est naturel, dit il, que les ouvriers désirent émigrer, mais il pense que
la nation doit enfermer malgré eux dans les districts cotonniers ce
demi million de travailleurs, avec les sept cent mille qui leur sont
attachés, et qu'elle doit en outre, par une conséquence nécessaire, refouler
par la force leur mécontentement et les entretenir au moyen d'aumônes, et tout
cela pour que les maîtres fabricants les trouvent tout prêts au moment où ils
en auront besoin... Le temps est venu, où la grande opinion publique de cette
île doit enfin faire quelque chose pour protéger cette force de travail contre
ceux qui veulent la traiter comme ils traitent le charbon, le coton et le fer.
» (« To save this working power from those who would deal with It as
they deal with iron, coal and cotton (826).
»)
L'article du Times n'était qu'un jeu d'esprit.
La « grande opinion publique » fut en réalité de l'avis du sieur Potter, que
les ouvriers de fabrique font partie du mobilier des fabricants. On mit
obstacle à leur émigration (827);
on les enferma dans le « workhouse moral » des districts cotonniers, où
ils ont toujours l'honneur de former « la force (the strength) des fabricants
cotonniers du Lancashire ».
Le procès de production capitaliste reproduit donc de
lui-même la séparation entre travailleur et conditions du travail. Il reproduit
et éternise par cela même les conditions qui forcent l'ouvrier à se vendre pour
vivre, et mettent le capitaliste en état de l'acheter pour s'enrichir (828). Ce n'est plus le hasard qui les
place en face l'un de l'autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C'est le
double moulinet du procès lui-même qui rejette toujours le premier sur le
marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours
en moyen d'achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe
capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude
économique (829) est moyennée et en même temps
dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la
fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les
oscillations des prix de marché du travail (830).
Le procès de production capitaliste considéré dans sa
continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise,
ni seulement plus-value; il produit et éternise le rapport social entre
capitaliste et salarié (831).
Chapitre XXIV : Transformation de la plus-value en
capital
I.
Reproduction sur une échelle progressive. – Comment le droit de propriété de la
production marchande devient le droit d’appropriation capitaliste.
Dans les sections précédentes nous avons vu comment
la plus-value naît du capital; nous allons maintenant voir comment le capital
sort de la plus-value.
Si, au lieu d'être dépensée, la plus-value est
avancée et employée comme capital, un nouveau capital se forme et va se joindre à
l'ancien. On accumule donc en capitalisant la plus-value (832).
Considérons cette opération d'abord au point de vue
du capitaliste individuel.
Un filateur, par exemple, a avancé deux cent
cinquante mille francs dont quatre cinquièmes en coton, machines, etc., un
cinquième en salaires, et produit annuellement deux cent quarante mille livres
de filés d'une valeur de trois cent mille francs. La plus-value de cinquante
mille francs existe dans le produit net de quarante mille livres
un sixième du produit brut que la vente convertira en une somme
d'argent de cinquante mille francs. Cinquante mille francs sont cinquante mille
francs. Leur caractère de plus-value nous indique la voie par laquelle ils sont
arrivés entre les mains du capitaliste, mais n'affecte en rien leur caractère
de valeur ou d'argent.
Pour capitaliser la somme additionnelle de cinquante
mille francs, le filateur n'aura donc, toutes autres circonstances restant les
mêmes, qu'à en avancer quatre cinquièmes dans l'achat de coton, etc., et un
cinquième dans l'achat de fileurs additionnels qui trouveront sur le marché les
subsistances dont il leur a avancé la valeur. Puis le nouveau capital de
cinquante mille francs fonctionne dans le filage et rend à son tour une
plus-value de cent mille francs, etc.
La valeur capital a été originairement avancée
sous forme-argent; la plus-value, au contraire, existe de prime abord comme
valeur d'une quote-part du produit brut. La vente de celui-ci, son échange contre
de l'argent, opère donc le retour de la valeur-capital à sa forme primitive,
mais transforme le mode d'être primitif 'de la plus-value. A partir de ce
moment, cependant, valeur capital et plus-value sont également des sommes
d'argent et la conversion ultérieure en capital s'opère de la même manière pour
les deux sommes. Le filateur avance l'une comme l'autre dans l'achat des
marchandises qui le mettent à même de recommencer, et cette fois sur une plus
grande échelle, la fabrication de son article. Mais pour en acheter les
éléments constitutifs, il faut qu'il les trouve là sur le marché.
Ses propres filés ne circulent que parce qu'il
apporte son produit annuel sur le marché, et il en est de même des marchandises
de tous les autres capitalistes. Avant de se trouver sur le marché, elles
devaient se trouver dans le fonds de la production annuelle qui n'est que la
somme des articles de toute sorte dans lesquels la somme des capitaux
individuels où le capital social s'est converti pendant le cours de l'année, et
dont chaque capitaliste individuel ne tient entre les mains qu'une aliquote.
Les opérations du marché ne font que déplacer ou changer de mains les parties
intégrantes de la production annuelle sans agrandir celle-ci ni altérer la
nature des choses produites. L'usage auquel le produit annuel tout entier peut
se prêter, dépend donc de sa propre composition et non de la circulation.
La production annuelle doit en premier lieu fournir
tous les articles propres à remplacer en nature les éléments matériels du
capital usés pendant le cours de l'année. Cette déduction faite, reste le
produit net dans lequel réside la plus-value.
En quoi consiste donc ce produit net ?
Assurément en objets destinés à satisfaire les
besoins et les désirs de la classe capitaliste, ou à passer à son fonds de
consommation. Si c'est tout, la plus-value sera dissipée en entier et il n'y
aura que simple reproduction.
Pour accumuler, il faut convertir une partie du
produit net en capital. Mais, à moins de miracles, on ne saurait convertir en
capital que des choses propres à fonctionner dans le procès de travail,
c'est à dire des moyens de production, et d'autres choses propres à
soutenir le travailleur, c'est à dire des subsistances. Il faut donc
qu'une partie du surtravail annuel ait été employée à produire des moyens de
production et de subsistance additionnels, en sus de ceux nécessaires au
remplacement du capital avancé. En définitive, la plus-value n'est donc
convertible en capital que parce que le produit net, dont elle est la valeur, contient
déjà les éléments matériels d'un nouveau capital (833).
Pour faire actuellement fonctionner ces éléments
comme capital, la classe capitaliste a besoin d'un surplus de travail qu'elle
ne saura obtenir, à part l'exploitation plus extensive ou intensive des
ouvriers déjà occupés, qu'en enrôlant des forces de travail supplémentaires. Le
mécanisme de la production capitaliste y a déjà pourvu en reproduisant la
classe ouvrière comme classe salariée dont le salaire ordinaire assure non
seulement le maintien, mais encore la multiplication.
Il ne reste donc plus qu'à incorporer les forces de
travail additionnelles, fournies chaque année à divers degrés d’âge par la
classe ouvrière, aux moyens de production additionnels que la production
annuelle renferme déjà.
Considérée d'une manière concrète, l'accumulation se
résout, par conséquent, en reproduction du capital sur une échelle progressive.
Le cercle de la reproduction simple s'étend et se change, d'après l'expression
de Sismondi (834), en spirale.
Revenons maintenant à notre exemple. C'est la vieille
histoire : Abraham engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, etc. Le capital
primitif de deux cent cinquante mille francs rend une plus-value de cinquante
mille francs qui va être capitalisée. Le nouveau capital de cinquante mille
francs rend une plus-value de dix mille francs, laquelle, après avoir été à son
tour capitalisée ou convertie en un deuxième capital additionnel, rend une
plus-value de deux mille francs, et ainsi de suite.
Nous faisons ici abstraction de l'aliquote de
plus-value mangée par le capitaliste. Peu nous importe aussi pour le moment que
les capitaux additionnels s'ajoutent comme incréments au capital primitif ou
s'en séparent et fonctionnent indépendamment, qu'ils soient exploités par le
même individu qui les a accumulés, ou transférés par lui à d'autres mains.
Seulement il ne faut pas oublier que côte à côte des capitaux de nouvelle
formation, le capital primitif continue à se reproduire et à produire de la
plus-value et que cela s'applique de même à chaque capital accumulé par rapport
au capital additionnel qu'il a engendré à son tour.
Le capital primitif s'est formé par l'avance de deux
cent cinquante mille francs. D'où l'homme aux écus a t il tiré cette
richesse ? De son propre travail ou de celui de ses aïeux, nous répondent tout
d'une voix les porte parole de l'économie politique (835), et leur hypothèse semble en effet la seule conforme
aux lois de la production marchande.
Il en est tout autrement du capital additionnel de
cinquante mille francs. Sa généalogie nous est parfaitement connue. C'est de la
plus-value capitalisée. Dès son origine il ne contient pas un seul atome de
valeur qui ne provienne du travail d'autrui non payé. Les moyens de production
auxquels la force ouvrière additionnelle est incorporée, de même que les
subsistances qui la soutiennent, ne sont que des parties intégrantes du produit
net, du tribut arraché annuellement à la classe ouvrière par la classe
capitaliste. Que celle-ci, avec une quote-part de ce tribut, achète de celle-là
un surplus de force, et même à son juste prix, en échangeant équivalent contre
équivalent, cela revient à l'opération du conquérant tout prêt à payer de bonne
grâce les marchandises des vaincus avec l'argent qu'il leur a extorqué.
Si le capital additionnel occupe son propre
producteur, ce dernier, tout en continuant à mettre en valeur le capital
primitif, doit racheter les fruits de son travail gratuit antérieur par plus de
travail additionnel qu'ils n'en ont coûté. Considéré comme transaction entre la
classe capitaliste et la classe ouvrière, le procédé reste le même quand,
moyennant le travail gratuit des ouvriers occupés, on embauche des ouvriers
supplémentaires. Le nouveau capital peut aussi servir à acheter une machine,
destinée à jeter sur le pavé et à remplacer par un couple d'enfants les mêmes
hommes auxquels il a dû sa naissance. Dans tous les cas, par son surtravail de
cette année, la classe ouvrière a créé le capital additionnel qui occupera
l'année prochaine du travail additionnel (836), et c'est ce qu'on appelle créer du capital par le
capital.
L'accumulation du premier capital de cinquante mille
francs présuppose que la somme de deux cent cinquante mille francs, avancée
comme capital primitif, provient du propre fonds de son possesseur, de son «
travail primitif ». Mais le deuxième capital additionnel de dix mille francs ne
présuppose que l'accumulation antérieure du capital de cinquante mille francs,
celui-là n'étant que la plus-value capitalisée de celui-ci. Il s'ensuit que
plus le capitaliste a accumulé, plus il peut accumuler. En d'autres termes :
plus il s'est déjà approprié dans le passé de travail d'autrui non payé, plus
il en peut accaparer dans le présent. L'échange d'équivalents, fruits du
travail des échangistes, n'y figure pas même comme trompe-l’œil.
Ce mode de s'enrichir qui contraste si étrangement
avec les lois primordiales de la production marchande, résulte cependant, il
faut bien le saisir, non de leur violation, mais au contraire de leur
application. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil
rétrospectif sur les phases successives du mouvement qui aboutit à
l'accumulation.
En premier lieu nous avons vu que la transformation
primitive d'une somme de valeurs en capital se fait conformément aux lois de
l'échange. L'un des échangistes vend sa force de travail que l'autre achète. Le
premier reçoit la valeur de sa marchandise dont conséquemment l'usage, le
travail, est aliéné au second. Celui-ci convertit alors des moyens de
production qui lui appartiennent à l'aide d'un travail qui lui appartient en un
nouveau produit qui de plein droit va lui appartenir.
La valeur de ce produit renferme d'abord celle des
moyens de production consommés, mais le travail utile ne saurait user ces
moyens sans que leur valeur passe d'elle-même au produit, et, pour se vendre,
la force ouvrière doit être apte à fournir du travail utile dans la branche d'industrie
où elle sera employée.
La valeur du nouveau produit renferme en outre
l'équivalent de la force du travail et une plus-value. Ce résultat est dû à ce
que la force ouvrière, vendue pour un temps déterminé, un jour, une semaine,
etc., possède moins de valeur que son usage n'en produit dans le même temps.
Mais en obtenant la valeur d'échange de sa force, le travailleur en a aliéné la
valeur d'usage, comme cela a lieu dans tout achat et vente de marchandise.
Que l'usage de cet article particulier, la force de
travail, soit de fournir du travail et par là de produire de la valeur, cela ne
change en rien cette loi générale de la production marchande. Si donc la somme
de valeurs avancée en salaires se retrouve dans le produit avec un surplus,
cela ne provient point d'une lésion du vendeur, car il reçoit l'équivalent de
sa marchandise, mais de la consommation de celle-ci par l'acheteur.
La loi des échanges ne stipule l'égalité que par
rapport à la valeur échangeable des articles aliénés l'un contre l'autre, mais
elle présuppose une différence entre leurs valeurs usuelles, leurs utilités, et
n'a rien à faire avec leur consommation qui commence seulement quand le marché
est déjà conclu.
La conversion primitive de l'argent en capital
s'opère donc conformément aux lois économiques de la production marchande et au
droit de propriété qui en dérive.
Néanmoins elle amène ce résultat :
1. Que le produit appartient au capitaliste et non au
producteur;
2. Que la valeur de ce produit renferme et la valeur du
capital avancé et une plus-value qui coûte du travail à l'ouvrier, mais rien au
capitaliste, dont elle devient la propriété légitime;
3. Que
l'ouvrier a maintenu sa force de travail et peut la vendre de nouveau si elle
trouve acheteur.
La reproduction simple ne fait que répéter
périodiquement la première opération; à chaque reprise elle devient donc à son
tour conversion primitive de l'argent en capital. La continuité d'action d'une
loi est certainement le contraire de son infraction. « Plusieurs échanges
successifs n'ont fait du dernier que le représentant du premier
(837). »
Néanmoins nous avons vu que la simple reproduction
change radicalement le caractère du premier acte, pris sous son aspect isolé. «
Parmi ceux qui se partagent le revenu national, les uns (les ouvriers) y
acquièrent chaque année un droit nouveau par un nouveau travail, les
autres (les capitalistes) y ont acquis antérieurement un droit permanent par
un travail primitif (838). » Du reste,
ce n'est pas seulement en matière de travail que la primogéniture fait
merveille.
Qu'y a t il de changé quand la reproduction
simple vient à être remplacée par la reproduction sur une échelle progressive,
par l'accumulation ?
Dans le premier cas, le capitaliste mange la
plus-value tout entière, tandis que dans le deuxième, il fait preuve de civisme
en n'en mangeant qu'une partie pour faire argent de l'autre.
La plus-value est sa propriété et n'a jamais
appartenu à autrui. Quand il l'avance il fait donc, comme au premier jour où il
apparut sur le marché, des avances tirées de son propre fonds quoique celui-ci
provienne cette fois du travail gratuit de ses ouvriers. Si l'ouvrier B est
embauché avec la plus-value produite par l'ouvrier A, il faut bien considérer,
d'un côté, que la plus-value a été rendue par A sans qu'il fût lésé d'un
centime du juste prix de sa marchandise et que, de l'autre côté, B n'a été pour
rien dans cette opération. Tout ce que celui-ci demande et qu'il a le droit de
demander, c'est que le capitaliste lui paye la valeur de sa force ouvrière. «
Tous deux gagnaient encore; l'ouvrier parce qu'on lui avançait les fruits du
travail (lisez du travail gratuit d'autres ouvriers) avant qu'il fût fait
(lisez avant que le sien eût porté de fruit); le maître, parce que le travail
de cet ouvrier valait plus que le salaire (lisez : produit plus de valeur que
celle de son salaire) (839).
»
Il est bien vrai que les choses se présentent sous un
tout autre jour, si l'on considère la production capitaliste dans le mouvement
continu de sa rénovation et qu'on substitue au capitaliste et aux ouvriers
individuels la classe capitaliste et la classe ouvrière. Mais c'est appliquer
une mesure tout à fait étrangère à la production marchande.
Elle ne place vis-à-vis que des vendeurs et des
acheteurs, indépendants les uns des autres et entre qui tout rapport cesse à
l'échéance du terme stipulé par leur contrat. Si la transaction se répète,
c'est grâce à un nouveau contrat, si peu lié avec l'ancien que c'est pur
accident que le même vendeur le fasse avec le même acheteur plutôt qu'avec tout
autre.
Pour juger la production marchande d'après ses
propres lois économiques, il faut donc prendre chaque transaction isolément, et
non dans son enchaînement, ni avec celle qui la précède, ni avec celle qui la
suit. De plus, comme ventes et achats se font toujours d'individu à individu,
il n'y faut pas chercher des rapports de classe à classe.
Si longue donc que soit la filière de reproductions
périodiques et d'accumulations antérieures par laquelle le capital actuellement
en fonction ait passé, il conserve toujours sa virginité primitive. Supposé
qu'à chaque transaction prise à part les lois de l'échange s'observent, le mode
d'appropriation peut même changer de fond en comble sans que le droit de
propriété, conforme à la production marchande, s'en ressente. Aussi est il
toujours en vigueur, aussi bien au début, où le produit appartient au
producteur et où celui-ci, en donnant équivalent contre équivalent, ne saurait
s'enrichir que par son propre travail, que dans la période capitaliste, où la
richesse est accaparée sur une échelle progressive grâce à I'appropriation
successive du travail d'autrui non payé (840).
Ce résultat devient inévitable dès que la force de
travail est vendue librement comme marchandise par le travailleur lui-même.
Mais ce n'est aussi qu'à partir de ce moment que la production marchande se
généralise et devient le mode typique de la production, que de plus en plus
tout produit se fait pour la vente et que toute richesse passe par la
circulation. Ce n'est que là où le travail salarié forme la base de la
production marchande que celle-ci non seulement s'impose à la société, mais
fait, pour la première fois, jouer tous ses ressorts. Prétendre que
l'intervention du travail salarié la fausse revient à dire que pour rester pure
la production marchande doit s'abstenir de se développer. A mesure qu'elle se
métamorphose en production capitaliste, ses lois de propriété se changent
nécessairement en lois de l'appropriation capitaliste. Quelle illusion donc que
celle de certaines écoles socialistes qui s'imaginent pouvoir briser le régime
du capital en lui appliquant les lois éternelles de la production marchande !
On sait que le capital primitivement avancé, même
quand il est dû exclusivement aux travaux de son possesseur, se transforme tôt
ou tard, grâce à la reproduction simple, en capital accumulé ou plus-value
capitalisée. Mais, à part cela, tout capital avancé se perd comme une goutte
dans le fleuve toujours grossissant de l'accumulation. C'est là un fait si bien
reconnu par les économistes qu'ils aiment à définir le capital : « une richesse
accumulée qui est employée de nouveau à la production d'une plus-value (841) », et le capitaliste : « le
possesseur du produit net (842)
». La même manière de voir s'exprime sous cette autre forme que tout le capital
actuel est de l'intérêt accumulé ou capitalisé, car l'intérêt n'est qu'un
fragment de la plus-value. « Le capital, dit I'Economiste de Londres,
avec l'intérêt composé de chaque partie de capital épargnée, va tellement en
grossissant que toute la richesse dont provient le revenu dans le monde entier
n'est plus depuis longtemps que l'intérêt du capitaI (843). » L'Economiste est réellement trop modéré.
Marchant sur les traces du docteur Price, il pouvait prouver par des calculs
exacts qu'il faudrait annexer d'autres planètes à ce monde terrestre pour le
mettre à même de rendre au capital ce qui est dû au capital.
II. Fausse interprétation de la production sur une échelle progressive.
Les marchandises que le capitaliste achète, avec une partie
de la plus-value, comme moyens de jouissance, ne lui servent pas évidemment de
moyens de production et de valorisation (844); le travail qu'il paie dans le même but n'est pas
non plus du travail productif. L'achat de ces marchandises et de ce travail, au
lieu de l'enrichir, l'appauvrit d'autant. Il dissipe ainsi la plus-value comme
revenu, au lieu de la faire fructifier comme capital.
En opposition à la noblesse féodale, impatiente de dévorer
plus que son avoir, faisant parade de son luxe, de sa domesticité nombreuse et
fainéante, l'économie politique bourgeoise devait donc prêcher l'accumulation
comme le premier des devoirs civiques et ne pas se lasser d'enseigner que, pour
accumuler, il faut être sage, ne pas manger tout son revenu, mais bien en
consacrer une bonne partie à l'embauchage de travailleurs productifs, rendant
plus qu'ils ne reçoivent.
Elle avait encore à combattre le préjugé populaire
qui confond la production capitaliste avec la thésaurisation et se figure
qu'accumuler veut dire ou dérober à la consommation les objets qui constituent
la richesse, ou sauver l'argent des risques de la circulation. Or, mettre
l'argent sous clé est la méthode la plus sûre pour ne pas le capitaliser, et
amasser des marchandises en vue de thésauriser ne saurait être que le fait d'un
avare en délire (845). L'accumulation des marchandises,
quand elle n'est pas un incident passager de leur circulation même, est le
résultat d'un encombrement du marché ou d'un excès de production
(846).
Le langage de la vie ordinaire confond encore
l'accumulation capitaliste, qui est un procès de production, avec deux autres
phénomènes économiques, savoir : l'accroissement des biens qui se trouvent dans
le fonds de consommation des riches et ne s'usent que lentement
(847), et la formation de réserves ou
d'approvisionnements, fait commun à tous les modes de production.
L'économie politique classique a donc parfaitement
raison de soutenir que le trait le plus caractéristique de l'accumulation,
c'est que les gens entretenus par le produit net doivent être des travailleurs
productifs et non des improductifs (848).
Mais ici commence aussi son erreur. Aucune doctrine d'Adam Smith n'a autant
passé à l'état d'axiome indiscutable que celle-ci : que l'accumulation n'est
autre chose que la consommation du produit net par des travailleurs productifs
ou, ce qui revient au même, que la capitalisation de la plus-value n'implique
rien de plus que sa conversion en force ouvrière.
Ecoutons, par exemple, Ricardo :
« On doit comprendre que tous les produits d'un pays
sont consommés, mais cela fait la plus grande différence qu'on puisse imaginer,
qu'ils soient consommés par des gens qui produisent une nouvelle valeur ou par
d'autres qui ne la reproduisent pas. Quand nous disons que du revenu a été
épargné et joint au capital, nous entendons par là que la portion du revenu qui
s'ajoute au capital est consommée par des travailleurs productifs au lieu de
l'être par des improductifs. Il n'y a pas de plus grande erreur que de se
figurer que le capital soit augmenté par la non consommation
(849). »
Il n'y a pas de plus grande erreur que de se figurer
que « la portion du revenu qui s'ajoute au capital soit consommée par des
travailleurs productifs ». D'après cette manière de voir, toute la plus-value
transformée en capital deviendrait capital variable, ne serait avancée qu'en
salaires. Au contraire, elle se divise, de même que la valeur capital dont
elle sort, en capital constant et capital variable, en moyens de production et
force de travail. Pour se convertir en force de travail additionnelle, le
produit net doit renfermer un surplus de subsistances de première nécessité,
mais, pour que cette force devienne exploitable, il doit en outre renfermer des
moyens de production additionnels, lesquels n'entrent pas plus dans la
consommation personnelle des travailleurs que dans celle des capitalistes.
Comme la somme de valeurs supplémentaire, née de
l'accumulation, se convertit en capital de la même manière que tout autre somme
de valeurs, il est évident que la doctrine erronée d'Adam Smith sur
l'accumulation ne peut provenir que d'une erreur fondamentale dans son analyse
de la production capitaliste. En effet, il affirme que, bien que tout capital
individuel se divise en partie constante et partie variable, en salaires et
valeur des moyens de production, il n'en est pas de même de la somme des
capitaux individuels, du capital social. La valeur de celui-ci égale, au
contraire, la somme des salaires qu'il paie, autrement dit, le capital social
n'est que du capital variable.
Un fabricant de drap, par exemple, transforme en
capital une somme de deux cent mille francs. Il en dépense une partie à
embaucher des ouvriers tisseurs, l'autre à acheter de la laine filée, des
machines, etc. L'argent, ainsi transféré aux fabricants des filés, des
machines, etc., paie d'abord la plus-value contenue dans leurs marchandises,
mais, cette déduction faite, il sert à son tour à solder leurs ouvriers et à
acheter des moyens de production, fabriqués par d'autres fabricants, et
ainsi de suite. Les deux cent mille francs avancés par le fabricant de
draps sont donc peu à peu dépensés en salaires, une partie par lui-même, une
deuxième partie par les fabricants chez lesquels il achète ses moyens de
production, et ainsi de suite, jusqu'à ce que toute la somme, à part la
plus-value successivement prélevée, soit entièrement avancée en salaires, ou
que le produit représenté par elle soit tout entier consommé par des
travailleurs productifs.
Toute la force de cet argument gît dans les mots : « et
ainsi de suite », qui nous renvoient de Caïphe à Pilate sans nous laisser
entrevoir le capitaliste entre les mains duquel le capital constant,
c'est à dire la valeur des moyens de production, s'évanouirait
finalement. Adam Smith arrête ses recherches précisément au point où la
difficulté commence (850).
La reproduction annuelle est un procès très facile à
saisir tant que l'on ne considère que le fonds de la production annuelle, mais
tous les éléments de celle-ci doivent passer par le marché. Là les mouvements
des capitaux et des revenus personnels se croisent, s'entremêlent et se perdent
dans un mouvement général de déplacement la circulation de la richesse
sociale qui trouble la vue de l'observateur et offre à l'analyse des
problèmes très compliqués (851).
C'est le grand mérite des physiocrates d'avoir les premiers essayé de donner,
dans leur tableau économique, une image de la reproduction annuelle
telle qu'elle sort de la circulation. Leur exposition est à beaucoup d'égards
plus près de la vérité que celle de leurs successeurs.
Après avoir résolu toute la partie de la richesse
sociale, qui fonctionne comme capital, en capital variable ou fonds de
salaires, Adam Smith aboutit nécessairement à son dogme vraiment fabuleux,
aujourd'hui encore la pierre angulaire de l'économie politique, savoir : que le
prix nécessaire des marchandises se compose de salaire, de profit (l'intérêt y
est inclus), et de rente foncière, en d'autres termes, de salaire et de
plus-value. Partant de là, Storch a au moins la naïveté d'avouer que : « Il est
impossible de résoudre le prix nécessaire dans ses éléments simples (852) ».
Enfin, cela va sans dire, l'économie politique n'a
pas manqué d'exploiter, au service de la classe capitaliste, cette doctrine
d'Adam Smith : que toute la partie du produit net qui se convertit en capital
est consommée par la classe ouvrière.
III.
Division de la plus-value en capital et en revenu. – Théorie de l’abstinence.
Jusqu'ici nous avons envisagé la plus-value, tantôt
comme fonds de consommation, tantôt comme fonds d'accumulation du
capitaliste. Elle est l'un et l'autre à la fois. Une partie en est dépensée
comme revenu (853), et l'autre accumulée comme
capital.
Donné la masse de la plus-value, l'une des parties
sera d'autant plus grande que l'autre sera plus petite. Toutes autres
circonstances restant les mêmes, la proportion suivant laquelle ce partage se
fait déterminera la grandeur de l'accumulation. C'est le propriétaire de
la plus-value, le capitaliste, qui en fait le partage. Il y a donc là
acte de sa volonté. De l'aliquote du tribut, prélevé par lui, qu'il accumule,
on dit qu'il l'épargne, parce qu'il ne la mange pas, c'est à dire
parce qu'il remplit sa fonction de capitaliste, qui est de s'enrichir.
Le capitaliste n'a aucune valeur historique, aucun
droit historique à la vie, aucune raison d'être sociale, qu'autant qu'il
fonctionne comme capital personnifié. Ce n'est qu'à ce titre que la nécessité
transitoire de sa propre existence est impliquée dans la nécessité transitoire
du mode de production capitaliste. Le but déterminant de son activité n'est
donc ni la valeur d'usage, ni la jouissance, mais bien la valeur d'échange et
son accroissement continu. Agent fanatique de l'accumulation, il force les
hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi
instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions
matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et
supérieure.
Le capitaliste n'est respectable qu'autant qu'il est
le capital fait homme. Dans ce rôle il est, lui aussi, comme le thésauriseur,
dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur. Mais ce
qui chez l'un parait être une manie individuelle est chez l'autre l'effet du
mécanisme social dont il n'est qu'un rouage.
Le développement de la production capitaliste
nécessite un agrandissement continu du capital placé dans une entreprise, et la
concurrence impose les lois immanentes de la production capitaliste comme lois
coercitives externes à chaque capitaliste individuel. Elle ne lui permet pas de
conserver son capital sans l'accroître, et il ne peut continuer de l'accroître
à moins d'une accumulation progressive.
Sa volonté et sa conscience ne réfléchissant que les
besoins du capital qu'il représente, dans sa consommation personnelle il ne
saurait guère voir qu'une sorte de vol, d'emprunt au moins, fait à
l'accumulation; et, en effet, la tenue des livres en parties doubles met les
dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital.
Enfin, accumuler, c'est conquérir le monde de la
richesse sociale, étendre sa domination personnelle (854), augmenter le nombre de ses sujets, c'est sacrifier
à une ambition insatiable.
Mais le péché originel opère partout et gâte tout. A
mesure que se développe le mode de production capitaliste, et avec lui
l'accumulation et la richesse, le capitaliste cesse d'être simple incarnation
du capital. Il ressent « une émotion humaine » pour son propre Adam, sa chair,
et devient si civilisé, si sceptique, qu'il ose railler l'austérité ascétique
comme un préjugé de thésauriseur passé de mode. Tandis que le capitaliste de
vieille roche flétrit toute dépense individuelle qui n'est pas de rigueur, n'y
voyant qu'un empiétement sur l'accumulation, le capitaliste modernisé est
capable de voir dans la capitalisation de la plus-value un obstacle à ses
convoitises. Consommer, dit le premier, c'est « s'abstenir » d'accumuler;
accumuler, dit le second, c'est « renoncer » à la jouissance. « Deux âmes,
hélas ! habitent mon cœur, et l'une veut faire divorce d'avec l'autre (855). »
A l'origine de la production capitaliste et
cette phase historique se renouvelle dans la vie privée de tout industriel
parvenu l'avarice et l'envie de s'enrichir l'emportent exclusivement.
Mais le progrès de la production ne crée pas seulement un nouveau monde de
jouissances : il ouvre, avec la spéculation et le crédit, mille sources
d'enrichissement soudain. A un certain degré de développement, il impose même
au malheureux capitaliste une prodigalité toute de convention, à la fois
étalage de richesse et moyen de crédit. Le luxe devient une nécessité de métier
et entre dans les frais de représentation du capital. Ce n'est pas tout : le
capitaliste ne s'enrichit pas, comme le paysan et l'artisan indépendants,
proportionnellement à son travail et à sa frugalité personnels, mais en raison
du travail gratuit d'autrui qu'il absorbe, et du renoncement à toutes les jouissances
de la vie impose a ses ouvriers. Bien que sa prodigalité ne revête donc jamais
les franches allures de celle du seigneur féodal, bien qu'elle ait peine à
dissimuler l'avarice la plus sordide et l'esprit de calcul le plus mesquin,
elle grandit néanmoins à mesure qu'il accumule, sans que son accumulation soit
nécessairement restreinte par sa dépense, ni celle-ci par celle-là. Toutefois
il s'élève dès lors en lui un conflit à la Faust entre le penchant à
l'accumulation et le penchant à la jouissance.
« L'industrie de Manchester », est il dit dans
un écrit publié en 1795 par le docteur Aikin, « peut se diviser en
quatre périodes. Dans la première les fabricants étaient forcés de travailler
dur pour leur entretien. Leur principal moyen de s'enrichir consistait à voler
les parents qui plaçaient chez eux des jeunes gens comme apprentis, et payaient
pour cela bon prix, tandis que les susdits apprentis étaient loin de manger
leur soûl. D'un autre côté la moyenne des profits était peu élevée et
l'accumulation exigeait une grande économie. Ils vivaient comme des
thésauriseurs, se gardant bien de dépenser même de loin les intérêts de leur
capital ».
« Dans la seconde période, ils avaient commencé à
acquérir une petite fortune, mais ils travaillaient autant qu'auparavant ».
car l'exploitation directe du travail, comme le sait tout inspecteur
d'esclaves, coûte du travail, « et leur genre de vie était aussi frugal
que par le passé... »
« Dans la troisième période le luxe commença, et,
pour donner à l'industrie plus d'extension, on envoya des commis voyageurs à
cheval chercher des ordres dans toutes les villes du royaume où, se tenaient
des marchés. D'après toute vraisemblance, il n'y avait encore en 1690 que peu
ou point de capitaux gagnés dans l'industrie qui dépassassent trois mille
livres sterling. Vers cette époque cependant, ou un peu plus tard, les
industriels avaient déjà gagné de l'argent, et ils commencèrent à remplacer les
maisons de bois et de mortier par des maisons en pierre... »
« Dans les trente premières années du XVIII° siècle,
un fabricant de Manchester qui eût offert à ses convives une pinte de vin
étranger se serait exposé au caquet et aux hochements de tête de tous ses
voisins... Avant l'apparition des machines la consommation des fabricants, le
soir dans les tavernes où ils se rassemblaient, ne s'élevait jamais à plus de
six deniers (62 centimes 1/2) pour un verre de punch et un denier pour un
rouleau de tabac. »
« C'est en 1758, et ceci fait époque, que l'on vit
pour la première fois un homme engagé dans les affaires avec un équipage à lui
!... »
« La quatrième période » le dernier tiers du
XVIII° siècle, - « est la période de grand luxe et de grandes dépenses,
provoquée et soutenue par l'extension donnée à l'industrie (856). » Que dirait le bon docteur Alkin, s'il
ressuscitait à Manchester aujourd'hui !
Accumulez, accumulez ! C'est la loi et les prophètes
! « La parcimonie, et non l'industrie, est la cause immédiate de l'augmentation
du capital. A vrai dire, l'industrie fournit la matière que l'épargne accumule (857). »
Epargnez, épargnez toujours, c'est à dire
retransformez sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value
ou du produit net ! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est
le mot d'ordre de l'économie politique proclamant la mission historique de la
période bourgeoise. Et elle ne s'est pas fait un instant illusion sur les
douleurs d'enfantement de la richesse (858)
, mais à quoi bon des jérémiades qui ne changent rien aux fatalités
historiques ?
A ce point de vue, si le prolétaire n'est qu'une
machine à produire de la plus-value, le capitaliste n'est qu'une machine à
capitaliser cette plus-value.
L'économie politique classique prit donc bigrement au
sérieux le capitaliste et son rôle. Pour le garantir du conflit désastreux
entre le penchant à la jouissance et l'envie de s'enrichir, Malthus, quelques
années après le congrès de Vienne, vint doctoralement défendre un système de
division du travail où le capitaliste engagé dans la production a pour tâche
d'accumuler, tandis que la dépense est du département de ses co associés
dans le partage de la plus-value, les aristocrates fonciers, les hauts
dignitaires de l'Etat et de l'Eglise, les rentiers fainéants, etc. « Il est de
la plus haute importance, dit il, de tenir séparées la passion pour la
dépense et la passion pour l'accumulation (the passion for expenditure and the
passion for accumulation (859).
» Messieurs les capitalistes, déjà plus ou moins transformés en viveurs et
hommes du monde, poussèrent naturellement les hauts cris. Eh quoi ! objectait
un de leurs interprètes, un Ricardien, M. Malthus prêche en faveur des fortes
rentes foncières, des impôts élevés, des grasses sinécures, dans le but de
stimuler constamment les industriels au moyen des consommateurs improductifs !
Assurément produire, produire toujours de plus en plus, tel est notre mot
d'ordre, notre panacée, mais « la production serait bien plutôt enrayée
qu'activée par de semblables procédés. Et puis il n'est pas tout à fait juste
(nor is it quite fair) d'entretenir dans l'oisiveté un certain nombre de
personnes, tout simplement pour en émoustiller d'autres, dont le caractère
donne lieu de croire (who are likely, from their characters) qu'ils
fonctionneront avec succès, quand on pourra les contraindre à fonctionner (860) ». Mais, si ce Ricardien trouve
injuste que, pour exciter le capitaliste industriel à accumuler, on lui enlève
la crème de son lait, par contre il déclare conforme aux règles que l'on
réduise le plus possible le salaire de l'ouvrier « pour le maintenir laborieux
». Il ne cherche pas même à dissimuler un instant que tout le secret de la
plus-value consiste à s'approprier du travail sans le payer. « De la part des
ouvriers demande de travail accrue signifie tout simplement qu'ils consentent à
prendre moins de leur propre produit pour eux-mêmes et à en laisser davantage à
leurs patrons; et si l'on dit qu'en diminuant la consommation des ouvriers,
cela amène un soi-disant glut (encombrement du marché, surproduction),
je n'ai qu'une chose à répondre, c'est que glut est synonyme de gros
profits (861). »
Cette savante dispute sur le moyen de répartir, de la
manière la plus favorable à l'accumulation, entre le capitaliste industriel et
le riche oisif, le butin pris sur la classe ouvrière, fut interrompue par la
Révolution de Juillet. Peu de temps après, le prolétariat urbain sonna à Lyon
le tocsin d'alarme, et en Angleterre le prolétariat des campagnes promena le
coq rouge. D'un côté du détroit la vogue était au Fouriérisme et au
Saint Simonisme, de l'autre à l'Owenisme. Alors l'économie politique
vulgaire saisit l'occasion aux cheveux et proposa une doctrine destinée à
sauver la société.
Elle fut révélée au monde par N. W. Senior,
juste un an avant qu'il découvrît, à Manchester, que d'une journée de travail
de douze heures c'est la douzième et dernière heure seule qui fait naître le
profit, y compris l'intérêt. « Pour moi, déclarait il solennellement, pour
moi, je substitue au mot capital, en tant qu'il se rapporte à la
production, le mot abstinence (862).
» Rien qui vous donne comme cela une idée des « découvertes » de l'économie
politique vulgaire ! Elle remplace les catégories économiques par des phrases
de Tartuffe, voilà tout.
« Quand le sauvage, nous apprend Senior, fabrique des
arcs, il exerce une industrie, mais il ne pratique pas l'abstinence. » Ceci
nous explique parfaitement pourquoi et comment, dans un temps moins avancé que
le nôtre, tout en se passant de l'abstinence du capitaliste, on ne s'est pas
passé d'instruments de travail. « Plus la société marche en avant, plus elle
exige d'abstinence (863)
», notamment de la part de ceux qui exercent l'industrie de s'approprier les
fruits de l'industrie d'autrui.
Les conditions du procès de travail se transforment tout
à coup en autant de pratiques d'abstinence du capitaliste, supposé toujours que
son ouvrier ne s'abstienne point de travailler pour lui. Si le blé non
seulement se mange, mais aussi se sème, abstinence du capitaliste ! Si l'on
donne au vin le temps de fermenter, abstinence du capitaliste (864) ! Le capitaliste se dépouille lui-même, quand il «
prête (!) ses instruments de production au travailleur »; en d'autres termes,
quand il les fait valoir comme capital en leur incorporant la force ouvrière,
au lieu de manger tout crus engrais, chevaux de trait, coton, machines à
vapeur, chemins de fer, etc., ou, d'après l'expression naïve des théoriciens de
l'abstinence, au lieu d'en dissiper « la valeur » en articles de luxe, etc (865) .
Comment la classe capitaliste doit elle s'y
prendre pour remplir ce programme ? C'est un secret qu'on s'obstine à garder.
Bref, le monde ne vit plus que grâce aux mortifications de ce moderne pénitent
de Wichnou, le capitaliste. Ce n'est pas seulement L'accumulation, non ! « la
simple conservation d'un capital exige un effort constant pour résister à la
tentation de le consommer (866)
». Il faut donc avoir renoncé à toute humanité pour ne pas délivrer le
capitaliste de ses tentations et de son martyre, de la même façon qu'on en a
usé récemment pour délivrer le planteur de la Géorgie de ce pénible dilemme :
faut il joyeusement dépenser en champagne et articles de Paris tout le
produit net obtenu à coups de fouet de l'esclave nègre, ou bien en convertir
une partie en terres et nègres additionnels ?
Dans les sociétés les plus différentes au point de
vue économique on trouve non seulement la reproduction simple, mais encore, à
des degrés très divers, il est vrai, la reproduction sur une échelle
progressive. A mesure que l'on produit et consomme davantage, on est forcé de
reconvertir plus de produits en nouveaux moyens de production. Mais ce procès
ne se présente ni comme accumulation de capital ni comme fonction du
capitaliste, tant que les moyens de production du travailleur, et par
conséquent son produit et ses subsistances, ne portent pas encore l'empreinte
sociale qui les transforme en capital (867).
C'est ce que Richard Jones, successeur de Malthus à la chaire d'économie
politique de l'East Indian College de Hailebury, a bien fait ressortir par
l'exemple des Indes orientales.
Comme la partie la plus nombreuse du peuple indien se
compose de paysans cultivant leurs terres eux mêmes, ni leur produit, ni
leurs moyens de travail et de subsistance, « n'existent jamais sous la forme
(in the shape) d'un fonds épargné sur un revenu étranger (saved from revenue)
et qui eût parcouru préalablement un procès d'accumulation (a previous process
of accumulation (868) ». D'un autre côté, dans les
territoires où la domination anglaise a le moins altéré l'ancien système, les
grands reçoivent, à titre de tribut ou de rente foncière, une aliquote du
produit net de l'agriculture qu'ils divisent en trois parties. La première est
consommée par eux en nature, tandis que la deuxième est convertie, à leur
propre usage, en articles de luxe et d'utilité par des travailleurs non
agricoles qu'ils rémunèrent moyennant la troisième partie. Ces travailleurs
sont des artisans possesseurs de leurs instruments de travail. La production et
la reproduction, simples ou progressives, vont ainsi leur chemin sans
intervention aucune de la part du saint moderne, de ce chevalier de la triste
figure, le capitaliste pratiquant la bonne oeuvre de l'abstinence.
IV. Circonstances qui, indépendamment de la division proportionnelle de
la plus-value en capital et en revenu déterminent l’étendue de l’accumulation.
– Degré d’exploitation de la force ouvrière. – Différence croissante entre le
capital employé et la capital consommé. – Grandeur du capital avancé.
Etant donné la proportion suivant laquelle la
plus-value se partage en capital et en revenu, la grandeur du capital accumulé
dépend évidemment de la grandeur absolue de la plus-value. Mettons, par
exemple, qu'il y ait quatre vingts pour cent de capitalisé et vingt pour
cent de dépensé, alors le capital accumulé s'élève à deux mille quatre cents
francs ou à mille deux cents, selon qu'il y a une plus-value de trois mille
francs ou une de mille cinq cents. Ainsi toutes les circonstances qui
déterminent la masse de la plus-value concourent à déterminer l'étendue de
l'accumulation. Il nous faut donc les récapituler, mais, cette fois, seulement
au point de vue de l'accumulation.
On sait que le taux de la plus-value dépend en
premier lieu du degré d'exploitation de la force ouvrière (869). En traitant de la production de la plus-value, nous
avons toujours supposé que l'ouvrier reçoit un salaire normal,
c'est à dire que la juste valeur de sa force est payée. Le
prélèvement sur le salaire joue cependant dans la pratique un rôle trop
important pour que nous ne nous y arrêtions pas un moment. Ce procédé convertit
en effet, dans une certaine mesure, le fonds de consommation nécessaire à
l'entretien du travailleur en fonds d'accumulation du capital.
« Les salaires, dit J. St. Mill, n'ont aucune force
productive; ils sont le prix d'une force productive. Ils ne contribuent pas
plus à la production des marchandises en sus du travail que n'y contribue le
prix d'une machine en sus de la machine elle-même. Si l'on pouvait avoir le
travail sans l'acheter, les salaires seraient superflus (870). »
Mais, si le travail ne coûtait rien, on ne saurait
l'avoir à aucun prix. Le salaire ne peut donc jamais descendre à ce zéro
nihiliste, bien que le capital ait une tendance constante à s'en rapprocher.
Un écrivain du XVIII° siècle que j'ai souvent cité,
l'auteur de l'Essai sur l'industrie et le commerce (871), ne fait que trahir le secret intime du capitaliste
anglais quand il déclare que la grande tâche historique de l'Angleterre, c'est
de ramener chez elle le salaire au niveau français ou hollandais. « Si nos
pauvres, dit il, s'obstinent à vouloir faire continuelle bombance, leur
travail doit naturellement revenir à un prix excessif... Que l'on jette
seulement un coup d’œil sur l'entassement de superfluités (heap of
superfluities) consommées par nos ouvriers de manufacture, telles
qu'eau de vie, gin, thé, sucre, fruits étrangers, bière forte, toile
imprimée, tabac à fumer et à priser, etc., n'est ce pas à faire dresser
les cheveux (872) ? » Il cite une brochure d'un
fabricant du Northamptonshire, où celui-ci pousse, en louchant vers le ciel, ce
gémissement : « Le travail est en France d'un bon tiers meilleur marché qu'en
Angleterre : car là les pauvres travaillent rudement et sont piètrement nourris
et vêtus; leur principale consommation est le pain, les fruits, les légumes,
les racines, le poisson salé; ils mangent rarement de la viande, et, quand le
froment est cher, très peu de pain (873).
» Et ce n'est pas tout, ajoute l'auteur de l'Essai, « leur boisson se
compose d'eau pure ou de pareilles (sic !) liqueurs faibles, en sorte
qu'ils dépensent étonnamment peu d'argent... Il est sans doute fort difficile
d'introduire chez nous un tel état de choses, mais évidemment ce n'est pas
impossible, puisqu'il existe en France et aussi en Hollande (874) ».
De nos jours ces aspirations ont été de beaucoup dépassées,
grâce à la concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la
production capitaliste a jeté tous les travailleurs du globe. Il ne s'agit plus
seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux de l'Europe
continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain,
le niveau européen au niveau chinois. Voilà la perspective que M. Stapleton,
membre du Parlement anglais, est venu dévoiler à ses électeurs dans une adresse
sur le prix du travail dans l'avenir. « Si la Chine, dit il,
devient un grand pays manufacturier, je ne vois pas comment la population
industrielle de l'Europe saurait soutenir la lutte sans descendre au niveau de
ses concurrents (875). »
Vingt ans plus tard un Yankee baronnisé, Benjamin
Thompson (dit le comte Rumford), suivit la même ligne philanthropique à la
grande satisfaction de Dieu et des hommes. Ses Essays (876) sont un vrai livre de cuisine; il donne des recettes
de toute espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et
trop chers du travailleur. En voici une des plus réussies :
« Cinq livres d'orge, dit ce philosophe, cinq livres
de maïs, trois pence (en chiffres ronds : 34 centimes) de harengs, un penny de
vinaigre, deux pence de poivre et d'herbes, un penny de sel le tout pour la
somme de vingt pence trois quarts donnent une soupe pour
soixante quatre personnes, et, au prix moyen du blé, les frais peuvent
être réduits à un quart de penny (moins de 3 centimes) par tête. » La
falsification des marchandises, marchant de front avec le développement de la
production capitaliste, nous a fait dépasser l'idéal de ce brave Thompson (877).
A la fin du XVIII° siècle et pendant les vingt
premières années du XIX° les fermiers et les landlords anglais rivalisèrent
d'efforts pour faire descendre le salaire à son minimum absolu. A cet effet on
payait moins que le minimum sous forme de salaire et on compensait le déficit
par l'assistance paroissiale. Dans ce bon temps, ces ruraux anglais avaient
encore le privilège d'octroyer un tarif légal au travail agricole, et voici un
exemple de l'humour bouffonne dont ils s'y prenaient : « Quand les
squires fixèrent, en 1795, le taux des salaires pour le Speenhamland, ils
avaient fort bien dîné et pensaient évidemment que les travailleurs n'avaient
pas besoin de faire de même... Ils décidèrent donc que le salaire hebdomadaire
serait de trois shillings par homme, tant que la miche de pain de huit livres
onze onces coûterait un shilling, et qu'il s'élèverait régulièrement jusqu'à ce
que le pain coûtât un shilling cinq pence. Ce prix une fois dépassé, le salaire
devait diminuer progressivement jusqu'à ce que le pain coûtât deux shillings,
et alors la nourriture de chaque homme serait d'un cinquième moindre
qu'auparavant (878). »
En 1814, un comité d'enquête de la Chambre des lords
posa la question suivante à un certain A. Bennet grand fermier, magistrat,
administrateur d'un workhouse (maison de pauvres) et régulateur officiel
des salaires agricoles : « Est ce qu'on observe une proportion quelconque
entre la valeur du travail journalier et l'assistance paroissiale ? Mais
oui, répondit l'illustre Bennet; la recette hebdomadaire de chaque famille est
complétée au delà de son salaire nominal jusqu'à concurrence d'une miche
de pain de huit livres onze onces et de trois pence par tête... Nous supposons
qu'une telle miche suffit pour l'entretien hebdomadaire de chaque membre de la
famille, et les trois pence sont pour les vêtements. S'il plaît à la paroisse
de les fournir en nature, elle déduit les trois pence. Cette pratique règne non
seulement dans tout l'ouest du Wiltshire, mais encore, je pense, dans tout le
pays (879). »
C'est ainsi, s'écrie un écrivain bourgeois de cette
époque, « que pendant nombre d'années les fermiers ont dégradé une classe
respectable de leurs compatriotes, en les forçant à chercher un refuge dans le
workhouse... Le fermier a augmenté ses propres bénéfices en empêchant ses
ouvriers d'accumuler le fonds de consommation le plus indispensable (880) ». L'exemple du travail dit à
domicile nous a déjà montré quel rôle ce vol, commis sur la consommation
nécessaire du travailleur, joue aujourd'hui dans la formation de la plus-value
et, par conséquent, dans l'accumulation du capital. On trouvera de plus amples
détails à ce sujet dans le chapitre suivant.
Bien que, dans toutes les branches d'industrie, la partie
du capital constant qui consiste en outillage (881) doive suffire pour un certain nombre d'ouvriers,
nombre déterminé par l'échelle de l'entreprise, elle ne s'accroît
pas toutefois suivant la même proportion que la quantité du travail mis en
œuvre. Qu'un établissement emploie, par exemple, cent hommes travaillant huit
heures par jour, et ils fourniront quotidiennement huit cents heures de
travail. Pour augmenter cette somme de moitié, le capitaliste aura ou à
embaucher un nouveau contingent de cinquante ouvriers ou à faire travailler ses
anciens ouvriers douze heures par jour au lieu de huit. Dans le premier cas, il
lui faut un surplus d'avances non seulement en salaires, mais aussi en
outillage, tandis que, dans l'autre, l'ancien outillage reste suffisant.
Il va désormais fonctionner davantage, son service sera activé, il s'en usera
plus vite, et son terme de renouvellement arrivera plus tôt, mais voilà tout.
De cette manière un excédent de travail, obtenu par une tension supérieure
de la force ouvrière, augmente la plus-value et le produit net, la substance de
l'accumulation, sans nécessiter un accroissement préalable et proportionnel de
la partie constante du capital avancé.
Dans l'industrie extractive, celle des mines, par
exemple, les matières premières n'entrent pas comme élément des avances,
puisque là l'objet du travail est non le fruit d'un travail antérieur, mais
bien le don gratuit de la nature, tel que le métal, le minéral, le charbon, la
pierre, etc. Le capital constant se borne donc presque exclusivement à l'avance
en outillage, qu'une augmentation de travail n'affecte pas. Mais, les autres
circonstances restant les mêmes, la valeur et la masse du produit multiplieront
en raison directe du travail appliqué aux mines. De même qu'au premier jour de
la vie industrielle, l'homme et la nature y agissent de concert comme sources
primitives de la richesse. Voilà donc, grâce à l'élasticité de la force
ouvrière, le terrain de l'accumulation élargi sans agrandissement préalable du
capital avancé.
Dans l'agriculture on ne peut étendre le champ de
cultivation sans avancer un surplus de semailles et d'engrais. Mais, cette
avance une fois faite, la seule action mécanique du travail sur le sol en
augmente merveilleusement la fertilité. Un excédent de travail, tiré du même
nombre d'ouvriers, ajoute à cet effet sans ajouter à l'avance en instruments
aratoires. C'est donc de nouveau l'action directe de l'homme sur la nature qui
fournit ainsi un fonds additionnel à accumuler sans intervention d'un capital
additionnel.
Enfin, dans les manufactures, les fabriques, les
usines, toute dépense additionnelle en travail présuppose une dépense
proportionnelle en matières premières, mais non en outillage. De plus, puisque
l'industrie extractive et l'agriculture fournissent à l'industrie
manufacturière ses matières brutes et instrumentales, le surcroît de produits
obtenu dans celles-là sans surplus d'avances revient aussi à l'avantage de
celle-ci.
Nous arrivons donc à ce résultat général, qu'en s'incorporant
la force ouvrière et la terre, ces deux sources primitives de la richesse, le
capital acquiert une puissance d'expansion qui lui permet d'augmenter ses
éléments d'accumulation au delà des limites apparemment fixées par sa
propre grandeur, c'est à dire par la valeur et la masse des moyens de
production déjà produits dans lesquels il existe.
Un autre facteur important de l'accumulation, c'est
le degré de productivité du travail social.
Etant donné la plus-value, l'abondance du produit
net, dont elle est la valeur, correspond à la productivité du travail mis en
œuvre. A mesure donc que le travail développe ses pouvoirs productifs, le
produit net comprend plus de moyens de jouissance et d'accumulation. Alors la
partie de la plus-value qui se capitalise peut même augmenter aux dépens de
l'autre qui constitue le revenu, sans que la consommation du capitaliste en
soit resserrée, car désormais une moindre valeur se réalise en une somme
supérieure d'utilités.
Le revenu déduit, le reste de la plus-value fonctionne
comme capital additionnel. En mettant les subsistances à meilleur marché, le
développement des pouvoirs productifs du travail fait que les travailleurs
aussi baissent de prix. Il réagit de même sur l'efficacité, l'abondance et le
prix des moyens de production. Or l'accumulation ultérieure que le nouveau
capital amène à son tour, se règle non sur la valeur absolue de ce capital,
mais sur la quantité de forces ouvrières, d'outillage, de matières premières et
auxiliaires dont il dispose.
Il arrive en général que les combinaisons, les
procédés et les instruments perfectionnés s'appliquent en premier lieu à l'aide
du nouveau capital additionnel.
Quant à l'ancien capital, il consiste en partie en
moyens de travail qui s'usent peu à peu et n'ont besoin d'être reproduits
qu'après des laps de temps assez grands. Toutefois, chaque année, un nombre
considérable d'entre eux arrive à son terme de vitalité, comme on voit tous les
ans s'éteindre nombre de vieillards en décrépitude. Alors, le progrès
scientifique et technique, accompli durant la période de leur service actif,
permet de remplacer ces instruments usés par d'autres plus efficaces et
comparativement moins coûteux. En dehors donc des modifications de détail que
subit de temps à autre l'ancien outillage, une large portion en est chaque
année entièrement renouvelée et devient ainsi plus productive.
Quant à l'autre élément constant du capital ancien,
les matières premières et auxiliaires, elles sont reproduites pour la plupart
au moins annuellement, si elles proviennent de l'agriculture, et dans des
espaces de temps beaucoup plus courts, si elles proviennent des mines, etc. Là,
tout procédé perfectionné qui n'entraîne pas un changement d'outillage, réagit
donc presque du même coup et sur le capital additionnel et sur l'ancien
capital.
En découvrant de nouvelles matières utiles ou de
nouvelles qualités utiles de matières déjà en usage, la chimie multiplie les
sphères de placement pour le capital accumulé. En enseignant les méthodes
propres à rejeter dans le cours circulaire de la reproduction les résidus de la
production et de la consommation sociales, leurs excréments, elle convertit,
sans aucun concours du capital, ces non valeurs en autant d'éléments
additionnels de l'accumulation.
De même que l'élasticité de la force ouvrière, le
progrès incessant de la science et de la technique doue donc le capital d'une
puissance d'expansion, indépendante, dans de certaines limites, de la grandeur
des richesses acquises dont il se compose.
Sans doute, les progrès de la puissance productive du
travail qui s'accomplissent sans le concours du capital déjà en fonction, mais
dont il profite dès qu'il fait peau neuve, le déprécient aussi plus ou moins
durant l'intervalle où il continue de fonctionner sous son ancienne forme. Le capital
placé dans une machine, par exemple, perd de sa valeur quand surviennent de
meilleures machines de la même espèce. Du moment, cependant, où la concurrence
rend cette dépréciation sensible au capitaliste, il cherche à s'en indemniser
par une réduction du salaire.
Le travail transmet au produit la valeur des moyens
de production consommés. D'un autre côté, la valeur et la masse des moyens de
production, mis en œuvre par un quantum donné de travail, augmentent à mesure
que le travail devient plus productif. Donc, bien qu'un même quantum de travail
n'ajoute jamais aux produits que la même somme de valeur nouvelle, l'ancienne
valeur capital qu'il leur transmet va s'accroissant avec le développement
de l'industrie.
Que le fileur anglais et le fileur chinois
travaillent le même nombre d'heures avec le même degré d'intensité, et ils vont
créer chaque semaine des valeurs égales. Pourtant, en dépit de cette égalité,
il y aura entre le produit hebdomadaire de l'un, qui se sert d'un vaste
automate, et celui de l'autre, qui se sert d'un rouet primitif, une
merveilleuse différence de valeur. Dans le même temps que le Chinois file à
peine une livre de coton, l'Anglais en filera plusieurs centaines, grâce à la
productivité supérieure du travail mécanique; de là l'énorme surplus
d'anciennes valeurs qui font enfler la valeur de son produit, où elles
reparaissent sous une nouvelle forme d'utilité et deviennent ainsi propres à
fonctionner de nouveau comme capital.
« En Angleterre les récoltes de laine des trois
années 1780 82 restaient, faute d'ouvriers, à l'état brut, et y seraient
restées forcément longtemps encore, si l'invention de machines n'était bientôt
venue fournir fort à propos les moyens de les filer (882). » Les nouvelles machines ne firent pas sortir de
terre un seul homme, mais elles mettaient un nombre d'ouvriers relativement peu
considérable à même de filer en peu de temps cette énorme masse de laine
successivement accumulée pendant trois années, et, tout en y ajoutant de
nouvelle valeur, d'en conserver, sous forme de filés, l'ancienne
valeur capital. Elles provoquèrent en outre la reproduction de la laine
sur une échelle progressive.
C'est la propriété naturelle du travail qu'en créant
de nouvelles valeurs, il conserve les anciennes. A mesure donc que ses moyens
de production augmentent d'efficacité, de masse et de valeur,
c'est à dire, à mesure que le mouvement ascendant de sa puissance
productive accélère l'accumulation, le travail conserve et éternise, sous des
formes toujours nouvelles, une ancienne valeur capital toujours
grossissante (883). Mais, dans le système du
salariat, cette faculté naturelle du travail prend la fausse apparence d'une
propriété qui est inhérente au capital et l'éternise; de même les forces
collectives du travail combiné se déguisent en autant de qualités occultes du
capital, et l'appropriation continue de surtravail par le capital tourne au
miracle, toujours renaissant, de ses vertus prolifiques.
Cette partie du capital constant qui s'avance sous
forme d'outillage et qu'Adam Smith a nommée « capital fixe », fonctionne
toujours en entier dans les procès de production périodiques, tandis qu'au
contraire, ne s'usant que peu à peu, elle ne transmet sa valeur que par
fractions aux marchandises qu'elle aide à confectionner successivement.
Véritable gradimètre du progrès des forces productives, son accroissement amène
une différence de grandeur de plus en plus considérable entre la totalité du
capital actuellement employé et la fraction qui s'en consommé d'un seul coup.
Qu'on compare, par exemple, la valeur des chemins de fer européens
quotidiennement exploités à la somme de valeur qu'ils perdent par leur usage
quotidien ! Or, ces moyens, créés par l'homme, rendent des services gratuits tout
comme les forces naturelles, l'eau, la vapeur, l'électricité, etc., et ils les
rendent en proportion des effets utiles qu'ils contribuent à produire sans
augmentation de frais. Ces services gratuits du travail d'autrefois, saisi et
vivifié par le travail d'aujourd'hui, s'accumulent donc avec le développement
des forces productives et l'accumulation de capital qui l'accompagne.
Parce que le travail passé des travailleurs A, B, C,
etc., figure dans le système capitaliste comme l'actif du non travailleur
X, etc., bourgeois et économistes de verser à tout
propos des torrents de larmes et d'éloges sur les opérations de la grâce de ce
travail défunt, auquel Mac Culloch, le génie écossais, décerne même des droits
à un salaire à part, vulgairement nommé profit, intérêt, etc (884). Ainsi le concours de plus en plus puissant que,
sous forme d'outillage, le travail passé apporte au travail vivant, est
attribué par ces sages non à l'ouvrier qui a fait l’œuvre, mais au capitaliste
qui se l'est appropriée. A leur point de vue, l'instrument de travail et son
caractère de capital qui lui est imprimé par le milieu social actuel
ne peuvent pas plus se séparer que le travailleur lui-même, dans la
pensée du planteur de la Géorgie, ne pouvait se séparer de son caractère
d'esclave.
Parmi les circonstances qui, indépendamment du
partage proportionnel de la plus-value en revenu et en capital, influent
fortement sur l'étendue de l'accumulation, il faut enfin signaler la
grandeur du capital avancé.
Étant donné le degré d'exploitation de la force
ouvrière, la masse de la plus-value se détermine par le nombre des ouvriers
simultanément exploités, et celui-ci correspond, quoique dans des proportions
changeantes, à la grandeur du capital. Plus le capital grossit donc, au moyen
d'accumulations successives, plus grossit aussi la valeur à diviser en fonds de
consommation et en fonds d'accumulation ultérieure. En outre, tous les ressorts
de la production jouent d'autant plus énergiquement que son échelle s'élargit avec
la masse du capital avancé.
V. Le prétendu fonds de travail (Labour fund)
Les capitalistes, leurs co propriétaires, leurs
hommes liges et leurs gouvernements gaspillent chaque année une partie
considérable du produit net annuel. De plus, ils retiennent dans leurs fonds de
consommation une foule d'objets d'user lent, propres à un emploi reproductif,
et ils stérilisent à leur service personnel une foule de forces ouvrières. La
quote-part de la richesse qui se capitalise n'est donc jamais aussi large qu'elle
pourrait l'être Son rapport de grandeur vis-à-vis du total de la richesse
sociale change avec tout changement survenu dans le partage de la plus-value en
revenu personnel et en capital additionnel, et la proportion suivant laquelle
se fait ce partage varie sans cesse sous l'influence de conjonctures auxquelles
nous ne nous arrêterons pas ici. Il nous suffit d'avoir constaté qu'au lieu
d'être une aliquote prédéterminée et fixe de la richesse sociale, le capital
n'en est qu'une fraction variable et flottante.
Quant au capital déjà accumulé et mis en oeuvre, bien
que sa valeur soit déterminée de même que la masse des marchandises dont il se
compose, il ne représente point une force productrice constante, opérant d'une
manière uniforme. Nous avons vu au contraire qu'il admet une grande latitude
par rapport à l'intensité, l'efficacité et l'étendue de son action. En
examinant les causes de ce phénomène nous nous étions placés au point de vue de
la production, mais il ne faut pas oublier que les divers degrés de vitesse de
la circulation concourent à leur tour à modifier considérablement l'action d'un
capital donné. En dépit de ces faits, les économistes ont toujours été trop
disposés à ne voir dans le capital qu'une portion prédéterminée de la richesse
sociale, qu'une somme donnée de marchandises et de forces ouvrières opérant
d'une manière à peu près uniforme. Mais Bentham, l'oracle philistin du XIX°
siècle, a élevé ce préjugé au rang d'un dogme (885). Bentham est parmi les philosophes ce que son
compatriote Martin Tupper, est parmi les poètes. Le lieu commun raisonneur,
voilà la philosophie de l'un et la poésie de l'autre (886).
Le dogme de la quantité fixe du capital social à
chaque moment donné, non seulement vient se heurter contre les phénomènes les
plus ordinaires de la production, tels que ses mouvements d'expansion et de
contraction, mais il rend l'accumulation même à peu près incompréhensible (887). Aussi n'a t il été mis
en avant par Bentham et ses acolytes, les Mac Culloch, les Mill et tutti
quanti, qu'avec une arrière pensée « utilitaire ». Ils l'appliquent de
préférence à cette partie du capital qui s'échange entre la force ouvrière et
qu'ils appellent indifféremment « fonds de salaires », « fonds du
travail ». D'après eux, c'est là une fraction particulière de la richesse
sociale, la valeur d'une certaine quantité de subsistances dont la nature
pose à chaque moment les bornes fatales, que la classe travailleuse s'escrime
vainement à franchir. La somme à distribuer parmi les salariés étant ainsi
donnée, il s'ensuit que si la quote-part dévolue à chacun des partageants est
trop petite, c'est parce que leur nombre est trop grand, et qu'en dernière
analyse leur misère est un fait non de l'ordre social, mais de l'ordre naturel.
En premier lieu, les limites que le système
capitaliste prescrit à la consommation du producteur ne sont « naturelles » que
dans le milieu propre à ce système, de même que le fouet ne fonctionne comme
aiguillon « naturel » du travail que dans le milieu esclavagiste. C'est en
effet la nature de la production capitaliste que de limiter la part du
producteur à ce qui est nécessaire pour l'entretien de sa force ouvrière, et
d'octroyer le surplus de son produit au capitaliste. Il est encore de la nature
de ce système que le produit net, qui échoit au capitaliste, soit aussi divisé
par lui en revenu et en capital additionnel, tandis qu'il n'y a que des cas
exceptionnels où le travailleur puisse augmenter son fonds de consommation en
empiétant sur celui du non travailleur. « Le riche », dit Sismondi,
« fait la loi au pauvre... car faisant lui-même le partage de la production
annuelle, tout ce qu'il nomme revenu, il le garde pour le consommer lui-même;
tout ce qu'il nomme capital il le cède au pauvre pour que celui-ci en fasse son
revenu (888). » (Lisez : pour que celui-ci lui
en fasse un revenu additionnel.) « Le produit du travail », dit J. St. Mill,
« est aujourd'hui distribué en raison inverse du travail; la plus grande part
est pour ceux qui ne travaillent jamais; puis les mieux partagés sont ceux dont
le travail n'est presque que nominal, de sorte que de degré en degré la
rétribution se rétrécit à mesure que le travail devient plus
désagréable et plus pénible, si bien qu'enfin le labeur le plus fatigant, le
plus exténuant, ne peut pas même compter avec certitude sur l'acquisition des
choses les plus nécessaires à la vie (889).
»
Ce qu'il aurait donc fallu prouver avant tout,
c'était que, malgré son origine toute récente, le mode capitaliste de la
production sociale en est néanmoins le mode immuable et « naturel ». Mais, même
dans les données du système capitaliste, il est faux que le « fonds de salaire
» soit prédéterminé ou par la grandeur de la richesse sociale ou par celle du
capital social.
Le capital social n'étant qu'une fraction variable et
flottante de la richesse sociale, le fonds de salaire, qui n'est qu'une quote-part de
ce capital, ne saurait être une quote-part fixe et prédéterminée de la richesse
sociale : de l'autre côté, la grandeur relative du fonds de salaire dépend de
la proportion suivant laquelle le capital social se divise en capital constant
et en capital variable, et cette proportion, comme nous l'avons déjà vu et
comme nous l'exposerons encore plus en détail dans les chapitres suivants, ne
reste pas la même durant le cours de l'accumulation.
Un exemple de la tautologie absurde à laquelle
aboutit la doctrine de la quantité fixe du fonds de salaire nous est fourni par
le professeur Fawcett.
« Le capital circulant d'un pays », dit il « est
son fonds d'entretien du travail. Pour calculer le salaire moyen qu'obtient l'ouvrier,
il suffit donc de diviser tout simplement ce capital par le chiffre de la
population ouvrière (890)
», c'est à dire que l'on commence par additionner les salaires
individuels actuellement payés pour affirmer ensuite que cette addition donne
la valeur « du fonds de salaire ». Puis on divise cette somme, non par le
nombre des ouvriers employés, mais par celui de toute la population ouvrière,
et l'on découvre ainsi combien il en peut tomber sur chaque tête ! La belle finesse
!
Cependant, sans reprendre haleine, M. Fawcett
continue : « La richesse totale, annuellement accumulée en Angleterre, se
divise en deux parties : l'une est employée chez nous à l'entretien de notre
propre industrie; l'autre est exportée dans d'autres pays... La partie employée
dans notre industrie ne forme pas une portion importante de la richesse
annuellement accumulée dans ce pays (891).
»
Aussi la plus grande partie du produit net,
annuellement croissant, se capitalisera non en Angleterre, mais à l'étranger.
Elle échappe donc à l'ouvrier anglais sans compensation aucune. Mais, en même
temps que ce capital surnuméraire, n'exporterait-on pas aussi par hasard une
bonne partie du fonds assigné au travail anglais par la Providence et par
Bentham (892) ?
Chapitre XXV : Loi générale de
l’accumulation capitaliste
I.
- La composition du capital restant la même, le progrès de l’accumulation tend à
faire monter le taux des salaires
Nous avons maintenant à traiter de l'influence que
l'accroissement du capital exerce sur le sort de la classe ouvrière. La donnée
la plus importante pour la solution de ce problème, c'est la composition du
capital et les changements qu'elle subit dans le progrès de l'accumulation.
La composition du capital se présente à un double
point de vue. Sous le rapport de la valeur, elle est déterminée par la
proportion suivant laquelle le capital se décompose en partie constante (la
valeur des moyens de production) et partie variable (la valeur de la force
ouvrière, la somme des salaires). Sous le rapport de sa matière, telle qu'elle
fonctionne dans le procès de production, tout capital consiste en moyens de
production et en force ouvrière agissante, et sa composition est déterminée par
la proportion qu'il y a entre la masse des moyens de production employés et la
quantité de travail nécessaire pour les mettre en oeuvre La première
composition du capital est la composition-valeur, la deuxième la composition
technique. Enfin, pour exprimer le lien intime qu'il y a entre l'une et
l'autre, nous appellerons composition organique du capital sa
composition-valeur, en tant qu'elle dépend de sa composition technique, et que,
par conséquent, les changements survenus dans celleci se
réfléchissent dans celle-là. Quand nous parlons en général de la composition du
capital, il s'agit toujours de sa composition organique.
Les capitaux nombreux placés dans une même branche de
production et fonctionnant entre les mains d'une multitude de capitalistes,
indépendants les uns des autres, diffèrent plus ou moins de composition, mais
la moyenne de leurs compositions particulières constitue la composition du
capital total consacré à cette branche de production. D'une
branche de production à l'autre, la composition moyenne du capital varie
grandement, mais la moyenne de toutes ces compositions moyennes constitue la
composition du capital social employé dans un pays, et c'est de celle-là qu'il
s'agit en dernier lieu dans les recherches suivantes.
Après ces remarques préliminaires, revenons à
l'accumulation capitaliste.
L'accroissement du capital renferme l'accroissement
de sa partie variable. En d'autres termes : une quote-part de la plus-value
capitalisée doit s'avancer en salaires. Supposé donc que la composition du
capital reste la même, la demande de travail marchera de front avec
l'accumulation, et la partie variable du capital augmentera au moins dans la
même proportion que sa masse totale.
Dans ces données, le progrès constant de
l'accumulation doit même, tôt ou tard, amener une hausse graduelle des
salaires. En effet, une partie de la plus-value, ce fruit annuel, vient
annuellement s'adjoindre au capital acquis; puis cet incrément annuel grossit
lui-même à mesure que le capital fonctionnant s'enfle davantage; enfin, si des
circonstances exceptionnellement favorables - l'ouverture de nouveaux marchés
au-dehors, de nouvelles sphères de placement à l'intérieur, etc. -viennent à
l'aiguillonner, la passion du gain jettera brusquement de plus fortes portions
du produit net dans le fonds de la reproduction pour en dilater encore
l'échelle
De tout cela il résulte que chaque année fournira de l'emploi
pour un nombre de salariés supérieur à celui de l'année précédente, et qu'à un
moment donné les besoins de l'accumulation commenceront à dépasser l'offre
ordinaire de travail. Dès lors le taux des salaires doit suivre un mouvement
ascendant. Ce fut en Angleterre, pendant presque tout le XV°siècle et dans la
première moitié du XVIII° un sujet de lamentations continuelles.
Cependant les circonstances plus ou moins favorables
au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent
rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste. De même que la
reproduction simple ramène constamment le même rapport social - capitalisme et
salariat ainsi l'accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle
également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus gros capitalistes)
d'un côté, plus de salariés de l'autre. La reproduction du capital renferme
celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail.
Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat (893).
Cette identité - de deux termes opposés en apparence
Adam Smith, Ricardo et autres l'ont si bien saisie, que pour eux l'accumulation
du capital n'est même autre chose que la consommation par des travailleurs
productifs de toute la partie capitalisée du produit net, ou ce qui revient au
même, sa conversion en un supplément de prolétaires.
Déjà en 1696, John Bellers s'écrie :
« Si quelqu'un avait cent mille arpents de terre, et
autant de livres d'argent, et autant de bétail, que serait cet homme riche sans
le travailleur, sinon un simple travailleur ? Et puisque ce sont les
travailleurs qui font les riches, plus il y a des premiers, plus il y aura des
autres... le travail du pauvre étant la mine du riche (894).»
De même Bertrand de Mandeville enseigne, au
commencement du XVIII° siècle :
« Là où la propriété est suffisamment protégée, il
serait plus facile de vivre sans argent que sans pauvres, car qui ferait le
travail ?... s'il ne faut donc pas affamer les travailleurs, il ne faut pas non
plus leur donner tant qu'il vaille la peine de thésauriser. Si çà et là, en se
serrant le ventre et à force d'une application extraordinaire, quelque individu
de la classe infime s'élève au-dessus de sa condition, personne ne doit l'en
empêcher. Au contraire, on ne saurait nier que mener une vie frugale soit la
conduite la plus sage pour chaque particulier, pour chaque famille prise à
part, mais ce n'en est pas moins l'intérêt de toutes les nations riches que la
plus grande partie des pauvres ne reste jamais inactive et dépense néanmoins
toujours sa recette... Ceux qui gagnent leur vie par un labeur quotidien n'ont
d'autre aiguillon à se rendre serviables que leurs besoins qu'il est prudent de
soulager, mais que ce serait folie de vouloir guérir. La seule chose qui puisse
rendre l'homme de peine laborieux, c'est un salaire modéré. Suivant son
tempérament un salaire trop bas le décourage ou le désespère, un salaire trop
élevé le rend insolent ou paresseux... Il résulte de ce qui précède que, dans
une nation libre où l'esclavage est interdit, la richesse la plus sûre
consiste dans la multitude des pauvres laborieux. Outre qu'ils sont une
source intarissable de recrutement pour la flotte et l'armée, sans eux il n'y
aurait pas de jouissance possible et aucun pays ne saurait tirer profit de ses
produits naturels. Pour que la société -(qui évidemment se compose des
non-travailleurs) soit heureuse -et le peuple content même de son sort pénible,
il faut que la grande majorité reste aussi ignorante que pauvre, Les
connaissances développent et multiplient nos désirs, et moins un homme désire
plus ses besoins sont faciles à satisfaire (895). »
Ce que Mandeville, écrivain courageux et forte tête,
ne pouvait pas encore apercevoir, c'est que le mécanisme de l'accumulation
augmente, avec le capital, la masse des « pauvres laborieux »,
c'est-à-dire des salariés convertissant leurs forces ouvrières en force vitale
du capital et restant ainsi, bon gré, mal gré, serfs de leur propre produit
incarné dans la personne du capitaliste.
Sur cet état de dépendance, comme une des nécessités
reconnues du système capitaliste, Sir F. M. Eden remarque, dans son ouvrage
sur la Situation des pauvres ou histoire de la classe laborieuse en
Angleterre :
« Notre zone exige du travail pour la satisfaction
des besoins, et c'est pourquoi il faut qu'au moins une partie de la société
travaille sans relàche... Il en est qui ne travaillent pas et qui néanmoins
disposent à leur gré des produits de l'industrie. Mais ces propriétaires ne
doivent cette faveur qu'à la civilisation et à l'ordre établi, ils sont créés
par les institutions civiles. » Eden aurait dû se demander : Qu'est-ce qui crée
les institutions civiles ?
Mais de son point de vue, celui de l'illusion
juridique, il ne considère pas la loi comme un produit des rapports matériels
de la production, mais au contraire ces rapports comme un produit de la loi.
Linguet a renversé d'un seul mot l'échafaudage illusoire de « l'esprit des lois
» de Montesquieu : « L'esprit des lois, a-t-il dit, c'est la propriété. » Mais
laissons continuer Eden :
« Celles-ci (les institutions civiles) ont reconnu,
en effet, que l'on peut s'approprier les fruits du travail autrement que par le
travail. Les gens de fortune indépendante doivent cette fortune presque
entièrement au travail d'autrui et non à leur propre capacité, qui ne diffère
en rien de celle des autres. Ce n'est pas la possession de tant de terre ou de
tant d'argent, c'est le pouvoir de disposer du travail (« the command of
labour ») qui distingue les riches des pauvres... Ce qui convient aux
pauvres, ce n'est pas une condition servile et abjecte, mais un état de
dépendance aisée et libérale (« a state of easy and liberal dependence »); et
ce qu'il faut aux gens nantis, c'est une influence, une autorité suffisante sur
ceux qui travaillent pour eux... Un pareil état de dépendance, comme l'avouera
tout connaisseur de la nature humaine, est indispensable au confort des
travailleurs eux_mêmes (896).
» Sir F. M. Eden, soit dit en passant, est le seul disciple d'Adam Smith qui,
au XVIII° siècle, ait produit une œuvre remarquable (897).
Dans l'état de l'accumulation, tel que nous venons de
le supposer, et c'est son état le plus propice aux ouvriers, leur dépendance
revêt des formes tolérables, ou, comme dit Eden, des formes « aisées et
libérales ». Au lieu de gagner en intensité, l'exploitation et la domination
capitalistes gagnent simplement en extension à mesure que s'accroît le capital,
et avec lui le nombre de ses sujets. Alors il revient à ceux-ci, sous forme de
payement, une plus forte portion de leur propre produit net, toujours grossissant
et progressivement capitalisé, en sorte qu'ils se trouvent à même d'élargir le
cercle de leurs jouissances, de se mieux nourrir, vêtir, meubler, etc., et de
former de petites réserves d'ai gent. Mais si un meilleur traitement, une
nourriture plus abondante, des vêtements plus propres et un surcroît de pécule
ne font pas tomber les chaînes de l'esclavage, il en est de même de celles du
salariat. Le mouvement ascendant imprimé aux prix du travail par l'accumulation
du capital prouve, au contraire, que la chaîne d'or, à laquelle le capitaliste
tient le salarié rivé et que celui-ci ne cesse de forger, s'est déjà assez
allongée pour permettre un relâchement de tension.
Dans les controverses économiques sur ce sujet, on a
oublié le point principal : le caractère spécifique de la production
capitaliste. Là, en effet, la force ouvrière ne s'achète pas dans le but de
satisfaire directement, par son service ou son produit, les besoins personnels
de l'acheteur. Ce que celui-ci se propose, c'est de s'enrichir en faisant
valoir son capital, en produisant des marchandises où il fixe plus de travail
qu'il n'en paye et dont la vente réalise donc une portion de valeur qui ne lui
a rien coûté. Fabriquer de la plus-value, telle est la loi absolue de ce mode
de production. La force ouvrière ne reste donc vendable qu'autant qu'elle
conserve les moyens de production comme capital, qu'elle reproduit son propre
équivalent comme capital et qu'elle crée au capitaliste, par-dessus le marché,
et un fonds de consommation et un surplus de capital. Qu'elles soient peu ou
prou favorables, les conditions de la vente de la force ouvrière impliquent la
nécessité de sa revente continue et la reproduction progressive de la richesse
capitaliste. Il est de la nature du salaire de mettre toujours en mouvement un
certain quantum de travail gratuit. L'augmentation du salaire n'indique donc au
mieux qu'une diminution relative du travail gratuit que doit fournir l'ouvrier;
mais cette diminution ne peut jamais aller loin pour porter préjudice au
système capitaliste.
Dans nos données, le taux des salaires s'est élevé
grâce à un accroissement du capital supérieur à celui du travail offert. Il n'y
a qu'une alternative :
Ou les salaires continuent à monter, puisque leur
hausse n'empiète point sur le progrès de l'accumulation, ce qui n'a rien de
merveilleux, « car, dit Adam Smith, après que les profits ont baissé, les
capitaux n'en augmentent pas moins; ils continuent même à augmenter bien plus
vite qu'auparavant... Un gros capital, quoique avec de petits profits,
augmente, en général, plus promptement qu'un petit capital avec des gros
profits (898) ». Alors il est évident que la
diminution du travail gratuit des ouvriers n'empêche en rien le capital
d'étendre sa sphère de domination. Ce mouvement, au contraire, accoutume le
travailleur à voir sa seule chance de salut dans l'enrichissement de son
maître.
Ou bien, émoussant l'aiguillon du gain, la hausse
progressive des salaires commence à retarder la marche de l'accumulation qui va
en diminuant, mais cette diminution même en fait disparaître la cause première,
à savoir l'excès en capital comparé à l'offre de travail. Dès lors le taux du
salaire retombe à un niveau conforme aux besoins de la mise en valeur du
capital, niveau qui peut être supérieur, égal ou inférieur à ce qu'il était au
moment où la hausse des salaires eut lieu. De cette manière, le mécanisme de la
production capitaliste écarte spontanément les obstacles qu'il lui arrive
parfois de créer.
Il faut bien saisir le lien entre les mouvements du
capital en voie d'accumulation et les vicissitudes corrélatives qui surviennent
dans le taux des salaires.
Tantôt c'est un excès en capital, provenant de
l'accumulation accélérée, qui rend le travail offert relativement insuffisant
et tend par conséquent à en élever le prix. Tantôt c'est un ralentissement de
l'accumulation qui rend le travail offert relativement surabondant et en
déprime le prix.
Le mouvement d'expansion et de contradiction du
capital en voie d'accumulation produit donc alternativement l'insuffisance ou
la surabondance relatives du travail offert, mais ce n'est ni un décroissement
absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le
capital surabondant dans le premier cas, ni un accroissement absolu ou proportionnel
du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant dans
l'autre.
Nous rencontrons un phénomène tout à fait analogue
dans les péripéties du cycle industriel. Quand vient la crise, les prix des
marchandises subissent une baisse générale, et cette baisse se réfléchit dans
une hausse de la valeur relative de l'argent. Par contre, quand la confiance
renaît, les prix des marchandises subissent une hausse générale, et cette
hausse se réfléchit dans une baisse de la valeur relative de l'argent, bien que
dans les deux cas la valeur réelle de l'argent n'éprouve pas le moindre
changement. Mais de même que l'école anglaise connue sous le nom de Currency
School (899) dénature ces faits en attribuant
l'exagération des prix à une surabondance et leur dépression à un manque
d'argent, de même les économistes, prenant l'effet pour la cause, prétendent
expliquer les vicissitudes de l'accumulation par le mouvement de la population
ouvrière qui fournirait tantôt trop de bras et tantôt trop peu.
La loi de la production capitaliste ainsi
métamorphosée en prétendue loi naturelle de la population, revient simplement à
ceci :
Le rapport entre l'accumulation du capital et le taux
de salaire n'est que le rapport entre le travail gratuit, converti en capital,
et le supplément de travail payé qu'exige ce capital additionnel pour être mis
en oeuvre. Ce n'est donc point du tout un rapport entre deux termes
indépendants l'un de l'autre, à savoir, d'un côté, la grandeur du capital, et, de
l'autre, le chiffre de la population ouvrière, mais ce n'est en dernière
analyse qu'un rapport entre le travail gratuit et le travail payé de la
même population ouvrière. Si le quantum de travail gratuit que la classe
ouvrière rend, et que la classe capitaliste accumule, s'accroît assez
rapidement pour que sa conversion en capital additionnel nécessite un
supplément extraordinaire de travail payé, le salaire monte et, toutes autres
circonstances restant les mêmes, le travail gratuit diminue proportionnellement.
Mais, dès que cette diminution touche au point où le surtravail, qui nourrit le
capital, ne paraît plus offert en quantité normale, une réaction survient, une
moindre partie du revenu se capitalise, l'accumulation se ralentit et le
mouvement ascendant du salaire subit un contrecoup. Le prix du travail ne peut
donc jamais s'élever qu'entre des limites qui laissent intactes les bases du
système capitaliste et en assurent la reproduction sur une échelle progressive (900).
Et comment en pourrait-il être autrement là où le
travailleur n'existe que pour augmenter la richesse d'autrui, créée par lui ?
Ainsi que, dans le monde religieux, l'homme est dominé par l’œuvre de son
cerveau, il l'est, dans le monde capitaliste, par l’œuvre de sa main (901).
II. - Changements successifs de la composition du capital dans le
progrès de l’accumulation et diminution relative de cette partie du capital qui
s’échange contre la force ouvrière
D'après les économistes eux-mêmes, ce n'est ni
l'étendue actuelle de la richesse sociale, ni la grandeur absolue du capital
acquis, qui amènent une hausse des salaires, ce n'est que le progrès continu de
l'accumulation et son degré de vitesse (902). Il faut donc avant tout éclaircir les conditions
dans lesquelles s'accomplit ce progrès, dont nous n'avons considéré jusqu'ici
que la phase particulière où l'accroissement du capital se combine avec un état
stationnaire de sa composition technique.
Etant donné les bases générales du système
capitaliste, le développement des pouvoirs productifs du travail social
survient 'toujours à un certain point de l'accumulation pour en devenir
désormais le levier le plus puissant. « La même cause, dit Adam Smith, qui fait
hausser les salaires du travail, l'accroissement du capital, tend à augmenter
les facultés productives du travail et à mettre une plus petite quantité de
travail en état de produire une plus grande quantité d'ouvrage
(903). »
Mais par quelle voie s'obtient ce résultat ? Par une
série de changements dans le mode de produire qui mettent une somme donnée de
force ouvrière à même de mouvoir une masse toujours ,croissante de moyens de
production. Dans cet accroissement, par rapport à la force ouvrière employée,
les moyens de production jouent un double rôle. Les uns, tels que machines,
édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont
augmentés en nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus
productif, tandis que les autres, matières premières et auxiliaires,
s'augmentent parce que le travail devenu plus productif en consomme davantage
dans un temps donné.
A la naissance de la grande industrie, l'on découvrit
en Angleterre une méthode pour convertir en fer forgeable le fer fondu avec du
coke. Ce procédé, qu'on appelle puddlage et qui consiste à affiner la fonte
dans des fourneaux d'une construction spéciale, donna lieu à un agrandissement
immense des hauts fourneaux, à l'emploi d'appareils à soufflets chauds, etc.,
enfin, à une telle augmentation de l'outillage et des matériaux mis en oeuvre
par ,une même quantité de travail, que le fer fut bientôt livré assez
abondamment et à assez bon marché pour pouvoir chasser la pierre et le bois
d'une foule d'emplois. Comme le fer et le charbon sont les grands leviers de
l'industrie moderne, on ne saurait ,exagérer l'importance de cette innovation.
Pourtant, le puddleur, l'ouvrier occupé à l'affinage
de la fonte, exécute une opération manuelle, de sorte que la grandeur des
fournées qu'il est à même de manier reste limitée par ses facultés
personnelles, et c'est cette limite qui arrête à présent l'essor merveilleux
que l'industrie métallurgique a pris depuis 1780, date de l'invention du
puddlage.
« Le fait est », s'écrie l'Engineering, un
des organes des ingénieurs anglais, « le fait est que le procédé suranné du
puddlage manuel n'est guère qu'un reste de barbarie (the fact is that the old
process of hand-puddling is little better than a barbarism)... La tendance
actuelle de notre industrie est à opérer aux différents degrés de la
fabrication sur des matériaux de plus en plus larges. C'est ainsi que presque
chaque année voit naître des hauts fourneaux plus vastes, des marteaux à vapeur
plus lourds, des laminoirs plus puissants, et des instruments plus gigantesques
appliqués aux nombreuses branches de la manufacture de métaux. Au milieu de cet
accroissement général - accroissement des moyens de production par rapport au
travail employé - le procédé du puddlage est resté presque stationnaire et met
aujourd'hui des entraves insupportables au mouvement industriel... Aussi est-on
en voie d'y suppléer dans toutes les grandes usines par des fourneaux à
révolutions automatiques et capables de fournées colossales tout à fait hors de
la portée du travail manuel (904).
»
Donc, après avoir révolutionné l'industrie du fer et
provoqué une grande extension de l'outillage et de la masse des matériaux mis
en oeuvre par une certaine quantité de travail, le puddlage est devenu, dans le
cours de l'accumulation, un obstacle économique dont on est en train de se
débarrasser par de nouveaux procédés propres à reculer les bornes qu'il pose
encore à l'accroissement ultérieur des moyens matériels de la production par
rapport au travail employé. C'est là l'histoire de toutes les découvertes et
inventions qui surviennent à la suite de l'accumulation, comme nous l'avons
prouvé du reste en retraçant la marche de la production moderne depuis son origine
jusqu'à notre époque (905).
Dans le progrès de l'accumulation il n'y a donc pas
seulement accroissement quantitatif et simultané des divers éléments réels du
capital : le développement des puissances productives du travail social que ce
progrès amène se manifeste encore par des changements qualitatifs, par des
changements graduels dans la composition technique du capital, dont le facteur
objectif gagne progressivement en grandeur proportionnelle par rapport au
facteur subjectif, c'est-à-dire que la masse de l'outillage et des matériaux
augmente de plus en plus en comparaison de la somme de force ouvrière
nécessaire pour les mettre en oeuvre. A mesure donc que l'accroissement du
capital rend le travail plus productif, il en diminue la demande
proportionnellement à sa propre grandeur.
Ces changements dans la composition technique du
capital se réfléchissent dans sa composition-valeur, dans l'accroissement
progressif de sa partie constante aux dépens de sa partie variable, de manière
que si, par exemple, à une époque arriérée de l'accumulation, il se convertit
cinquante pour cent de la valeur-capital en moyens de production, et cinquante
pour cent en travail, à une époque plus avancée il se dépensera quatre-vingts
pour cent de la valeur-capital en moyens de production et vingt pour cent
seulement en travail. Ce n'est pas, bien entendu, le capital tout entier, mais
seulement sa partie variable, qui s'échange contre la force ouvrière et forme
le fonds à répartir entre les salariés.
Cette loi de l'accroissement progressif de la partie
constante du capital par rapport à sa partie variable se trouve, comme nous
l'avons vu ailleurs, à chaque pas confirmée par l'analyse comparée des prix des
marchandises, soit qu'on compare différentes époques économiques chez une même
nation, soit qu'on compare différentes nations dans la même époque, La grandeur
relative de cet élément du prix qui ne représente que la valeur des moyens de
production consommés, c'est-à-dire la partie constante du capital avancé, sera
généralement en raison directe, et la grandeur relative de l'autre élément du
prix qui paye le travail et ne représente que la partie variable du capital
avancé sera généralement en raison inverse du progrès de l'accumulation.
Cependant le décroissement de la partie variable du
capital par rapport à sa partie constante, ce changement dans la
composition-valeur du capital, n'indique que de loin le changement dans sa
composition technique. Si, par exemple, la valeur-capital engagée aujourd'hui dans
la filature est pour sept huitièmes constante et pour un huitième variable,
tandis qu'au commencement du XVIII° siècle elle était moitié l'un, moitié
l'autre, par contre la masse du coton, des broches, etc., qu'un fileur use dans
un temps donné, est de nos jours des centaines de fois plus considérable qu'au
commencement du XVIII° siècle. La raison en est que ce même progrès des
puissances du travail, qui se manifeste par l'accroissement de l'outillage et
des matériaux mis en oeuvre par une plus petite somme de travail, fait aussi
diminuer de valeur la plupart des produits qui fonctionnent comme moyens de
production. Leur valeur ne s'élève donc pas dans la même proportion que leur
masse. L'accroissement de la partie constante du capital par rapport à sa partie
variable est par conséquent de beaucoup inférieur à l'accroissement de la masse
des moyens de production par rapport à la masse du travail employé. Le premier
mouvement suit le dernier à un moindre degré de vitesse.
Enfin, pour éviter des erreurs, il faut bien
remarquer que le progrès de l'accumulation, en faisant décroître la grandeur
relative du capital variable, n'en exclut point l'accroissement absolu. Qu'une
valeur-capital se divise d'abord moitié en partie constante, moitié en partie
variable, et que plus tard la partie variable n'en forme plus qu'un cinquième :
quand, au moment où ce changement a lieu, la valeur-capital primitive, soit six
mille francs, a atteint le chiffre de dix-huit mille francs, la partie variable
s'est accrue d'un cinquième. Elle s'est élevée de trois mille francs à trois
mille six cents, mais auparavant un surcroît d'accumulation de vingt pour cent
aurait suffi pour augmenter la demande de travail d'un cinquième, tandis que
maintenant, pour produire le même effet, l'accumulation doit tripler.
La coopération, la division manufacturière, le
machinisme, etc., en un mot, les méthodes propres à donner l'essor aux
puissances du travail collectif, ne peuvent s'introduire que là où la
production s'exécute déjà sur une assez grande échelle, et, à mesure que
celle-ci s'étend, celles-là se développent. Sur la base du salariat, l'échelle
des opérations dépend en premier lieu de la grandeur des capitaux accumulés
entre les mains d'entrepreneurs privés. C'est ainsi qu'une certaine accumulation
préalable (906), dont nous examinerons plus tard
la genèse, devient le point de départ de l'industrie moderne, cet ensemble de
combinaisons sociales et de procédés techniques que nous avons nommé le mode
spécifique de la production capitaliste ou la production capitaliste proprement
dite. Mais toutes les méthodes que celle-ci emploie pour fertiliser le travail
sont autant de méthodes pour augmenter la plus-value ou le produit net, pour
alimenter la source de l'accumulation, pour produire le capital au moyen du
capital. Si donc l'accumulation doit avoir atteint un certain degré de grandeur
pour que le mode spécifique de la production capitaliste puisse s'établir,
celui-ci accélère par contrecoup l'accumulation dont le progrès ultérieur, en
permettant de dilater encore l'échelle des entreprises, réagit de nouveau sur
le développement de la production capitaliste, etc. Ces deux facteurs
économiques, en raison composée de l'impulsion réciproque qu'ils se donnent
ainsi, provoquent dans la composition technique du capital les changements qui
en amoindrissent progressivement la partie variable par rapport à la partie
constante.
Chacun d'entre les capitaux individuels dont le
capital social se compose représente de prime abord une certaine concentration,
entre les mains d'un capitaliste, de moyens de production et de moyens
d'entretien du travail, et, à mesure qu'il s'accumule, cette concentration
s'étend. En augmentant les éléments reproductifs de la richesse, l'accumulation
opère donc en même temps leur concentration croissante entre les mains
d'entrepreneurs privés. Toutefois ce genre de concentration qui est le
corollaire obligé de l'accumulation se meut entre des limites plus ou moins
étroites.
Le capital social, réparti entre les différentes
sphères de production, y revêt la forme d'une multitude de capitaux individuels
qui, les uns à côté des autres, parcourent leur mouvement d'accumulation,
c'est-à-dire de reproduction, sur une échelle progressive. Ce mouvement produit
d'abord le surplus d'éléments constituants de la richesse qu'il agrège ensuite
à leurs groupes déjà combinés et faisant office de capital. Proportionnellement
à sa grandeur déjà acquise et au degré de sa force reproductrice, chacun de ces
groupes, chaque capital, s'enrichit de ces éléments supplémentaires, fait ainsi
acte de vitalité propre, maintient, en l'agrandissant, son existence distincte,
et limite la sphère d'action des autres. Le mouvement de concentration se
disperse donc non seulement sur autant de points que l'accumulation, mais le
fractionnement du capital social en une multitude de capitaux indépendants les
uns des autres se consolide précisément parce que tout capital individuel
fonctionne comme foyer de concentration relatif.
Comme la somme d'incréments dont l'accumulation
augmente les capitaux individuels va grossir d'autant le capital social, la
concentration relative que tous ces capitaux représentent en moyenne ne
peut croître sans un accroissement simultané du capital social - de la richesse
sociale vouée à la reproduction. C'est là une première limite de la
concentration qui n'est que le corollaire de l'accumulation.
Ce n'est pas tout. L'accumulation du capital social
résulte non seulement de l'agrandissement graduel des capitaux individuels,
mais encore de l'accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes
se convertissent en capitaux, soit que des boutures d'anciens capitaux s'en
détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche. Enfin de gros
capitaux lentement accumulés se fractionnent à un moment donné en plusieurs
capitaux distincts, par exemple, à l'occasion d'un partage de succession chez
des familles capitalistes. La concentration est ainsi traversée et par la
formation de nouveaux capitaux et par la division d'anciens.
Le mouvement de l'accumulation sociale présente donc
d'un côté une concentration croissante, entre les mains d'entrepreneurs privés,
des éléments reproductifs de la richesse, et de l'autre la dispersion et la
multiplication des foyers d'accumulation et de concentration relatifs, qui se
repoussent mutuellement de leurs orbites particulières.
A un certain point du progrès économique, ce
morcellement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le
mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par
le mouvement opposé de leur attraction mutuelle. Ce n'est plus la concentration
qui se confond avec l'accumulation, mais bien un procès foncièrement distinct,
c'est l'attraction qui réunit différents foyers d'accumulation et de
concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d'un nombre
supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement
dite.
Nous n'avons pas ici à approfondir les lois de cette
centralisation, l'attraction du capital par le capital, mais seulement à en
donner quelques aperçus rapides.
La guerre de la concurrence se fait à coups de bas
prix. Le bon marché des produits dépend, caeteris paribus, de la
productivité du travail, et celle-ci de l'échelle des entreprises. Les gros
capitaux battent donc les petits.
Nous avons vu ailleurs que, plus le mode de
production capitaliste se développe, et plus augmente le minimum des avances
nécessaires pour exploiter une industrie dans ses conditions normales. Les
petits capitaux affluent donc aux sphères de production dont la grande
industrie ne s'est pas encore emparée, où dont elle ne s'est emparée que d'une
manière imparfaite. La concurrence y fait rage en raison directe du chiffre et
en raison inverse de la grandeur des capitaux engagés. Elle se termine toujours
par la ruine d'un bon nombre de petits capitalistes dont les capitaux périssent
en partie et passent en partie entre les mains du vainqueur.
Le développement de la production capitaliste enfante
une puissance tout à fait nouvelle, le crédit, qui à ses origines s'introduit
sournoisement comme une aide modeste de l'accumulation, puis devient bientôt
une arme additionnelle et terrible de la guerre de la concurrence, et se
transforme enfin en un immense machinisme social destiné à centraliser les
capitaux.
A mesure que l'accumulation et la production
capitalistes s'épanouissent, la concurrence et le crédit, les agents les plus
puissants de la centralisation, prennent leur essor. De même, le progrès de
l'accumulation augmente la matière à centraliser les capitaux individuels - et
le développement du mode de production capitaliste crée, avec le besoin social,
aussi les facilités techniques de ces vastes entreprises dont la mise en oeuvre
exige une centralisation préalable du capital. De notre temps la force
d'attraction entre les capitaux individuels et la tendance à la centralisation
l'emportent donc plus qu'à aucune période antérieure. Mais, bien que la portée
et l'énergie relatives du mouvement centralisateur soient dans une certaine
mesure déterminées par la grandeur acquise de la richesse capitaliste et la
supériorité de son mécanisme économique, le progrès de la centralisation ne
dépend pas d'un accroissement positif du capital social. C'est ce qui la
distingue avant tout de la concentration qui n'est que le corollaire de la
reproduction sur une échelle progressive. La centralisation n'exige qu'un
changement de distribution des capitaux présents, qu'une modification dans
l'arrangement quantitatif des parties intégrantes du capital social.
Le capital pourra grossir ici par grandes masses, en
une seule main, parce que là il s'échappera d'un grand nombre. Dans une branche
de production particulière, la centralisation n'aurait atteint sa dernière
limite qu'au moment où tous les capitaux qui s'y trouvent engagés ne
formeraient plus qu'un seul capital individuel. Dans une société donnée elle
n'aurait atteint sa dernière limite qu'au moment où le capital national tout
entier ne formerait plus qu'un seul capital entre les mains d'un seul
capitaliste ou d'une seule compagnie de capitalistes.
La centralisation ne fait que suppléer à l’œuvre de
l'accumulation en mettant les industriels à même d'étendre l'échelle de leurs opérations.
Que ce résultat soit dû à l'accumulation ou à la centralisation, que celle-ci
se fasse par le procédé violent de l'annexion - certains capitaux devenant des
centres de gravitation si puissants à l'égard d'autres capitaux, qu'ils en
détruisent la cohésion individuelle et s'enrichissent de leurs éléments
désagrégés - ou que la fusion d'une foule de capitaux soit déjà formée, soit en
voie de formation, s'accomplisse par le procédé plus doucereux des sociétés par
actions, etc., - l'effet économique n'en restera pas moins le même L'échelle
étendue des entreprises sera toujours le point de départ d'une organisation
plus vaste du travail collectif, d'un développement plus large de ses ressorts
matériels, en un mot, de la transformation progressive de procès de production
parcellaires et routiniers en procès de production socialement combinés et
scientifiquement ordonnés.
Mais il est évident que l'accumulation,
l'accroissement graduel du capital au moyen de la reproduction en
ligne-spirale, n'est qu'un procédé lent comparé à celui de la centralisation
qui en premier lieu ne fait que changer le groupement quantitatif des parties
intégrantes du capital social. Le monde se passerait encore du système des
voies ferrées, par exemple, s'il eût dû attendre le moment où
les capitaux individuels se fussent assez arrondis par l'accumulation pour être
en état de se charger d'une telle besogne. La centralisation du capital, au
moyen des sociétés par actions, y a pourvu, pour ainsi dire, en un tour de
main. En grossissant, en accélérant ainsi les effets de l'accumulation, la
centralisation étend et précipite les changements dans la composition
technique du capital, changements qui augmentent sa partie constante aux dépens de
sa partie variable ou occasionnent un décroissement dans la demande relative du
travail.
Les gros capitaux, improvisés par la centralisation,
se reproduisent comme les autres, mais plus vite que les autres, et deviennent
ainsi à leur tour de puissants agents de l'accumulation sociale. C'est dans ce
sens qu'en parlant du progrès de celle-ci l'on est fondé à sous-entendre les
effets produits par la centralisation.
Les capitaux supplémentaires (907), fournis par l'accumulation, se prêtent de
préférence comme véhicules pour les nouvelles inventions, découvertes, etc., en
un mot, les perfectionnements industriels, mais l'ancien capital, dès qu'il a
atteint sa période de renouvellement intégral, fait peau neuve et se reproduit
aussi dans la forme technique perfectionnée, où une moindre quantité de force
ouvrière suffit pour mettre en oeuvre une masse supérieure d'outillage et de
matières. La diminution absolue dans la demande de travail, qu'amène cette
métamorphose technique, doit devenir d'autant plus sensible que les capitaux
qui y passent ont déjà été grossis par le mouvement centralisateur.
D'une part donc, le capital additionnel qui se forme
dans le cours de l'accumulation renforcée par la centralisation attire
proportionnellement à sa grandeur un nombre de travailleurs toujours décroissant.
D'autre part, les métamorphoses techniques et les changements correspondants
dans la composition-valeur que l'ancien capital subit périodiquement font qu'il
repousse un nombre de plus en plus grand de travailleurs jadis attirés par lui.
III. - Production croissante d’une surpopulation relative ou d’une armée
industrielle de réserve
La demande de travail absolue qu'occasionne un
capital est en raison non de sa grandeur absolue, mais de celle de sa partie
variable. qui seule s'échange contre la force ouvrière. La demande de travail
relative qu'occasionne un capital, c'est-à-dire la proportion entre sa propre
grandeur et la quantité de travail qu'il absorbe, est déterminée par la
grandeur proportionnelle de sa fraction variable Nous venons de démontrer que
l'accumulation qui fait grossir le capital social réduit simultanément la
grandeur proportionnelle de sa partie variable et diminue ainsi la demande de
travail relative. Maintenant, quel est l'effet de ce mouvement sur le sort de
la classe salariée ?
Pour résoudre ce problème, il est clair qu'il faut
d'abord examiner de quelle manière l'amoindrissement subi par la partie
variable d'un capital en voie d'accumulation affecte la grandeur absolue de
cette partie, et par conséquent de quelle manière une diminution survenue dans
la demande de travail relative réagit sur la demande de travail absolue ou
effective.
Tant qu'un capital ne change pas de grandeur, tout
décroissement proportionnel de sa partie variable en est du même coup un
décroissement absolu. Pour qu'il en soit autrement, il faut que le
décroissement proportionnel soit contrebalancé par une augmentation survenue
dans la somme totale de la valeur-capital avancée. La partie variable qui
fonctionne comme fonds de salaire diminue donc en raison directe du
décroissement de sa grandeur proportionnelle et en raison inverse de
l'accroissement simultané du capital tout entier. Partant de cette prémisse,
nous obtenons les combinaisons suivantes :
Premièrement : Si la grandeur proportionnelle du capital
variable décroît en raison inverse de l'accroissement du capital tout entier,
le fonds de salaire ne change pas de grandeur absolue. Il s'élèvera, par
exemple toujours à quatre cents francs, qu'il forme deux cinquièmes d'un
capital de mille francs ou un cinquième d'un capital de deux mille francs.
Deuxièmement : Si la grandeur proportionnelle du capital
variable décroît en raison supérieure à celle de l'accroissement du capital
tout entier, le fonds de salaire subit une diminution absolue, malgré l'augmentation
absolue de la valeur-capital avancée.
Troisièmement : Si la grandeur proportionnelle du capital
variable décroît en raison inférieure à celle de l'accroissement du capital
tout entier, le fonds de salaire subit une augmentation absolue, malgré la
diminution survenue dans sa grandeur proportionnelle.
Au point de vue de l'accumulation sociale, ces
différentes combinaisons affectent la forme et d'autant de phases successives
que les masses du capital social réparties entre les différentes sphères de
production parcourent l'une après l'autre, souvent en sens divers, et d'autant
de conditions diverses simultanément présentées par différentes sphères de
production. Dans le chapitre sur la grande industrie nous avons considéré ces
deux aspects du mouvement.
On se souvient, par exemple, de fabriques où un même
nombre d'ouvriers suffit à mettre en œuvre une somme croissante de matières et
d'outillage. Là l'accroissement du capital ne provenant que de l'extension de
sa partie constante fait diminuer d'autant la grandeur proportionnelle de sa
partie variable ou la masse proportionnelle de la force ouvrière exploitée,
mais n'en altère pas la grandeur absolue.
Comme exemples d'une diminution absolue du nombre des
ouvriers occupés dans certaines grandes branches d'industrie et de son
augmentation simultanée dans d'autres, bien que toutes se soient également
signalées par l'accroissement du capital y engagé et le progrès de leur
productivité, nous mentionnerons ici qu'en Angleterre, de 1851 à 1861, le
personnel engagé dans l'agriculture s'est abaissé de deux millions onze mille
quatre cent quarante-sept individus à un million neuf cent vingt-quatre mille
cent dix; celui engagé dans la manufacture de laine longue de cent deux mille
sept cent quatorze à soixante-dix-neuf mille deux cent quarante-neuf; celui
engagé dans la fabrique de soie de cent onze mille neuf cent quarante à cent un
mille six cent soixante-dix-huit, tandis que dans la même période le personnel
engagé dans la filature et la tissanderie de coton s'est élevé de trois cent
soixante et onze mille sept cent soixante-dix-sept individus à quatre cent
cinquante-six mille six cent quarante-six, et celui engagé dans les
manufactures de fer de soixante-huit mille cinquante-trois à cent vingt-cinq
mille sept cent onze (908).
Enfin, quant à l'autre face de l'accumulation
sociale, qui montre son progrès dans une même branche d'industrie
alternativement suivi d'augmentation, de diminution ou de l'état sta,tionnaire
du chiffre des ouvriers employés, l'histoire des péripéties subies par
l'industrie cotonnière nous en a fourni l'exemple le plus frappant.
En examinant une période de plusieurs années, par
exemple, une période décennale, nous trouverons en général qu'avec le progrès
de l'accumulation sociale le nombre des ouvriers exploités s'est aussi
augmenté, bien que les différentes années prises à part contribuent à des
degrés très divers à ce résultat, ou que certaines même n'y contribuent pas du
tout. Il faut donc bien que l'état stationnaire, ou le décroissement, du
chiffre absolu de le population ouvrière occupée, qu'on trouve au bout du
compte dans quelques industries à côté d'un considérable accroissement du
capital y engagé, aient été plus que compensés par d'autres industries
où l'augmentation de la force ouvrière employée l'a définitivement emporté sur
les mouvements en sens contraire. Mais ce résultat ne s'obtient qu'au milieu de
secousses et dans des conditions de plus en plus difficiles à remplir.
Le décroissement proportionnel de grandeur que la
partie variable du capital subit, dans le cours de l'accumulation et de
l'extension simultanée des puissances du travail, est progressif. Que, par
exemple, le rapport entre le capital constant et le capital variable fût à
l'origine comme 1 : 1, et il deviendra 2 : 1, 3 : 1, 5 : 1, 6 : 1, etc., en
sorte que de degré en degré 2/3, 3/4, 5/6, 6/7, etc. de la valeur-capital
totale, s'avancent en moyens de production et, par contre, 1/3, 1/4, 1/6, 1/7,
etc., seulement, en force ouvrière
Quand même la somme totale du capital serait dans le
même ordre, triplée, quadruplée, sextuplée, septuplée, etc., cela ne suffirait
pas à faire augmenter le nombre des ouvriers employés. Pour produire cet effet,
il faut que l'exposant de la raison dans laquelle la masse du capital social
augmente soit supérieur à celui de la raison dans laquelle le fonds de salaire
diminue de grandeur proportionnelle.
Donc, plus bas est déjà descendu son chiffre
proportionnel, plus rapide doit être la progression dans laquelle le capital
social augmente : mais cette progression même devient la source de nouveaux
changements techniques qui réduisent encore la demande de travail relative. Le
jeu est donc à recommencer.
Dans le chapitre sur la grande industrie, nous avons
longuement traité des causes qui font qu'en dépit des tendances contraires les
rangs des salariés grossissent avec le progrès de l'accumulation. Nous
rappellerons ici en quelques mots ce qui a immédiatement trait à notre sujet.
Le même développement des pouvoirs productifs du
travail, qui occasionne une diminution, non seulement relative, mais souvent
absolue, du nombre des ouvriers employés dans certaines grandes branches
d'industrie, permet à celles-ci de livrer une masse toujours croissante de
produits à bon marché. Elles stimulent ainsi d'autres industries, celles à qui
elles fournissent des moyens de production, ou bien celles dont elles tirent
leurs matières, instruments, etc.; elles en provoquent l'extension. L'effet
produit sur le marché de travail de ces industries sera très considérable, si
le travail à la main y prédomine. « L'augmentation du nombre des ouvriers »,
dit le rédacteur officiel du Recensement du Peuple Anglais en 1861, - « atteint
en générai son maximum dans les branches d'industrie où les machines n'ont pas
encore été introduites avec succès (909).
» Mais nous avons vu ailleurs que toutes ces industries passent à leur tour par
la métamorphose technique qui les adapte au mode de production moderne.
Les nouvelles branches de la production auxquelles le
progrès économique donne lieu forment autant de débouchés additionnels pour le
travail. A leur origine ils revêtent la forme du métier, de la manufacture, ou
enfin celle de la grande industrie. Dans les deux premiers cas, il leur faudra
passer par la transformation mécanique, dans le dernier la centralisation du
capital leur permet de mettre sur pied d'immenses armées industrielles qui
étonnent la vue et semblent sortir de terre. Mais, si vaste que paraisse la
force ouvrière ainsi embauchée, son chiffre proportionnel, tout d'abord faible
comparé à la masse du capital engagé, décroît aussitôt que ces industries ont
pris racine.
Enfin, il y a des intervalles où les bouleversements
techniques se font moins sentir, où l'accumulation se présente davantage comme
un mouvement d'extension quantitative sur la nouvelle base technique une fois
acquise. Alors, quelle que soit la composition actuelle du capital, la loi
selon laquelle la demande de travail augmente dans la même proportion que le capital
recommence plus ou moins à opérer. Mais, en même temps que le nombre des
ouvriers attirés par le capital atteint son maximum, les produits deviennent si
surabondants qu'au moindre obstacle dans leur écoulement le mécanisme social
semble s'arrêter; la répulsion du travail par le capital opère tout d'un coup,
sur la plus vaste échelle et de la manière la plus violente; le désarroi même
impose aux capitalistes des efforts suprêmes pour économiser le travail. Des
perfectionnements de détail graduellement accumulés se concentrent alors pour
ainsi dire sous cette haute pression; ils s'incarnent dans des changements
techniques qui révolutionnent la composition du capital sur toute la périphérie
de grandes sphères de production. C'est ainsi que la guerre civile américaine
poussa les filateurs anglais à peupler leurs ateliers de machines plus
puissantes et à les dépeupler de travailleurs. Enfin, la durée de ces
intervalles où l'accumulation favorise le plus la demande de travail se
raccourcit progressivement.
Ainsi donc, dès que l'industrie mécanique prend le
dessus, le progrès de l'accumulation redouble l'énergie des forces qui tendent
à diminuer la grandeur proportionnelle du capital variable et affaiblit celles
qui tendent à en augmenter la grandeur absolue. Il augmente avec le capital
social dont il fait partie, mais il augmente en proportion décroissante (910).
La demande de travail effective étant réglée non
seulement par la grandeur du capital variable déjà mis en œuvre, mais encore
par la moyenne de son accroissement continu, l'offre de travail reste normale
tant qu'elle suit ce mouvement. Mais, quand le capital variable descend à une
moyenne d'accroissement inférieure, la même offre de travail qui était
jusque-là normale devient désormais anormale, surabondante, de sorte qu'une
fraction plus ou moins considérable de la classe salariée, ayant cessé d'être
nécessaire pour la mise en valeur du capital, et perdu sa raison d'être, est
maintenant devenue superflue, surnuméraire. Comme ce jeu continue à se répéter
avec la marche ascendante de l'accumulation, celle-ci traîne à sa suite une
surpopulation croissante.
La loi de la décroissance proportionnelle du capital
variable, et de la diminution correspondante dans la demande de travail
relative, a donc pour corollaires l'accroissement absolu du capital variable et
l'augmentation absolue de la demande de travail suivant une proportion
décroissante, et enfin pour complément : la production d'une surpopulation
relative. Nous l'appelons « relative », parce qu'elle
provient non d'un accroissement positif de la population ouvrière qui
dépasserait les limites de la richesse en voie d'accumulation, mais, au
contraire, d'un accroissement accéléré du capital social qui lui permet de se
passer d'une partie plus ou moins considérable de ses manouvriers. Comme cette
surpopulation n'existe que par rapport aux besoins momentanés de l'exploitation
capitaliste, elle peut s'enfler et se resserrer d'une manière subite.
En produisant l'accumulation du capital, et à mesure
qu'elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de
sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative. Voilà la
loi de population qui distingue l'époque capitaliste et correspond à son
mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la
production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s'applique
qu'à lui, qui passe avec lui et n'a par conséquent qu'une valeur historique.
Une loi de population abstraite et immuable n'existe que pour la plante et
l'animal, et encore seulement tant qu'ils ne subissent pas l'influence de
l'homme.
La loi du décroissement progressif de la grandeur
proportionnelle du capital variable, et les effets qu'elle produit sur l'état
de la classe salariée, ont été plutôt pressentis que compris par quelques
économistes distingués de l'école classique. Le plus grand mérite à cet égard
revient à John Barton, bien qu'il confonde le capital constant avec le
capital fixe et le capital variable avec le capital circulant. Dans ses « Observations
sur les circonstances qui influent sur la condition des classes laborieuses de
la société », il dit :
« La demande de travail dépend de l'accroissement non
du capital fixe, mais du capital circulant. S'il était vrai que la proportion
entre ces deux sortes de capital soit la même en tout temps et dans toute
circonstance, il s'ensuivrait que le nombre des travailleurs employés est en
proportion de la richesse nationale. Mais une telle proposition n'a pas la moindre
apparence de probabilité. A mesure que les arts sont cultivés et que la
civilisation s'étend, le capital fixe devient de plus en plus considérable, par
rapport au capital circulant. Le montant de capital fixe employé dans une pièce
de mousseline anglaise est au moins cent fois et probablement mille fois plus
grand que celui qu'exige une pièce pareille de mousseline indienne. Et la
proportion du capital circulant est cent ou mille fois plus petite...
L'ensemble des épargnes annuelles, ajouté au capital fixe, n'aurait pas le
pouvoir d'augmenter la demande de travail (911). » Ricardo, tout en approuvant les vues
générales de Barton, fait cependant, à propos du passage cité, cette remarque :
« Il est difficile de comprendre que l'accroissement du capital ne puisse, en
aucune circonstance, être suivi d'une plus grande demande de travail; ce qu'on
peut dire tout au plus, c'est que la demande se fera dans une proportion
décroissante (« the demand will be in a diminishing ratio
(912). »). » Il dit ailleurs : « Le fonds d'où les
propriétaires fonciers et les capitalistes tirent leurs revenus peut augmenter
en même temps que l'autre, dont la classe ouvrière dépend, peut diminuer; il en
résulte que la même cause (à savoir : la substitution de machines au travail
humain) qui fait monter le revenu net d'un pays peut rendre la population
surabondante (« render the population redundant ») et empirer la
condition du travailleur (913).
» Richard Jones déclare à son tour : « Le montant du capital destiné à
l'entretien du travail peut varier indépendamment de tout changement dans la
masse totale du capital... De grandes fluctuations dans la somme du travail
employé et de grandes souffrances peuvent devenir plus fréquentes à mesure que
le capital lui-même devient plus abondant (914). » Citons encore Ramsay : « La demande de
travail s'élève... non en proportion du capital général. Avec le progrès de la
société, toute augmentation du fonds national destiné à la reproduction arrive
à avoir de moins en moins d'influence sur le sort du travailleur
(915) »
Si l'accumulation, le progrès de la richesse sur la
base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière,
ceIIe-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l'accumulation, une
condition d'existence de la production capitaliste dans son état de
développement intégral. Elle forme une armée de réserve industrielle qui
appartient au capital d'une manière aussi absolue que s'il l'avait élevée et
disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation
flottants, et, indépendamment de l'accroissement naturel de la population, la
matière humaine toujours exploitable et toujours disponible.
La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée
tantôt partielle, tantôt générale, dans le service actif, puis sa
reconstitution sur un cadre plus vaste, tout cela se retrouve au fond de la vie
accidentée que traverse l'industrie moderne, avec son cycle décennal à peu près
régulier - à part des autres secousses irrégulières - de périodes d'activité
ordinaire, de production à haute pression, de crise et de stagnation.
Cette marche singulière de l'industrie, que nous ne
rencontrons à aucune époque antérieure de l'humanité, était également
impossible dans la période d'enfance de la production capitaliste. Alors, le
progrès technique étant lent et se généralisant plus lentement encore, les
changements dans la composition du capital social se firent à peine sentir. En
même temps l'extension du marché colonial récemment créé, la multiplication
correspondante des besoins et des moyens de les satisfaire, la naissance de
nouvelles branches d'industrie, activaient, avec l'accumulation, la demande de
travail. Bien que peu rapide, au point de vue de notre époque, le progrès de
l'accumulation vint se heurter aux limites naturelles de la population, et nous
verrons plus tard qu'on ne parvint à reculer ces limites qu'à force de coups
d'État. C'est seulement sous le régime de la grande industrie que la production
d'un superflu de population devient un ressort régulier de la production des
richesses.
Si ce régime doue le capital social d'une force
d'expansion soudaine, d'une élasticité merveilleuse, c'est que, sous
l'aiguillon de chances favorables, le crédit fait affluer à la production des
masses extraordinaires de la richesse sociale croissante, de nouveaux capitaux
dont les possesseurs, impatients de les faire valoir, guettent sans cesse le
moment opportun; c'est, d'un autre côté, que les ressorts techniques de la
grande industrie permettent, et de convertir soudainement en moyens de
production supplémentaires un énorme surcroît de produits, et de transporter
plus rapidement les marchandises d'un coin du monde à l'autre. Si le bas prix
de ces marchandises leur fait d'abord ouvrir de nouveaux débouchés et dilate
les anciens, leur surabondance vient peu à peu resserrer le marché général
jusqu'au point où elles en sont brusquement rejetées. Les vicissitudes
commerciales arrivent ainsi à se combiner avec les mouvements alternatifs du
capital social qui, dans le cours de son accumulation, tantôt subit des
révolutions dans sa composition, tantôt s'accroît sur la base technique une fois
acquise. Toutes ces influences concourent à provoquer des expansions et des
contractions soudaines de l'échelle de la production.
L'expansion de la production par des mouvements
saccadés est la cause première de sa contraction subite; celle-ci, il est vrai,
provoque à son tour celle-là, mais l'expansion exorbitante de la production,
qui forme le point de départ, serait-elle possible sans une armée de réserve
aux ordres du capital, sans un surcroît de travailleurs indépendant de
l'accroissement naturel de la population ? Ce surcroît s'obtient à l'aide d'un
procédé bien simple et qui tous les jours jette des ouvriers sur le pavé, à
savoir l'application de méthodes qui, rendant le travail plus productif, en
diminuent la demande. La conversion, toujours renouvelée, d'une partie de la
classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés,
imprime donc au mouvement de l'industrie moderne sa forme typique.
Comme les corps célestes une fois lancés dans leurs
orbes les décrivent pour un temps indéfini, de même la production sociale une
fois jetée dans ce mouvement alternatif d'expansion et de contraction le répète
par une nécessité mécanique. Les effets deviennent causes à leur tour, et des
péripéties, d'abord irrégulières et en apparence accidentelles, affectent de
plus en plus la forme d'une périodicité normale. Mais c'est seulement de
l'époque où l'industrie mécanique, ayant jeté des racines assez profondes,
exerça une influence prépondérante sur toute la production nationale; où, grâce
à elle, le commerce étranger commença à primer le commerce intérieur; où le
marché universel s'annexa successivement de vastes terrains au Nouveau Monde,
en Asie et en Australie; où enfin les nations industrielles entrant en lice
furent devenues assez nombreuses, c'est de cette époque seulement que datent
les cycles renaissants dont les phases successives embrassent des années et qui
aboutissent toujours à une crise générale, fin d'un cycle et point de départ
d'un autre. Jusqu'ici la durée périodique de ces cycles est de dix ou onze ans,
mais il n'y a aucune raison pour considérer ce chiffre comme constant. Au
contraire, on doit inférer des lois de la production capitaliste, telles que
nous venons de les développer, qu'il est variable et que la période des cycles
se raccourcira graduellement.
Quand la périodicité des vicissitudes industrielles
sauta aux yeux de tout le monde, il se trouva aussi des économistes prêts à
avouer que le capital ne saurait se passer de son armée de réserve, formée par l'infima
plebs des surnuméraires.
« Supposons », dit H. Merrivale, qui fut tour à tour
professeur d'économie politique à l'Université d'Oxford, employé au ministère
des colonies anglaises et aussi un peu historien, « supposons qu'à l'occasion
d'une crise la nation s'astreigne à un grand effort pour se débarrasser, au
moyen de l'émigration, de quelque cent mille bras superflus, quelle en serait
la conséquence ? C'est qu'au premier retour d'une demande de travail plus vive
l'on se heurterait contre un déficit. Si rapide que puisse être la reproduction
humaine, il lui faut en tout cas l'intervalle d'une génération pour remplacer
des travailleurs adultes. Or les profits de nos fabricants dépendent surtout de
leur faculté d'exploiter le moment favorable d'une forte demande et de s'indemniser
ainsi pour la période de stagnation. Cette faculté ne leur est assurée
qu'autant qu’ils ont à leur disposition des machines et des bras; il faut
qu'ils trouvent là les bras; il faut qu'ils puissent tendre et détendre selon
le caprice du marché, l'activité de leurs opérations, sinon ils seront tout à
fait incapables de soutenir dans la lutte acharnée de la concurrence cette
suprématie sur laquelle repose la richesse de notre pays (916). » Malthus lui-même, bien que de son point de
vue borné il explique la surpopulation par un excédent réel de bras et de
bouches, reconnaît néanmoins en elle une des nécessités de l'industrie moderne.
Selon lui, « les habitudes de prudence dans les rapports matrimoniaux, si elles
étaient poussées trop loin parmi la classe ouvrière d'un pays dépendant surtout
des manufactures et du commerce, porteraient préjudice à ce pays... Par la
nature même de la population, une demande particulière ne peut pas amener sur
le marché un surcroît de travailleurs avant un laps de seize ou dix-huit ans,
et la conversion du revenu en capital par la voie de l'épargne peut s'effectuer
beaucoup plus vite. Un pays est donc toujours exposé à ce que son fonds
de salaire croisse plus rapidement que sa population (917). » Après avoir ainsi bien constaté que
l'accumulation capitaliste ne saurait se passer d'une surpopulation ouvrière,
l'économie politique adresse aux surnuméraires, jetés sur le pavé par
l'excédent de capital qu'ils ont créé, ces paroles gracieuses, pertinemment
attribuées à des fabricants-modèles : « Nous fabricants, nous faisons tout
notre possible pour vous; c'est à vous de faire le reste, en proportionnant
votre nombre à la quantité des moyens de subsistance (918). »
Le progrès industriel, qui suit la marche de
l'accumulation, non seulement réduit de plus en plus le nombre des ouvriers
nécessaires pour mettre en œuvre une masse croissante de moyens de production, il
augmente en même temps la quantité de travail que l'ouvrier individuel doit
fournir. A mesure qu'il développe les pouvoirs productifs du travail et fait
donc tirer plus de produits de moins de travail, le système capitaliste
développe aussi les moyens de tirer plus de travail du salarié, soit en
prolongeant sa journée, soit en rendant son labeur plus intense, ou encore
d’augmenter en apparence le nombre des travailleurs employés en remplaçant une
force supérieure et plus chère par plusieurs forces inférieures et à bon
marché, l'homme par la femme, l'adulte par l'adolescent et l'enfant, un Yankee
par trois Chinois. Voilà autant de méthodes pour diminuer la demande de travail
et en rendre l'offre surabondante, en un mot, pour fabriquer des surnuméraires.
L'excès de travail imposé à la fraction de la classe
salariée qui se trouve en service actif grossit les rangs de la réserve, et, en
augmentant la pression que la concurrence de la dernière exerce sur la
première, force celle-ci à subir plus docilement les ordres du capital. A cet
égard il est très instructif de comparer les remontrances des fabricants
anglais au dernier siècle, à la veille de la révolution mécanique, avec celles
des ouvriers de fabrique anglais en plein XIX° siècle. Le porte-parole des premiers,
appréciant fort bien l'effet qu'une réserve de surnuméraires produit sur le
service actif, s'écrie : « Dans ce royaume une autre cause de l'oisiveté, c'est
le manque d'un nombre suffisant de bras. Toutes les fois qu'une demande
extraordinaire rend insuffisante la masse de travail qu'on a sous la main, les
ouvriers sentent leur propre importance et veulent la faire sentir aux maîtres.
C'est étonnant, mais ces gens-là sont si dépravés, que dans de tels cas des
groupes d'ouvriers se sont mis d'accord pour jeter leurs maîtres dans
l'embarras en cessant de travailler pendant toute une journée (919) », c'est-à-dire que ces gens « dépravés »
s'imaginaient que le prix des marchandises est réglé par la « sainte » loi de
l'offre et la demande.
Aujourd'hui les choses ont bien changé, grâce au
développement de l'industrie mécanique. Personne n'oserait plus prétendre, dans
ce bon royaume d'Angleterre, que le manque de bras rend les ouvriers oisifs !
Au milieu de la disette cotonnière, quand les fabriques anglaises avaient jeté
la plupart de leurs hommes de peine sur le pavé et que le reste n'était occupé
que quatre ou six heures par jour, quelques fabricants de Bolton tentèrent
d'imposer à leurs fileurs un temps de travail supplémentaire, lequel,
conformément à la loi sur les fabriques, ne pouvait frapper que les hommes
adultes. Ceux-ci répondirent par un pamphlet d'où nous extrayons le passage
suivant : « On a proposé aux ouvriers adultes de travailler de douze à treize
heures par jour, à un moment où des centaines d'entre eux sont forcés de rester
oisifs, qui cependant accepteraient volontiers même une occupation partielle
pour soutenir leurs familles et sauver leurs frères d'une mort prématurée
causée par l'excès de travail... Nous le demandons, cette habitude d'imposer
aux ouvriers occupés un temps de travail supplémentaire permet-elle d'établir
des rapports supportables entre les maîtres et leurs serviteurs ? Les victimes
du travail excessif ressentent l'injustice tout autant que ceux que l'on
condamne à l'oisiveté forcée (condemned to forced idleness). Si le
travail était distribué d'une manière équitable, il y aurait dans ce district
assez de besogne pour que chacun en eût sa part. Nous ne demandons que notre
droit en invitant nos maîtres à raccourcir généralement la journée tant que
durera la situation actuelle des choses, au lieu d'exténuer les uns de travail
et de forcer les autres, faute de travail, à vivre des secours de la
bienfaisance (920). »
La condamnation d'une partie de la classe salariée à
l'oisiveté forcée non seulement impose à l'autre un excès de travail qui
enrichit des capitalistes individuels, mais du même coup, et au bénéfice de la
classe capitaliste, elle maintient l'armée industrielle de réserve en équilibre
avec le progrès de l'accumulation. Prenez par exemple l'Angleterre : quel
prodige que la masse, la multiplicité et la perfection des ressorts techniques
qu'elle met en œuvre pour économiser le travail ! Pourtant, si le travail était
demain réduit à une mesure normale, proportionnée à l'âge et au sexe des
salariés, la population ouvrière actuelle ne suffirait pas, il s'en faut de
beaucoup, à l’œuvre de la production nationale. Bon gré, mal gré, il faudrait
convertir de soi-disant « travailleurs improductifs » en « travailleurs
productifs ».
Les variations du taux général des salaires ne
répondent donc pas à celles du chiffre absolu de la population; la proportion
différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et
en armée de réserve, l'augmentation ou la diminution de la surpopulation
relative, le degré auquel elle se trouve tantôt « engagée », tantôt « dégagée
», en un mot, ses mouvements d'expansion et de contraction alternatifs
correspondant à leur tour aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui
détermine exclusivement ces variations. Vraiment ce serait une belle loi pour
l'industrie moderne que celle qui ferait dépendre le mouvement du capital d'un
mouvement dans le chiffre absolu de la population ouvrière, au lieu de régler
l'offre du travail par l'expansion et la contraction alternatives du capital
fonctionnant, c'est-à-dire d'après les besoins momentanés de la classe
capitaliste. Et c'est pourtant là le dogme économiste !
Conformément à ce dogme, l'accumulation produit une
hausse de salaires, laquelle fait peu à peu accroître le nombre des ouvriers
jusqu'au point où ils encombrent tellement le marché que le capital ne suffit
plus pour les occuper tous à la fois. Alors le salaire tombe, la médaille tourne
et montre son revers. Cette baisse décime la population ouvrière, si bien que,
par rapport à son nombre, le capital devient de nouveau surabondant, et nous
voilà revenus à notre point de départ.
Ou bien, selon d'autres docteurs ès population, la
baisse des salaires et le surcroît d'exploitation ouvrière qu'elle entraîne
stimulent de nouveau l'accumulation, et en même temps cette modicité du salaire
empêche la population de s'accroître davantage. Puis, un moment arrive où la
demande de travail recommence à en dépasser l'offre, les salaires montent, et
ainsi de suite.
Et un mouvement de cette sorte serait compatible avec
le système développé de la production capitaliste ! Mais, avant que la hausse
des salaires eût effectué la moindre augmentation positive dans le chiffre
absolu de la population réellement capable de travailler, on aurait vingt fois
laissé passer le temps où il fallait ouvrir la campagne industrielle, engager
la lutte et remporter la victoire !
De 1849 à 1859, une hausse de salaires insignifiante
eut lieu dans les districts agricoles anglais, malgré la baisse simultanée du
prix des grains. Dans le Wiltshire, par exemple, le salaire hebdomadaire monta
de sept shillings à huit, dans le Dorsetshire ou huit shillings à neuf, etc.
C'était l'effet d'un écoulement extraordinaire des surnuméraires ruraux,
occasionné par les levées pour la guerre de Crimée, par la demande de bras que
l'extension prodigieuse des chemins de fer, des fabriques, des mines, etc.,
avait provoquée. Plus le taux des salaires est bas, plus forte est la
proportion suivant laquelle s'exprime toute hausse, même la plus faible. Qu'un
salaire hebdomadaire de vingt shillings, par exemple, monte à vingt-deux, cela
ne donne qu'une hausse de dix pour cent : n'est-il au contraire que de sept
shillings et monte-t-il à neuf, alors la hausse s'élève à vingt-huit quatre
septièmes pour cent, ce qui sonne mal aux oreilles. En tout cas, les fermiers
poussèrent des hurlements et l'Economist de Londres, à propos de ces
salaires de meurt de faim, parla sans rire d'une hausse générale et sérieuse,
« a general and substantial advance (921) ». Mais que firent les fermiers ? Attendirent-ils
qu'une rémunération si brillante fît pulluler les ouvriers ruraux et préparât
de cette manière les bras futurs, requis pour encombrer le marché et déprimer
les salaires de l'avenir ? C'est en effet ainsi que la chose se passe dans les
cerveaux doctrinaires. Par contre, nos braves fermiers eurent tout simplement
recours aux machines, et l'armée de réserve fut bientôt recrutée au grand
complet. Un surplus de capital, avancé sous la forme d'instruments puissants,
fonctionna dès lors dans l'agriculture anglaise, mais le nombre des ouvriers
agricoles subit une diminution absolue.
Les économistes confondent les lois qui régissent le
taux général du salaire et expriment des rapports entre le capital collectif et
la force ouvrière collective, avec les lois qui distribuent la population entre
les diverses sphères de placement du capital.
Des circonstances particulières favorisent
l'accumulation tantôt dans telle branche d'industrie, tantôt dans telle autre.
Dès que les profits y dépassent le taux moyen, des capitaux additionnels sont
fortement attirés, la demande de travail s'en ressent, devient plus vive et
fait monter les salaires. Leur hausse attire une plus grande partie de la
classe salariée à la branche privilégiée, jusqu'à ce que celle-ci soit saturée
de force ouvrière, mais, comme l'affluence des candidats continue, le salaire
retombe bientôt à son niveau ordinaire ou descend plus bas encore. Alors
l'immigration des ouvriers va non seulement cesser, mais faire place à leur
émigration en d'autres branches d'industrie. Là l'économiste se flatte d'avoir
surpris le mouvement social sur le fait. Il voit de ses propres yeux que
l'accumulation du capital produit une hausse des salaires, cette hausse une
augmentation des ouvriers, cette augmentation une baisse des salaires, et
celle-ci enfin une diminution des ouvriers. Mais ce n'est après tout qu'une
oscillation locale du marché de travail qu'il vient d'observer, oscillation
produite par le mouvement de distribution des travailleurs entre les diverses
sphères de placement du capital.
Pendant les périodes de stagnation et d'activité
moyenne, l'armée de réserve industrielle pèse sur l'armée active, pour en
refréner les prétentions pendant la période de surproduction et de haute
prospérité. C'est ainsi que la surpopulation relative, une fois devenue le
pivot sur lequel tourne la loi de l'offre et la demande de travail, ne lui
permet de fonctionner qu'entre des limites qui laissent assez de champ à
l'activité d'exploitation et à l'esprit dominateur du capital.
Revenons, à ce propos, sur un grand exploit de la «
science ». Quand une partie du fonds de salaires vient d'être convertie en
machines, les utopistes de l'économie politique prétendent que cette opération,
tout en déplaçant, à raison du capital ainsi fixé, des ouvriers jusque-là
occupés, dégage en même temps un capital de grandeur égale pour leur emploi futur
dans quelque autre branche d'industrie. Nous avons déjà montré (voir « Théorie
de la compensation », chapitre XV, numéro VI), qu'il n'en est rien; qu'aucune
partie de l'ancien capital ne devient ainsi disponible pour les ouvriers
déplacés, mais qu'eux-mêmes deviennent au contraire disponibles pour les
capitaux nouveaux, s'il y en a. Ce n'est que maintenant qu'on peut apprécier
toute la frivolité de cette « théorie de compensation ».
Les ouvriers atteints par une conversion partielle du
fonds de salaire en machines appartiennent à diverses catégories. Ce sont
d'abord ceux qui ont été licenciés, ensuite leurs remplaçants réguliers, enfin
le contingent supplémentaire absorbé par une industrie dans son état ordinaire
d'extension. Ils sont maintenant tous disponibles, et tout capital additionnel,
alors sur le point d'entrer en fonction, en peut disposer. Qu'il attire eux ou
d'autres, l'effet qu'il produit sur la demande générale du travail restera
toujours nul, si ce capital suffit juste pour retirer du marché autant de bras
que les machines y en ont jetés. S'il en retire moins, le chiffre du
surnumérariat augmentera au bout du compte, et, enfin, s'il en retire
davantage, la demande générale du travail ne s'accroîtra que de l'excédent des
bras qu'il « engage » sur ceux que la machine a « dégagés ». L'impulsion que
des capitaux additionnels, en voie de placement, auraient autrement donnée à la
demande générale de bras, se trouve donc en tout cas neutralisée, jusqu'à
concurrence des bras jetés par les machines sur le marché du travail.
Et c'est là l'effet général de toutes les méthodes
qui concourent à rendre des travailleurs surnuméraires. Grâce à elles, l'offre
et la demande de travail cessent d'être des mouvements partant de deux côtés
opposés, celui du capital et celui de la force ouvrière. Le capital agit des
deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en
augmente aussi l'offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés.
Dans ces conditions la loi de l'offre et la demande de travail consomme le
despotisme capitaliste.
Aussi, quand les travailleurs commencent à
s'apercevoir que leur fonction d'instruments de mise en valeur du capital
devient plus précaire, à mesure que leur travail et la richesse de leurs maîtres
augmentent; dès qu'ils découvrent que l'intensité de la concurrence qu'ils se
font les uns aux autres dépend entièrement de la pression exercée par les
surnuméraires; dès qu'afin d'affaiblir l'effet funeste de cette loi « naturelle
» de l'accumulation capitaliste ils s'unissent pour organiser l'entente et
l'action commune entre les occupés et les non-occupés, aussitôt le capital et
son sycophante l'économiste de crier au sacrilège, à la violation de la loi «
éternelle » de l'offre et la demande. Il est vrai qu'ailleurs, dans les
colonies, par exemple, où la formation d'une réserve industrielle rencontre des
obstacles importuns, les capitalistes et leurs avocats d'office ne se gênent
pas pour sommer l'Etat d'arrêter les tendances dangereuses de cette loi «
sacrée ».
IV. - Formes d’existence de la surpopulation relative. Loi générale de
l’accumulation capitaliste.
En dehors des grands changements périodiques qui, dès
que le cycle industriel passe d'une de ses phases à l'autre, surviennent dans
l'aspect général de la surpopulation relative, celle-ci présente toujours des
nuances variées à l'infini. Pourtant on y distingue bientôt quelques grandes
catégories, quelques différences de forme fortement prononcées - la forme
flottante, latente et stagnante.
Les centres de l'industrie moderne, - ateliers
automatiques, manufactures, usines, mines, etc., - ne cessent d'attirer et de
repousser alternativement des travailleurs, mais en général l'attraction
l'emporte à la longue sur la répulsion, de sorte que le nombre des ouvriers
exploités y va en augmentant, bien qu'il y diminue proportionnellement à
l'échelle de la production. Là la surpopulation existe à l'état flottant.
Dans les fabriques automatiques, de même que dans la
plupart des grandes manufactures où les machines ne jouent qu'un rôle
auxiliaire à côté de la division moderne du travail, on n'emploie par masse les
ouvriers mâles que jusqu'à l'âge de leur maturité. Ce terme passé, on en
retient un faible contingent et l'on renvoie régulièrement la majorité. Cet
élément de la surpopulation s'accroît à mesure que la grande industrie s'étend.
Une partie émigre et ne fait en réalité que suivre l'émigration du capital. Il
en résulte que la population féminine augmente plus vite que la population mâle
: témoin l'Angleterre. Que l'accroissement naturel de la classe ouvrière ne
suffise pas aux besoins de l'accumulation nationale, et qu'il dépasse néanmoins
les facultés d'absorption du marché national, cela paraît impliquer une
contradiction, mais elle naît du mouvement même du capital, à qui il faut une
plus grande proportion de femmes, d'enfants, d'adolescents, de jeunes gens, que
d'hommes faits. Semble-t-il donc moins contradictoire, au premier abord, qu'au
moment même où des milliers d'ouvriers se trouvent sur le pavé l'on crie à la
disette de bras ? Au dernier semestre de 1866, par exemple, il y avait à
Londres plus de cent mille ouvriers en chômage forcé, tandis que, faute de
bras, beaucoup de machines chômaient dans les fabriques du Lancashire (922).
L'exploitation de la force ouvrière par le capital
est d'ailleurs si intense que le travailleur est déjà usé à la moitié de sa
carrière.
Quand il atteint l'âge mûr, il doit faire place à une
force plus jeune et descendre un échelon de l'échelle sociale, heureux s'il ne
se trouve pas définitivement relégué parmi les surnuméraires. En outre, c'est
chez les ouvriers de la grande industrie que l'on rencontre la moyenne de vie
la plus courte. « Comme l'a constaté le docteur Lee, l'officier de santé pour
Manchester, la durée moyenne de la vie est, à Manchester, de trente-huit années
pour la classe aisée et de dix-sept années seulement pour la classe ouvrière,
tandis qu'à Liverpool elle est de trente-cinq années pour la première et de
quinze pour la seconde. Il s'ensuit que la classe privilégiée tient une
assignation sur la vie (have a leave of life) de plus de deux fois la
valeur de celle qui échoit aux citoyens moins favorisés (923). » Ces conditions une fois données, les rangs de
cette fraction du prolétariat ne peuvent grossir qu'en changeant souvent
d'éléments individuels. Il faut donc que les générations subissent des périodes
de renouvellement fréquentes. Ce besoin social est satisfait au moyen de
mariages précoces (conséquence fatale de la situation sociale des ouvriers
manufacturiers), et grâce à la prime que l'exploitation des enfants assuré à
leur production.
Dès que le régime capitaliste s'est emparé de
l'agriculture, la demande de travail y diminue absolument à mesure que le
capital s'y accumule. La répulsion de la force ouvrière n'est
pas dans l'agriculture, comme en d'autres industries, compensée par une
attraction supérieure. Une partie de la population des campagnes se trouve donc
toujours sur le point de se convertir en population urbaine ou manufacturière,
et dans l'attente de circonstances favorables à cette conversion.
« Dans le recensement de 1861 pour l'Angleterre
et la principauté de Galles figurent sept cent quatre-vingt-une villes avec une
population de dix millions neuf cent soixante mille neuf cent
quatre-vingt-dix-huit habitants, tandis que les villages et les paroisses de
campagne n'en comptent que neuf millions cent cinq mille deux cent vingt-six...
En 1851 le nombre des villes était de cinq cent quatre-vingts avec une
population à peu près égale à celle des districts ruraux. Mais, tandis que dans
ceux-ci la population ne s'augmentait que d'un demi-million, elle s'augmentait
en cinq cent quatre-vingts villes de un million cinq cent cinquante-quatre mille
soixante-sept habitants. L'accroissement de population est dans les paroisses
rurales de six cinq pour cent, dans les villes de dix-sept trois. Cette
différence doit être attribuée à l'émigration qui se fait des campagnes dans
les villes. C'est ainsi que celles-ci absorbent les trois quarts de
l'accroissement général de la population (924). »
Pour que les districts ruraux deviennent pour les
villes une telle source d'immigration, il faut que dans les campagnes elles-mêmes
il y ait une surpopulation latente, dont on n'aperçoit toute l'étendue qu'aux
moments exceptionnels où ses canaux de décharge s'ouvrent tout grands.
L'ouvrier agricole se trouve par conséquent réduit au
minimum du salaire et a un pied déjà dans la fange du paupérisme.
La troisième catégorie de la surpopulation relative,
la stagnante, appartient bien à l'armée industrielle active, mais en même temps
l'irrégularité extrême de ses occupations en fait un réservoir inépuisable de
forces disponibles. Accoutumée à la misère chronique, à des conditions
d'existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal
de la classe ouvrière, elle devient la large base de branches d'exploitation
spéciales où le temps de travail atteint son maximum et le taux de salaire son
minimum. Le soi-disant travail à domicile nous en fournit un exemple affreux.
Cette couche de la classe ouvrière se recrute sans
cesse parmi les « surnuméraires » de la grande industrie et de l'agriculture,
et surtout dans les sphères de production où le métier succombe devant la
manufacture, celle-ci devant l'industrie mécanique. A part les contingents
auxiliaires qui vont ainsi grossir ses rangs, elle se reproduit elle-même sur
une échelle progressive. Non seulement le chiffre des naissances et des décès y
est très élevé, mais les diverses catégories de cette surpopulation à l'état
stagnant s'accroissent actuellement en raison inverse du montant des salaires
qui leur échoient, et, par conséquent, des subsistances sur lesquelles elles
végètent. Un tel phénomène ne se rencontre pas chez les sauvages ni chez les
colons civilisés. Il rappelle la reproduction extraordinaire de certaines
espèces animales faibles et constamment pourchassées. Mais, dit Adam Smith, «
la pauvreté semble favorable à la génération ». C'est même une ordonnance
divine d'une profonde sagesse, s'il faut en croire le spirituel et galant abbé
Galiani, selon lequel « Dieu fait que les hommes qui exercent des métiers de
première utilité naissent abondamment (925)
». « La misère, poussée même au point où elle engendre la famine et les
épidémies, tend à augmenter la population au lieu de l'arrêter. » Après avoir
démontré cette proposition par la statistique, Laing ajoute : « Si tout le
monde se trouvait dans un état d'aisance, le monde serait bientôt dépeuplé (926). »
Enfin, le dernier résidu de la surpopulation relative
habite l'enfer du paupérisme. Abstraction faite des vagabonds, des criminels,
des prostituées, des mendiants, et de tout ce monde qu'on appelle les classes
dangereuses, cette couche sociale se compose de trois catégories.
La première comprend des ouvriers capables de
travailler. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les listes statistiques du
paupérisme anglais pour s'apercevoir que sa masse, grossissant à chaque crise
et dans la phase de stagnation, diminue à chaque reprise des affaires. La
seconde catégorie comprend les enfants des pauvres assistés et des orphelins.
Ce sont autant de candidats de la réserve industrielle qui, aux époques de
haute prospérité, entrent en masse dans le service actif, comme, par exemple,
en 1860. La troisième catégorie embrasse les misérables, d'abord les ouvriers
et ouvrières que le développement social a, pour ainsi dire, démonétisés, en
supprimant l’œuvre de détail dont la division du travail avait fait leur seule
ressource puis ceux qui par malheur ont dépassé l'âge normal du salarié; enfin
les victimes directes de l'industrie - malades, estropiés, veuves, etc., dont le
nombre s'accroît avec celui des machines dangereuses, des mines, des
manufactures chimiques, etc.
Le paupérisme est l'hôtel des Invalides de l'armée
active du travail et le poids mort de sa réserve. Sa production est comprise
dans celle de la surpopulation relative, sa nécessité dans la nécessité de
celle-ci, il forme avec elle une condition d'existence de la richesse
capitaliste. Il entre dans les faux frais de la production capitaliste, frais
dont le capital sait fort bien, d'ailleurs, rejeter la plus grande partie sur
les épaules de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne.
La réserve industrielle est d'autant plus nombreuse
que la richesse sociale, le capital en fonction, l'étendue et l'énergie de son
accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la
puissance productive de son travail, sont plus considérables. Les mêmes causes
qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité
de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts
de la richesse. Mais plus la réserve grossit, comparativement à l'armée active
du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est
en raison directe du labeur imposé. Plus s'accroît enfin cette couche des
Lazare de la classe salariée, plus s'accroît aussi le paupérisme officiel.
Voilà la loi générale, absolue, de l'accumulation capitaliste. L'action de
cette loi, comme de toute autre, est naturellement modifiée par des
circonstances particulières.
On comprend donc toute la sottise de la sagesse
économique qui ne cesse de prêcher aux travailleurs d'accommoder leur nombre
aux besoins du capital. Comme si le mécanisme du capital ne le réalisait pas
continuellement, cet accord désiré, dont le premier mot est : création d'une réserve
industrielle, et le dernier : invasion croissante de la misère jusque dans les
profondeurs de l'armée active du travail, poids mort du paupérisme.
La loi selon laquelle une masse toujours plus grande
des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu
des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de
force humaine toujours moindre, cette loi qui met l'homme social à même de
produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste -
où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur,
mais le travailleur qui est au service des moyens de production - en loi
contraire, c'est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en
puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d'emploi,
plus la condition d'existence du salarié, la vente de sa force, devient
précaire. L'accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du
travail, plus rapide que celui de la population, s'exprime donc en la formule
contraire, savoir : la population productive croit toujours en raison plus
rapide que le besoin que le capital peut en avoir.
L'analyse de la plus-value relative (sect. IV) nous a
conduit à ce résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour
multiplier les puissances du travail collectif s'exécutent aux dépens du
travailleur individuel; tous les moyens pour développer la production se
transforment en moyens de dominer et d'exploiter le producteur : ils font de
lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l'appendice d'une machine; ils lui
opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la
production-, ils substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent
les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et
soumettent l'ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que
mesquin; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa
femme et ses enfants sous les roues du Jagernaut capitaliste.
Mais toutes les méthodes qui aident à la production
de la plus-value favorisent également l'accumulation, et toute extension de
celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux
des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure
que le capital s'accumule.
Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de
l'accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au
capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son
rocher. C'est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l'accumulation
du capital et l'accumulation de la misère, de telle sorte qu'accumulation de
richesse à un pôle, c'est égale accumulation de pauvreté, de souffrance,
d'ignorance, d'abrutissement, de dégradation morale, d'esclavage, au pôle
opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.
Ce caractère antagoniste de la production capitaliste (927) a frappé même des économistes,
lesquels d'ailleurs confondent souvent les phénomènes par lesquels il se
manifeste avec des phénomènes analogues, mais appartenant à des ordres de
production. sociale antérieurs.
G. Ortès, moine vénitien et un des économistes
marquants du XVIII° siècle. croit avoir trouvé dans l'antagonisme inhérent à la
richesse capitaliste la loi immuable et naturelle de la richesse sociale. Au
lieu de projeter, dit-il, « pour le bonheur des peuples, des systèmes inutiles,
je me bornerai à chercher la raison de leur misère... Le bien et le mal économique
se font toujours équilibre dans une nation (« il bene ed il male economico in
una nazione sempre all'istessa misura ») : l'abondance des biens chez les uns
est toujours égale au manque de biens chez les autres (« la copia dei beni in
alcuni sempre eguale alla mancanza di essi in altri »); la grande richesse d'un
petit nombre est toujours accompagnée de la privation des premières nécessités
chez la multitude, la diligence excessive des uns rend forcée la fainéantise
des autres; la richesse d'un pays correspond à sa population et sa misère
correspond à sa richesse (928)
».
Mais, si Ortès était profondément attristé de cette
fatalité économique de la misère, dix ans après lui, un ministre anglican, le
révérend J. Townsend, vint, le cœur léger et même joyeux, la glorifier
comme la condition nécessaire de la richesse. L'obligation légale du travail,
dit-il, « donne trop de peine, exige trop de violence, et fait trop de bruit;
la faim au contraire est non seulement une pression paisible, silencieuse et
incessante, mais comme le mobile le plus naturel du travail et de l'industrie,
elle provoque aussi les efforts les plus puissants ». Perpétuer la faim du
travailleur, c'est donc le seul article important de son code du travail, mais,
pour l'exécuter, ajoute-t-il, il suffit de laisser faire le principe de
population, actif surtout parmi les pauvres. « C'est une loi de la nature,
paraît-il, que les pauvres soient imprévoyants jusqu'à un certain degré, afin
qu'il y ait toujours des hommes prêts à remplir les fonctions les plus
serviles, les plus sales et les plus abjectes de la communauté. Le fonds du
bonheur humain (« the fund of human happiness ») en est grandement augmenté,
les gens comme il faut, plus délicats (« the more delicate »), débarrassés de
telles tribulations peuvent doucement suivre leur vocation supérieure... Les
lois pour le secours des pauvres tendent à détruire l'harmonie et la beauté,
l'ordre et la symétrie de ce système que Dieu et la nature ont établi dans le
monde (929). »
Si le moine vénitien trouvait dans la fatalité
économique de la misère la raison d'être de la charité chrétienne, du célibat,
des monastères, couvents, etc., le révérend prébendé y trouve donc au contraire
un prétexte pour passer condamnation sur les « poor laws », les lois anglaises
qui donnent aux pauvres le droit aux secours de la paroisse.
« Le progrès de la richesse sociale », dit Storch,
« enfante cette classe utile de la société... qui exerce les occupations
les plus fastidieuses, les plus viles et les plus dégoûtantes, qui prend, en un
mot, sur ses épaules tout ce que la vie a de désagréable et d'assujettissant et
procure ainsi aux autres classes le loisir, la sérénité d'esprit et la dignité
conventionnelle (!) de caractère, etc (930).
» Puis, après s'être demandé en quoi donc au bout du compte elle l'emporte sur
la barbarie, cette civilisation capitaliste avec sa misère et sa dégradation
des masses, il ne trouve qu'un mot à répondre - la sécurité !
Sismondi constate que, grâce au progrès de l'industrie et de
la science, chaque travailleur peut produire chaque jour beaucoup plus que son
entretien quotidien. Mais cette richesse produit de son travail, le rendrait
peu propre au travail, s'il était appelé à la consommer. Selon lui « les hommes
(bien entendu, les hommes non-travailleurs) renonceraient probablement à
tous les perfectionnements des arts, à toutes les jouissances que nous donnent
les manufactures, s'il fallait que tous les achetassent par un travail
constant, tel que celui de l'ouvrier... Les efforts sont aujourd'hui
séparés de leur récompense; ce n'est pas le même homme qui travaille et qui se
repose ensuite : mais c'est parce que l'un travaille que l'autre doit se
reposer... La multiplication indéfinie des pouvoirs productifs du travail
ne peut donc avoir pour résultat que l'augmentation du luxe ou des jouissances
des riches oisifs (931)
». Cherbuliez, disciple de Sismondi, le complète en ajoutant : « Les
travailleurs eux-mêmes.... en coopérant à l'accumulation des capitaux
productifs, contribuent à l'événement qui, tôt ou tard, doit les priver d'une
partie de leurs salaires (932).
»
Enfin, le zélateur à froid de la doctrine bourgeoise,
Destutt de Tracy, dit carrément :
« Les nations pauvres, c'est là où le peuple est à
son aise; et les nations riches, c'est là où il est ordinairement pauvre (933). »
V. - Illustration de la loi générale de l'accumulation capitaliste
a)
L'Angleterre de 1846 à 1866.
Aucune période de la société moderne ne se prête
mieux à l'étude de l'accumulation capitaliste que celle des vingt dernières
années (934) : il semble qu'elle ait trouvé
l'escarcelle enchantée de Fortunatus. Cette fois encore, l'Angleterre figure
comme le pays modèle, et parce que, tenant le premier rang sur le marché
universel, c'est chez elle seule que la production capitaliste s'est développée
dans sa plénitude, et parce que le règne millénaire du libre-échange, établi
dès 1846, y a chassé l'économie vulgaire de ses derniers réduits. Nous avons
déjà suffisamment indiqué (sections III et IV) le progrès gigantesque de la
production anglaise pendant cette période de vingt ans, dont la dernière moitié
surpasse encore de beaucoup la première.
Bien que dans le dernier demi-siècle la population
anglaise se soit accrue très considérablement, son accroissement proportionnel
ou le taux de l'augmentation a baissé constamment, ainsi que le montre le
tableau suivant emprunté au recensement officiel de 1861 :
Taux annuel de l’accroissement de la population
de l’Angleterre et de la Principauté de Galles en nombres
décimaux |
|
1811-1821 |
1,533 |
1821-1831 |
1,446 |
1831-1841 |
1,326 |
1841-1851 |
1,216 |
1851-1861 |
1,141 |
Examinons maintenant l'accroissement parallèle de la
richesse. Ici la base la plus sûre, c'est le mouvement des profits industriels,
rentes foncières, etc., soumis à l'impôt sur le revenu. L'accroissement des
profits imposés (fermages et quelques autres catégories non comprises)
atteignit, pour la Grande-Bretagne, de 1853 à 1864, le chiffre de cinquante
quarante-sept pour cent (ou 4,58 % par an en moyenne (935)), celui de la population, pendant la même période,
fut de douze pour cent. L'augmentation des rentes imposables du sol (y compris
les maisons, les chemins de fer, les mines, les pêcheries, etc.) atteignit,
dans le même intervalle de temps, trente-huit pour cent ou trois cinq douzièmes
pour cent par an, dont la plus grande part revient aux catégories
suivantes :
Excédent du revenu annuel de 1864 sur 1863 |
||
Augmentation par an (%). |
||
Maisons |
38,60 |
3,50 |
Carrières |
84,76 |
7,70 |
Mines |
68,85 |
6,26 |
Forges |
39,92 |
3,63 |
Pêcheries |
57,37 |
5,21 |
Usines à gaz |
126,02 |
11,45 |
Cheminsde fer |
83,29 |
7,57 |
Si l'on compare entre elles, quatre par quatre, les années
de la période 1853-1864, le degré d'augmentation des revenus s'accroît
continuellement; celui des revenus dérivés du profit, par exemple, est
annuellement de un soixante-treize pour cent de 1853 à 1857, de deux
soixante-quatorze pour cent pour chaque année entre 1857 et 1861, et enfin de
neuf trente pour cent entre 1861 et 1864. La somme totale des
revenus imposés dans le Royaume-Uni s'élevait en 1856 à trois cent sept
millions soixante-huit mille huit cent quatre-vingt-dix-huit livres sterling,
un 1859 à trois cent vingt-huit millions cent vingt-sept mille quatre cent
seize livres sterling, en 1862 à trois cent cinquante et un millions sept cent
quarante-cinq mille deux cent quarante et une livres sterling, en 1863 à trois
cent cinquante-neuf millions cent quarante-deux mille huit cent
quatre-vingt-dix-sept livres sterling, en 1864 à trois cent soixante-deux
millions quatre cent soixante-deux mille deux cent soixante-dix-neuf livres
sterling, en 1865 à trois cent quatre-vingt-cinq millions cinq cent trente
mille vingt livres sterling (936).
La centralisation du capital marchait de pair avec
son accumulation. Bien qu'il n'existât aucune statistique agricole officielle
pour l'Angleterre (mais bien pour l'Irlande), dix comtés en fournirent une
volontairement. Elle donna pour résultat que de 1851 à 1861 le chiffre des
fermes au-dessous de cent acres était descendu de trente et un mille cinq cent
quatre-vingt-trois à vingt-six mille cinq cent soixante-sept, et que, par
conséquent, cinq mille seize d'entre elles avaient été réunies à des fermes
plus considérables (937).
De 1815 à 1825, il n'y avait pas une seule fortune mobilière, assujettie à
l'impôt sur les successions, qui dépassât un million de livres sterling; il y
en eut huit de 1825 à 1855 et quatre de 1856 au mois de juin 1859,
c'est-à-dire, en quatre ans et demi (938).
Mais c'est surtout par une rapide analyse de l'impôt sur le revenu pour la catégorie
D (profits industriels et commerciaux, non compris les fermes, etc.), dans les
années 1864 et 1865, que l'on peut le mieux juger le progrès de la
centralisation. Je ferai remarquer auparavant que les revenus qui proviennent
de cette source payent l'income tax à partir de soixante livres sterling
et non au-dessous. Ces revenus imposables se montaient, en 1864, pour
l’Angleterre, la principauté de Galles et l'Écosse, à quatre-vingt-quinze
millions huit cent quarante quatre mille deux cent vingt-deux livres sterling,
et en 1865 à cent cinq millions quatre cent trente-cinq mille cinq cent
soixante-dix-neuf livres sterling (939).
Le nombre des imposés était, en 1864, de trois cent huit mille quatre cent
seize individus, sur une population totale de vingt-trois millions huit cent
quatre-vingt-onze mille neuf, et en 1865 de trois cent trente-deux mille quatre
cent trente et un individus, sur une population totale de vingt-quatre millions
cent vingt-sept mille trois. Voici comment se distribuaient ces revenus dans
les deux années :
Année finissant le 5 avril 1864 |
Année finissant le 5 avril 1865 |
||
Revenus |
Individus |
Revenus |
Individus |
₤ 95 844 222 |
308 416 |
₤ 105 435 738 |
332 431 |
₤ 57 028 289 |
23 434 |
₤ 64 554297 |
24 265 |
₤ 36 415 225 |
3 619 |
₤ 42 535 576 |
4 021 |
₤ 22 809 781 |
832 |
₤. 27 555 313 |
973 |
₤ . 8 844 752 |
91 |
₤ 11 077 288 |
107 |
Il a été produit en 1855, dans le Royaume-Uni, soixante
et un millions quatre cent cinquante-trois mille soixante-dix-neuf tonnes de
charbon d'une valeur de seize millions cent trente-trois mille deux cent
soixante-sept livres sterling, en 1864 : quatre-vingt-douze millions sept cent
quatre-vingt-sept mille huit cent soixante-treize tonnes d'une valeur de
vingt-trois millions cent quatre-vingt-dix-sept mille neuf cent soixante-huit
livres sterling, en 1855 : trois millions deux cent dix-huit mille cent
cinquante-quatre tonnes de fer brut d'une valeur de huit millions quarante-cinq
mille trois cent quatre-vingt-cinq livres sterling, en 1864 : quatre millions
sept cent soixante-sept mille neuf cent cinquante et une tonnes d'une valeur de
onze millions neuf cent dix-neuf mille huit cent soixante-dix-sept livres
sterling. En 1854, l'étendue des voies ferrées ouvertes dans le Royaume-Uni
atteignait huit mille cinquante-quatre milles, avec un capital s'élevant à deux
cent quatre-vingt-six millions soixante-huit mille sept cent
quatre-vingt-quatorze livres sterling; en 1864, cette étendue était de douze
mille sept cent quatre-vingt-neuf milles, avec un capital versé de quatre cent
vingt-cinq millions sept cent dix-neuf mille six cent treize livres sterling.
L'ensemble de l'exportation et de l'importation du Royaume-Uni se monta, en
1854, à deux cent soixante-huit millions deux cent dix mille cent quarante-cinq
livres sterling, et en 1865 à quatre cent quatre-vingt-neuf millions neuf cent
vingt-trois mille deux cent quatre-vingt-cinq. Le mouvement de l'exportation est
indiqué dans la table qui suit :
1846 |
₤ 58 842 377 |
1849 |
₤ 63 596 052 |
1856 |
₤ 115 826 948 |
1860 |
₤ 135 842 817 |
1865 |
₤ 165 862 402 |
1866 |
₤ 188 917 563 (940) |
On comprend, après ces quelques indications, le cri
de triomphe du Registrar Général du peuple anglais : « Si rapide qu'ait été
l'accroissement de la population, il n'a point marché du même pas que le
progrès de l'industrie et de la richesse (941). » Tournonsnous maintenant vers les agents
immédiats de cette industrie, les producteurs de cette richesse, la classe
ouvrière. « C'est un des traits caractéristiques les plus attristants de l'état
social de ce pays, dit M. Gladstone, qu'en même temps que la puissance
de consommation du peuple a diminué, et que la misère et les privations de la
classe ouvrière ont augmenté, il y a eu une accumulation croissante de richesse
chez les classes supérieures et un accroissement constant de capital (942). » Ainsi parlait cet onctueux
ministre à la Chambre des communes, le 14 février 1843. Vingt ans plus tard, le
16 avril 1863, exposant son budget, il s'exprime ainsi : « De 1842 à 1852,
l'augmentation dans les revenus imposables de ce pays avait été de six pour
cent... De 1853 à 1861, c'est-à-dire dans huit années, si l'on prend pour base
le chiffre de 1853, elle a été de vingt pour cent ! Le fait est si étonnant
qu'il en est presque incroyable... Cette augmentation étourdissante
(intoxicating) de richesse et de puissance... est entièrement restreinte aux
classes qui possèdent..., elle doit être d'un avantage indirect pour la
population ouvrière, parce qu'elle fait baisser de prix les articles de
consommation générale. En même temps que les riches sont devenus plus riches,
les pauvres sont devenus moins pauvres. Que les extrêmes de la pauvreté soient
moindres, c'est ce que je ne prétends pas affirmer (943). » La chute en est jolie ! Si la classe ouvrière est
restée « pauvre, moins pauvre » seulement, à proportion qu'elle créait pour la
classe propriétaire une « augmentation étourdissante, de richesse et de
puissance », elle est restée tout aussi pauvre relativement parlant. Si les
extrêmes de la pauvreté n'ont pas diminué, ils se sont accrus en même temps que
les extrêmes de la richesse. Pour ce qui est de la baisse de prix des moyens de
subsistance, la statistique officielle, les indications de l'Orphelinat de
Londres, par exemple, constatent un enchérissement de vingt pour cent pour la
moyenne des trois années de 1860 à 1862 comparée avec celle de 1851 à 1853.
Dans les trois années suivantes, 1863-1865, la viande, le beurre, le lait, le
sucre, le sel, le charbon et une masse d'autres articles de première nécessité,
enchérissent progressivement (944).
Le discours de M. Gladstone, du 7 avril 1864, est un vrai dithyrambe d'un vol
pindarique. Il y chante l'art de s'enrichir et ses progrès et aussi le bonheur
du peuple tempéré par la « pauvreté ». Il y parle de masses situées « sur
l'extrême limite du paupérisme », de branches d'industrie où le salaire ne
s'est pas élevé, et finalement il résume la félicité de la classe ouvrière dans
ces quelques mots : « La vie humaine est, dans neuf cas sur dix, une lutte pour
l'existence (945). » Le professeur Fawcett, qui
n'est point, comme le ministre, retenu par des considérations officielles,
s'exprime plus carrément : « Je ne nie pas, dit-il, que le salaire ne se soit
élevé (dans les vingt dernières années), avec l'augmentation du capital : mais
cet avantage apparent est en grande partie perdu, parce qu'un grand nombre de
nécessités de la vie deviennent de plus en plus chères (il attribue cela à la
baisse de valeur des métaux précieux)... Les riches deviennent rapidement plus
riches (the rich grow rapidly richer), sans qu'il y ait d'amélioration
appréciable dans le bien-être des classes ouvrières... Les travailleurs
deviennent presque esclaves des boutiquiers dont ils sont les débiteurs (946). »
Les conditions dans lesquelles la classe ouvrière
anglaise a produit, pendant les vingt à trente dernières années, la susdite «
augmentation étourdissante de richesse et de puissance » pour les classes
possédantes, sont connues du lecteur. Les sections de cet ouvrage qui traitent
de la journée de travail et des machines l'ont suffisamment renseigné à ce
sujet. Mais ce que nous avons étudié alors, c'était surtout le travailleur au
milieu de l'atelier où il fonctionne. Pour mieux pénétrer la loi de
l'accumulation capitaliste, il faut nous arrêter un instant à sa vie privée, et
jeter un coup d’œil sur sa nourriture et son habitation. Les limites de cet
ouvrage m'imposent de m'occuper ici principalement de la partie mal payée des
travailleurs industriels et agricoles, dont l'ensemble forme la majorité de la
classe ouvrière (947).
Mais auparavant encore un mot sur le paupérisme
officiel, c'est-à-dire sur la portion de la classe ouvrière qui, ayant perdu sa
condition d'existence, la vente de sa force, ne vit plus que d'aumônes
publiques. La liste officielle des pauvres, en Angleterre (948), comptait, en 1855 : huit cent cinquante et un mille
trois cent soixante-neuf personnes, en 1856 : huit cent soixante-dix-sept mille
sept cent soixante-sept, en 1865 : neuf cent soixante et onze mille quatre cent
trente-huit. Par suite de la disette du coton, elle s'éleva, dans les années
1863 et 1864, à un million soixante-dix-neuf mille trois cent quatre-vingt-deux
et un million quatorze mille neuf cent soixante-dix-huit personnes. La crise de
1866, qui frappa surtout la ville de Londres, créa dans ce siège du marché
universel, plus populeux que le royaume d'Écosse, un surcroît de pauvres de
dix-neuf et demi pour cent pour cette année comparée à 1865, de vingt-quatre
quatre pour cent par rapport à 1864, et un accroissement plus considérable
encore pour les premiers mois de 1867 comparés à 1866. Dans l'analyse de la statistique
du paupérisme, deux points essentiels sont à relever. D'une part, le mouvement
de hausse et de baisse de la masse des pauvres reflète les changements
périodiques du cycle industriel. D'autre part, la statistique officielle
devient un indice de plus en plus trompeur du paupérisme réel, à mesure qu'avec
l'accumulation du capital la lutte des classes s'accentue et que le travailleur
acquiert un plus vif sentiment de soi-même. Le traitement barbare des pauvres
au Workhouse, qui fit pousser à la presse anglaise (Times, Pall Mall
Gazette, etc.) de si hauts cris il y a quelques années, est d'ancienne
date. Fr. Engels signala, en 1844, les mêmes cruautés et les mêmes déclamations
passagères de la « littérature à sensation ». Mais l'augmentation terrible à Londres,
pendant les derniers dix ans, des cas de morts de faim (deaths of starvation),
est une démonstration évidente, « sans phrase », de l'horreur croissante des
travailleurs pour l'esclavage des Workhouses, ces maisons de correction de la
misère.
b)
Les couches industrielles mal payées.
Jetons maintenant un coup d'oeil sur les couches mal
payées de la classe ouvrière anglaise. Pendant la crise cotonnière de 1862, le
docteur Smith fut chargé par le Conseil privé d'une enquête sur les conditions
d'alimentation des ouvriers dans la détresse. Plusieurs années d'études
antérieures l'avaient conduit au résultat suivant : « Pour prévenir les
maladies d'inanition (starvation diseases), il faudrait que la nourriture
quotidienne d'une femme moyenne contint au moins trois mille neuf cents grains
de carbone et cent quatre-vingts d'azote, et celle d'un homme moyen deux cents
grains d'azote avec quatre mille trois cents grains de carbone. Pour les femmes
il faudrait autant de matière nutritive qu'en contiennent deux livres de bon
pain de froment, pour les hommes un neuvième en plus, la moyenne hebdomadaire
pour les hommes et les femmes adultes devant atteindre au moins vingt-huit
mille six cents grains de carbone et mille trois cent trente d'azote. » Les
faits confirmèrent son calcul d'une manière surprenante, en ce sens qu'il se
trouva concorder parfaitement avec la chétive quantité de nourriture à
laquelle, par suite de la crise, la consommation des ouvriers cotonniers avait
été réduite. Elle n'était, en décembre 1862, que de vingt-neuf mille deux cent
onze grains de carbone et mille deux cent quatre-vingt-quinze d'azote par
semaine.
En 1863, le Conseil privé ordonna une enquête sur la
situation de la partie la plus mal nourrie de la classe ouvrière anglaise. Son
médecin officiel, le docteur Simon, choisit pour l'aider dans ce travail le
docteur Smith ci-dessus mentionné. Ses recherches embrassèrent les travailleurs
agricoles d'une part, et de l'autre les tisseurs de soie, les couturières, les
gantiers, les bonnetiers, les tisseurs de gants et les cordonniers. Les
dernières catégories, à l'exception des bonnetiers, habitent exclusivement dans
les villes. Il fut convenu qu'on prendrait pour règle dans cette enquête de
choisir, dans chaque catégorie, les familles dont la santé et la position
laisseraient le moins à désirer.
On arriva à ce résultat général que : « Dans une
seule classe, parmi les ouvriers des villes, la consommation d'azote dépassait
légèrement le minimum absolu au-dessous duquel se déclarent les maladies d'inanition;
que dans deux classes la quantité de nourriture azotée aussi bien que carbonée
faisait défaut, et même grandement défaut dans l'une d'elles; que
parmi les familles agricoles plus d'un cinquième obtenait moins que la dose
indispensable d'alimentation carbonée et plus d'un tiers de moins que la dose
indispensable d'alimentation azotée; qu'enfin dans trois comtés (Berkshire,
Oxfordshire et Somersetshire) le minimum de nourriture azotée n'était pas
atteint (949): » Parmi les travailleurs
agricoles, l'alimentation la plus mauvaise était celle des travailleurs de
l'Angleterre, la partie la plus riche du Royaume-Uni (950). Chez les ouvriers de la campagne, l'insuffisance de
nourriture, en général, frappait principalement les femmes et les enfants, car
« il faut que l'homme mange pour faire sa besogne ». Une pénurie bien plus
grande encore exerçait ses ravages au milieu de certaines catégories de
travailleurs des villes soumises à l'enquête. « Ils sont si misérablement
nourris que les cas de privations cruelles et ruineuses pour la santé doivent
être nécessairement nombreux (951).
» Abstinence du capitaliste que tout cela !
Il s'abstient, en effet, de fournir à ses esclaves
simplement de quoi végéter.
La table suivante permet de comparer l'alimentation
de ces dernières catégories de travailleurs urbains avec celle des ouvriers
cotonniers pendant l'époque de leur plus grande misère et avec la dose minima
adoptée par le docteur Smith :
Les deux sexes |
Quantité moyenne de carbone par semaine |
Quantité moyenne d’azote par semaine |
Cinq branches d'industrie (dans les villes) |
28 876 grains |
1 192 grains |
Ouvriers de fabrique sans travail du Lancashire |
29 211 grains |
1 295 grains |
Quantité minima proposée pour les ouvriers du Lancashire à nombre égal d'hommes et de femmes |
28 600 grains |
1 330 grains (952) |
Une moitié des catégories de travailleurs industriels
ne prenait jamais de bière; un tiers, vingt-huit pour cent, jamais de lait. La
moyenne d'aliments liquides, par semaine, dans les familles, oscillait de sept
onces chez les couturières à vingt-quatre onces trois quarts chez les
bonnetiers. Les couturières de Londres formaient la plus grande partie de
celles qui ne prenaient jamais de lait. Le quantum de pain consommé
hebdomadairement variait de sept livres trois quarts chez les couturières à
onze et quart chez les cordonniers; la moyenne totale était de neuf livres par
tête d'adulte. Le sucre (sirop, etc.) variait par semaine également de quatre
onces pour les gantiers à dix onces pour les bonnetiers; la moyenne totale par
adulte, dans toutes les catégories, ne s'élevait pas au‑dessus de huit onces.
Celle du beurre (graisse, etc.), était de cinq onces. Quant à la viande (lard,
etc.), la moyenne hebdomadaire par adulte oscillait entre sept onces et quart
chez les tisseurs de soie, et dix-huit et quart chez les gantiers. La moyenne
totale était de treize onces un sixième pour les diverses catégories. Les frais
de nourriture par semaine, pour chaque adulte, atteignaient les chiffres moyens
suivants : Tisseurs de soie, deux shillings deux pence et demi; couturières,
deux shillings sept pence; gantiers, deux shillings neuf pence et demi;
cordonniers, deux shillings sept pence trois quarts; bonnetiers, deux shillings
six pence un quart. Pour les tisseurs de soie de Macclesfield, la moyenne
hebdomadaire ne s'élevait pas au‑dessus de un shilling huit pence un quart. Les
catégories les plus mal nourries étaient celles des couturières, des tisseurs
de soie et des gantiers (953).
« Quiconque est habitué à traiter les malades pauvres
ou ceux des hôpitaux, résidents ou non », dit le docteur Sirnon dans son
rapport général, « ne craindra pas d'affirmer que les cas dans lesquels
l'insuffisance de nourriture produit des maladies ou les aggrave sont, pour
ainsi dire, innombrables... Au point de vue sanitaire, d'autres circonstances
décisives viennent s'ajouter ici... On doit se rappeler que toute réduction sur
la nourriture n'est supportée qu'à contrecœur, et qu'en général la diète forcée
ne vient qu'à la suite de bien d'autres privations antérieures. Longtemps avant
que le manque d'aliments pèse dans la balance hygiénique, longtemps avant que
le physiologiste songe à compter les doses d'azote et de carbone entre
lesquelles oscillent la vie et la mort par inanition, tout confort matériel
aura déjà disparu du foyer domestique. Le vêtement et le chauffage auront été
réduits bien plus encore que l'alimentation. Plus de protection suffisante
contre les rigueurs de la température; rétrécissement du local habité à un
degré tel que cela engendre des maladies ou les aggrave; à peine une trace de
meubles ou d'ustensiles de ménage. La propreté elle-même sera devenue coûteuse
ou difficile. Si par respect pour soi même on fait encore des efforts pour
l'entretenir, chacun de ces efforts représente un supplément de faim. On
habitera là où le loyer est le moins cher, dans les quartiers où l'action de la
police sanitaire est nulle, où il y a le plus de cloaques infects, le moins de
circulation, le plus d'immondices en pleine rue, le moins d'eau ou la plus
mauvaise, et, dans les villes, le moins d'air et de lumière. Tels sont les
dangers auxquels la pauvreté est exposée inévitablement, quand cette pauvreté
implique manque de nourriture. Si tous ces maux réunis pèsent terriblement sur
la vie, la simple privation de nourriture est par elle-même effroyable... Ce
sont là des pensées pleines de tourments, surtout si l'on se souvient
que la misère dont il s'agit n'est pas celle de la paresse, qui n'a à s'en
prendre qu'à elle-même. C'est la misère de gens laborieux. Il est certain,
quant aux ouvriers des villes, que le travail au moyen duquel ils achètent leur
maigre pitance est presque toujours prolongé au‑delà de toute mesure. Et
cependant on ne peut dire, sauf en un sens très restreint, que ce travail
suffise à les sustenter... Sur une très grande échelle, ce n'est qu'un
acheminement plus ou moins long vers le paupérisme (954). »
Pour saisir la liaison intime entre la faim qui
torture les couches les plus travailleuses de la société et l'accumulation capitaliste,
avec son corollaire, la surconsommation grossière ou raffinée des riches, il
faut connaître les lois économiques. Il en est tout autrement dès qu'il s'agit
des conditions du domicile. Tout observateur désintéressé voit parfaitement
que, plus les moyens de production se concentrent sur une grande échelle, plus
les travailleurs s'agglomèrent dans un espace étroit; que, plus l'accumulation
du capital est rapide, plus les habitations ouvrières deviennent misérables. Il
est évident, en effet, que les améliorations et embellissements (improvements)
des villes, - conséquence de l'accroissement de la richesse, - tels que
démolition des quartiers mal bâtis, construction de palais pour banques,
entrepôts, etc., élargissement des rues pour la circulation commerciale et les
carrosses de luxe, établissement de voies ferrées à l'intérieur, etc., chassent
toujours les pauvres dans des coins et recoins de plus en plus sales et
insalubres. Chacun sait, d'autre part, que la cherté des habitations est en
raison inverse de leur bon état, et que les mines de la misère sont exploitées
par la spéculation avec plus de profit et à moins de frais que ne le furent
jamais celles du Potose. Le caractère antagonique de l'accumulation
capitaliste, et conséquemment des relations de propriété qui en découlent,
devient ici tellement saisissable (955)
que même les rapports officiels anglais sur ce sujet abondent en vives sorties
peu orthodoxes contre la « propriété et ses droits ». Au fur et à mesure du
développement de l'industrie, de l'accumulation du capital, de
l'agrandissement des villes et de leur embellissement, le mal fit de tels
progrès, que la frayeur des maladies contagieuses, qui n'épargnent pas même la respectability,
les gens comme il faut, provoqua de 1847 à 1864 dix actes du Parlement
concernant la police sanitaire, et que dans quelques villes, telles que
Liverpool, Glasgow, etc., la bourgeoisie épouvantée contraignit les
municipalités à prendre des mesures de salubrité publique. Néanmoins le docteur
Simon s'écrie dans son rapport de 1865 : « Généralement parlant, en Angleterre,
le mauvais état des choses a libre carrière ! » Sur l'ordre du Conseil privé,
une enquête eut lieu en 1864 sur les conditions d'habitation des travailleurs
des campagnes, et en 1865 sur celles des classes pauvres dans les villes. Ces
admirables travaux, résultat des études du docteur Julien Hunter, se trouvent
dans les septième (1865) et huitième (1866) rapports sur la santé publique.
Nous examinerons plus tard la situation des travailleurs des campagnes. Avant
de faire connaître celle des ouvriers des villes, citons une observation
générale du docteur Simon : « Quoique mon point de vue officiel, dit-il, soit
exclusivement physique, l'humanité la plus ordinaire ne permet pas de taire
l'autre côté du mal. Parvenu à un certain degré, il implique presque
nécessairement une négation de toute pudeur, une promiscuité révoltante, un
étalage de nudité qui est moins de l'homme que de la bête. Etre soumis à de
pareilles influences, c'est une dégradation qui, si elle dure, devient chaque
jour plus profonde. Pour les enfants élevés dans cette atmosphère maudite,
c'est un baptême dans l'infamie (baptism into infamy). Et c'est se
bercer du plus vain espoir que d'attendre de personnes placées dans de telles
conditions qu'à d'autres égards elles s'efforcent d'atteindre à cette
civilisation élevée dont l'essence consiste dans la pureté physique et morale (956). »
C'est Londres qui occupe le premier rang sous le
rapport des logements encombrés, ou absolument impropres à servir d'habitation
humaine. Il y a deux faits certains, dit le docteur Hunter : « Le premier,
c'est que Londres renferme vingt grandes colonies fortes d'environ dix mille
personnes chacune, dont l'état de misère dépasse tout ce qu'on a vu jusqu'à ce
jour en Angleterre, et cet état résulte presque entièrement de l'accommodation
pitoyable de leurs demeures. Le second, c'est que le degré d'encombrement et de
ruine de ces demeures est bien pire qu'il y a vingt ans (957). Ce n'est pas trop dire que d'affirmer que dans
nombre de quartiers de Londres et de Newcastle la vie est réellement infernale (958). »
A Londres, la partie même la mieux posée de la classe
ouvrière, en y joignant les petits détaillants et d'autres éléments de la
petite classe moyenne, subit chaque jour davantage l'influence fatale de ces
abjectes conditions de logement, à mesure que marchent les « améliorations »,
et aussi la démolition des anciens quartiers, à mesure que les fabriques
toujours plus nombreuses font affluer des masses d'habitants dans la métropole,
et enfin que les loyers des maisons s'élèvent avec la rente foncière dans les
villes. « Les loyers ont pris des proportions tellement exorbitantes, que bien
peu de travailleurs peuvent payer plus d'une chambre (959). » Presque pas de propriété bâtie à Londres qui ne
soit surchargée d'une foule d'intermédiaires (middlemen). Le prix du sol y est
très élevé en comparaison des revenus qu'il rapporte annuellement, chaque
acheteur spéculant sur la perspective de revendre tôt ou tard son acquêt à un
prix de jury (c'est-à-dire suivant le taux établi par les jurys
d'expropriation), ou sur le voisinage d'une grande entreprise qui en hausserait
considérablement la valeur. De là un commerce régulier pour l'achat de baux
près d'expirer. « Des gentlemen de cette profession il n'y a pas autre chose à
attendre; ils pressurent les locataires le plus qu'ils peuvent et livrent
ensuite la maison dans le plus grand délabrement possible aux successeurs (960). » La location est à la semaine,
et ces messieurs ne courent aucun risque. Grâce aux constructions de voies
ferrées dans l'intérieur de la ville, « on a vu dernièrement dans la partie est
de Londres une foule de familles, brusquement chassées de leurs logis un samedi
soir, errer à l'aventure, le dos chargé de tout leur avoir en ce monde, sans
pouvoir trouver d'autre refuge que le Workhouse (961) ». Les Workhouses sont déjà remplis outre mesure, et
les « embellissements » octroyés par le Parlement n'en sont encore qu'au début.
Les ouvriers chassés par la démolition de leurs
anciennes demeures ne quittent point leur paroisse, ou ils s'en établissent le
plus près possible, sur la lisière. « Ils cherchent naturellement à se loger
dans le voisinage de leur atelier, d'où il résulte que la famille qui avait
deux chambres est forcée de se réduire à une seule. Lors même que le loyer en
est plus élevé, le logement nouveau est pire que celui, déjà mauvais, d'où on
les a expulsés. La moitié des ouvriers du Strand sont déjà obligés de faire une
course de deux milles pour se rendre à leur atelier. » Ce Strand, dont la rue
principale donne à l'étranger une haute idée de la richesse londonienne, va
précisément nous fournir un exemple de l'entassement humain qui règne à
Londres. L'employé de la police sanitaire a compté dans une de ses paroisses
cinq cent quatre-vingt-un habitants par acre, quoique la moitié du lit de la
Tamise fût comprise dans cette estimation. Il va de soi que toute mesure de
police qui, comme cela s'est fait jusqu'ici à Londres, chasse les ouvriers d'un
quartier en en faisant démolir les maisons inhabitables, ne sert qu'à les
entasser plus à l'étroit dans un autre. « Ou bien il faut absolument », dit le
docteur Hunter, « que ce mode absurde de procéder ait un terme, ou bien la
sympathie publique ( !) doit s'éveiller pour ce que l'on peut appeler sans
exagération un devoir national. Il s'agit de fournir un abri à des gens qui ne
peuvent s'en procurer faute de capital, mais n'en rémunèrent pas moins leurs
propriétaires par des payements périodiques (962). » Admirez la justice capitaliste ! Si le
propriétaire foncier, le propriétaire de maisons, l'homme d'affaires, sont
expropriés pour causes d'améliorations, telles que chemins de fer, construction
de rues nouvelles, etc., ils n'obtiennent pas seulement indemnité pleine et
entière. Il faut encore, selon le droit et l'équité, les consoler de leur «
abstinence », de leur « renoncement » forcé, en leur octroyant un bon
pourboire. Le travailleur, lui, est jeté sur le pavé avec sa femme, ses enfants
et son saint-crépin, et, s'il se presse par trop grandes masses vers les
quartiers de la ville où la municipalité est à cheval sur les convenances, il
est traqué par la police au nom de la salubrité publique !
Au commencement du XIX° siècle il n'y avait, en
dehors de Londres, pas une seule ville en Angleterre qui comptât cent mille
habitants. Cinq seulement en comptaient plus de cinquante mille. Il en existe
aujourd'hui vingt-huit dont la population dépasse ce nombre. « L'augmentation
énorme de la population des villes n'a pas été le seul résultat de ce
changement, mais les anciennes petites villes compactes sont devenues des
centres autour desquels des constructions s'élèvent de tous côtés, ne laissant
arriver l'air de nulle part. Les riches, ne les trouvant plus agréables, les
quittent pour les faubourgs, où ils se plaisent davantage. Les successeurs de
ces riches viennent donc occuper leurs grandes maisons; une famille s'installe
dans chaque chambre, souvent même avec des sous-locataires. C'est ainsi qu'une
population entière s'est installée dans des habitations qui n'étaient pas
disposées pour elle, et où elle était absolument déplacée, livrée à des
influences dégradantes pour les adultes et pernicieuses pour les enfants (963) ».
A mesure que l'accumulation du capital s'accélère
dans une ville industrielle ou commerciale, et qu'y afflue le matériel humain
exploitable, les logements improvisés des travailleurs empirent.
Newcastle-on-Tyne, centre d'un district dont les mines de charbon et les
carrières s'exploitent toujours plus en grand, vient immédiatement après
Londres sur l'échelle des habitations infernales. Il ne s'y trouve pas moins de
trente-quatre mille individus qui habitent en chambrées. La police y a fait
démolir récemment, ainsi qu'à Gateshead, un grand nombre de maisons pour cause
de danger public. La construction des maisons nouvelles marche très lentement,
mais les affaires vont très vite. Aussi la ville était-elle en 1865 bien plus
encombrée qu'auparavant. A peine s'y trouvait-il une seule chambre à louer. «
Il est hors de doute, dit le docteur Embleton, médecin de l'hôpital des
fiévreux de Newcastle, que la durée et l'expansion du typhus n'ont pas d'autre
cause que l'entassement de tant d'êtres humains dans des logements malpropres.
Les maisons où demeurent ordinairement les ouvriers sont situées dans des
impasses ou des cours fermées. Au point de vue de la lumière, de l'air, de
l'espace et de la propreté, rien de plus défectueux et de plus insalubre; c'est
une honte pour tout pays civilisé. Hommes, femmes et enfants, y couchent la
nuit pêle-mêle. A l'égard des hommes, la série de nuit y succède à la série de
jour sans interruption, si bien que les lits n'ont pas même le temps de
refroidir. Manque d'eau, absence presque complète de latrines, pas de
ventilation, une puanteur et une peste (964). » Le prix de location de tels bouges est de huit
pence à trois shillings par semaine. « Newcastle-uponTyne, dit le docteur
Hunter, nous offre l'exemple d'une des plus belles races de nos compatriotes
tombée dans une dégradation presque sauvage, sous l'influence de ces
circonstances purement externes, l'habitation et la rue (965). »
Suivant le flux et le reflux du capital et du
travail, l'état des logements dans une ville industrielle peut être aujourd'hui
supportable et demain abominable. Si l'édilité s'est enfin décidée à faire un
effort pour écarter les abus les plus criants, voilà qu'un essaim de
sauterelles, un troupeau d'Irlandais déguenillés ou de pauvres travailleurs
agricoles anglais, fait subitement invasion. On les amoncelle dans des caves et
des greniers, ou bien on transforme la ci-devant respectable maison du
travailleur en une sorte de camp volant dont le personnel se renouvelle sans
cesse. Exemple : Bradford. Le Philistin municipal y était justement occupé de
réformes urbaines; il s'y trouvait en outre, en 1861, mille sept cent cinquante
et une maisons inhabitées: mais soudain les affaires se mettent à prendre cette
bonne tournure dont le doux, le libéral et négrophile M. Forster a tout
récemment caqueté avec tant de grâce: alors, naturellement, avec la reprise des
affaires, débordement des vagues sans cesse mouvantes de « l'armée de réserve
», de la surpopulation relative. Des travailleurs, la plupart bien payés, sont
contraints d'habiter les caves et les chambres horribles décrites dans la note
ci-dessous (966), qui contient une liste transmise
au docteur Hunter par l'agent d'une société d'assurances. Ils se déclarent tout
prêts à prendre de meilleurs logements, s'il s'en trouvait; en attendant la
dégradation va son train, et la maladie les enlève l'un après l'autre. Et,
pendant ce temps, le doux, le libéral M. Forster célèbre, avec des larmes
d’attendrissement, les immenses bienfaits de la liberté commerciale, du laisser
faire laisser passer, et aussi les immenses bénéfices de ces fortes têtes
de Bradford qui s'adonnent à l'étude de la laine longue.
Dans son rapport du 5 septembre 1865, le docteur
Bell, un des médecins des pauvres de Bradford, attribue, lui aussi, la terrible
mortalité parmi les malades de son district atteints de fièvres, à l'influence
horriblement malsaine des logements qu'ils habitent. « Dans une cave de mille
cinq cents pieds cubes dix personnes logent ensemble... Vincent street, Green
Air Place et les Leys, contiennent deux cent vingt-trois maisons avec mille
quatre cent cinquante habitants, quatre cent trente-cinq lits et trente-six
lieux d'aisances... Les lits, et j'entends par là le premier amas venu de sales
guenilles ou de copeaux, servent chacun à trois personnes en moyenne, et
quelques-uns à quatre et six personnes. Beaucoup dorment sans lit étendus tout
habillés sur le plancher nu, hommes et femmes, mariés et non mariés, pêle-mêle.
Est-il besoin d'ajouter que ces habitations sont des antres infects, obscurs et
humides, tout à fait impropres à abriter un être humain ? Ce sont les foyers
d'où partent la maladie et la mort pour chercher des victimes même chez les gens
de bonne condition (of good circumstances), qui ont permis à ces ulcères
pestilentiels de suppurer au milieu de nous (967). »
Dans cette classification des villes d'après le
nombre et l'horreur de leurs bouges, Bristol occupe le troisième rang. « Ici,
dans une des villes les plus riches de l'Europe, la pauvreté réduite au plus
extrême dénuement (blank poverty) surabonde, ainsi que la misère domestique (968). »
c)
La population nomade. - Les mineurs.
Les nomades du prolétariat se recrutent dans les
campagnes, mais leurs occupations sont en grande partie industrielles. C'est
l'infanterie légère du capital, jetée suivant les besoins du moment, tantôt sur
un point du pays, tantôt sur un autre. Quand elle n'est pas en marche, elle
campe. On l'emploie à la bâtisse, aux opérations de drainage, à la fabrication
de la brique, à la cuite de la chaux, à la construction des chemins de fer,
etc. Colonne mobile de la pestilence, elle sème sur sa route, dans les endroits
où elle assoit son camp et alentour, la petite vérole, le typhus, le choléra,
la fièvre scarlatine, etc (969).
Quand des entreprises, telles que la construction des chemins de fer, etc., exigent
une forte avance de capital, c'est généralement l'entrepreneur qui fournit à
son armée des baraques en planches ou des logements analogues, villages
improvisés sans aucunes mesures de salubrité, en dehors de la surveillance des
autorités locales, mais sources de gros profits pour monsieur l'entrepreneur,
qui exploite ses ouvriers et comme soldats de l'industrie et comme locataires.
Suivant que la baraque contient un, deux ou trois trous, l'habitant,
terrassier, maçon, etc., doit payer par semaine un, deux, trois shillings (970). Un seul exemple suffira : En
septembre 1864 rapporte le docteur Simon, le président du Nuisance Removal
Committee de la paroisse de Sevenoaks dénonça au ministre de l'Intérieur,
Sir George Grey, les faits suivants :
« Dans cette paroisse, la petite vérole était encore,
il y a un an, à peu près inconnue. Un peu avant cette époque, on commença à
percer une voie ferrée de Lewisham à Tunbridge. Outre que le gros de l'ouvrage
s'exécuta dans le voisinage immédiat de cette ville, on y installa aussi le
dépôt central de toute la construction. Comme le grand nombre des individus
ainsi occupés ne permettait pas de les loger tous dans des cottages
l'entrepreneur, M. Jay, afin de mettre ses ouvriers à l'abri, fit construire
sur différents points, le long de la voie, des baraques dépourvues de
ventilation et d'égouts, et de plus nécessairement encombrées, car chaque
locataire était obligé d'en recevoir d'autres chez lui, si nombreuse que fût sa
propre famille et bien que chaque hutte n'eût que deux chambres. D'après le
rapport médical qu'on nous adresse, il résulta de tout ceci que ces pauvres
gens, pour échapper aux exhalaisons pestilentielles des eaux croupissantes et
des latrines situées sous leurs fenêtres, avaient à subir pendant la nuit tous
les tourments de la suffocation. Des plaintes furent enfin portées devant notre
comité par un médecin qui avait eu l'occasion de visiter ces taudis. Il
s'exprima en termes amers sur l'état de ces soi-disant habitations, et donna à
entendre qu'il y avait à craindre les conséquences les plus funestes, si
quelques mesures de salubrité n'étaient pas prises sur-le-champ. Il y a un an
environ, M. Jay s'engagea à faire préparer une maison où les gens qu'il occupe
devaient passer aussitôt qu'ils seraient atteints de maladie contagieuse. Il a
renouvelé sa promesse vers la fin du mois de juillet dernier, mais il n'a rien
fait, bien que depuis lors on ait eu à constater plusieurs cas de petite vérole
dans les cabanes mêmes qu'il me décrivit comme étant dans des conditions
effroyables. Pour votre information (celle du ministre) je dois ajouter que
notre paroisse possède une maison isolée, dite la maison des pestiférés
(pesthouse), où les habitants atteints de maladies contagieuses reçoivent des
soins. Cette maison est depuis des mois encombrée de malades. Dans une même
famille, cinq enfants sont morts de la petite vérole et de la fièvre. Depuis le
1° avril jusqu'au 1° septembre de cette année, il n'y a pas eu moins de dix cas
de morts de la petite vérole, quatre dans les susdites cabanes, le foyer de la
contagion. On ne saurait indiquer le chiffre des cas de maladie, parce que les
familles qui en sont affligées font tout leur possible pour les cacher (971) ».
Les houilleurs et les autres ouvriers des mines
appartiennent aux catégories les mieux payées de la classe ouvrière anglaise. A
quel prix ils achètent leur salaire, on l'a vu précédemment (972). Mais ici nous ne considérons leur situation que
sous le rapport de l'habitation. En général, l'exploiteur de la mine, qu'il en
soit le propriétaire ou le locataire, fait construire un certain nombre de
cottages pour ses ouvriers. Ceux-ci reçoivent en outre du charbon gratis,
c'est-à-dire qu'une partie de leur salaire leur est payée en charbon et non en
argent. Les autres, qu'on ne peut loger de cette façon, obtiennent en
compensation quatre livres sterling par an.
Les districts des mines attirent rapidement une
grande population composée des ouvriers mineurs et des artisans, débitants,
etc., qui se groupent autour d'eux. Là, comme partout où la population est très
dense, la rente foncière est très élevée. L'entrepreneur cherche donc à établir
à l'ouverture des mines, sur l'emplacement le plus étroit possible, juste
autant de cottages qu'il en faut pour parquer les ouvriers et leurs familles.
Quand on ouvre, aux environs, des mines nouvelles, ou que l'on reprend
l'exploitation des anciennes, la presse devient naturellement extrême. Un seul
motif préside à la construction de ces cottages, « l'abstinence » du
capitaliste, son aversion pour toute dépense d'argent comptant qui n'est pas de
rigueur.
« Les habitations des mineurs et des centres ouvriers
que l'on voit dans les mines de Northumberland et de Durham, dit le docteur
Julian Hunter, sont peut-être en moyenne ce que l'Angleterre présente, sur une
grande échelle, de pire et de plus cher en ce genre, à l'exception cependant
des districts semblables dans le Monmouthshire. Le mal est là à son comble, à
cause du grand nombre d'hommes entassés dans une seule chambre, de
l'emplacement étroit où l'on a empilé un amas de maisons, du manque d'eau, de
l'absence de latrines et de la méthode fréquemment employée, qui consiste à
bâtir les maisons les unes sur les autres ou à les bâtir en flats (de
manière que les différents cottages forment des étages superposés
verticalement). L'entrepreneur traite toute la colonie comme si, au lieu de
résider, elle ne faisait que camper (973).
» « En vertu de mes instructions, dit le docteur Stevens, j'ai visité la
plupart des villages miniers de l'union Durham... On peut dire de tous, à peu
d'exceptions près, que tous les moyens de protéger la santé des habitants y
sont négligés... Les ouvriers des mines sont liés (bound, expression qui
de même que bondage date de l'époque du servage), sont liés pour douze
mois au fermier de la mine (le lessee) ou au propriétaire. Quand ils se
permettent de manifester leur mécontentement ou d'importuner d'une façon quelconque
l'inspecteur (viewer), celui-ci met à côté de leur nom une marque ou une
note sur son livre, et à la fin de l'année leur engagement n'est pas
renouvelé... A mon avis, de toutes les applications du système du troc
(payement du salaire en marchandises), il n'en est pas de plus horrible que
celle qui règne dans ces districts si peuplés. Le travailleur y est forcé
d'accepter, comme partie de son salaire, un logis entouré d'exhalaisons
pestilentielles. Il ne peut pas faire ses propres affaires comme il l'entend;
il est à l'état de serf sous tous les rapports (he is to all intents and
purposes a serf). Il n'est pas certain, paraît-il, qu'il puisse en cas de
besoin s'adresser à personne autre que son propriétaire : or celui-ci consulte
avant tout sa balance de compte, et le résultat est à peu près infaillible. Le
travailleur reçoit du propriétaire son approvisionnement d'eau. Bonne ou
mauvaise, fournie ou suspendue, il faut qu'il la paie, ou, pour mieux dire,
qu'il subisse une déduction sur son salaire (974). »
En cas de conflits avec « l'opinion publique » ou
même avec la police sanitaire, le capital ne se gêne nullement de « justifier »
les conditions, les unes dangereuses et les autres dégradantes, auxquelles il
astreint l'ouvrier, faisant valoir que tout cela est indispensable pour enfler
la recette. C'est ainsi que nous l'avons vu « s'abstenir » de toute mesure de
protection contre les dangers des machines dans les fabriques, de tout appareil
de ventilation et de sûreté dans les mines, etc. Il en est de même à l'égard du
logement des mineurs. « Afin d'excuser », dit le docteur Simon, le délégué
médical du Conseil privé, dans son rapport officiel, « afin d'excuser la
pitoyable organisation des logements, on allègue que les mines sont
ordinairement exploitées à bail, et que la durée du contrat (vingt et un ans en
général dans les houillères) est trop courte, pour que le fermier juge qu'il
vaille la peine de ménager des habitations convenables pour la population
ouvrière et les diverses professions que l'entreprise attire. Et lors même,
dit-on, que l'entrepreneur aurait l'intention d'agir libéralement en ce sens,
sa bonne volonté échouerait devant les prétentions du propriétaire foncier.
Celui-ci, à ce qu'il paraît, viendrait aussitôt exiger un surcroît de rente
exorbitant, pour le privilège de construire à la surface du sol qui lui
appartient un village décent et confortable, servant d'abri aux travailleurs
qui font valoir sa propriété souterraine. On ajoute que ce prix prohibitoire,
là où il n'y a pas prohibition directe, rebute aussi les spéculateurs en
bâtiments... Je ne veux ni examiner la valeur de cette justification ni
rechercher sur qui tomberait en définitive le surcroît de dépense, sur le
propriétaire foncier, le fermier des mines, les travailleurs ou le public...
Mais, en présence des faits outrageux révélés par les rapports ci-joints (ceux
des docteurs Hunter, Stevens, etc.), il faut nécessairement trouver un
remède... C'est ainsi que des titres de propriété servent à commettre une
grande injustice publique. En sa qualité de possesseur de mines, le
propriétaire foncier engage une colonie industrielle à venir travailler sur ses
domaines; puis, en sa qualité de propriétaire de la surface du sol, il enlève
aux travailleurs qu'il a réunis toute possibilité de pourvoir à leur besoin
d'habitation. Le fermier des mines (l'exploiteur capitaliste) n'a aucun intérêt
pécuniaire à s'opposer à ce marché ambigu. S'il sait fort bien apprécier
l'outrecuidance de telles prétentions, il sait aussi que les conséquences n'en
retombent pas sur lui, mais sur les travailleurs, que ces derniers sont trop
peu instruits pour connaître leurs droits à la santé, et enfin que les
habitations les plus ignobles, l'eau à boire la plus corrompue, ne fourniront
jamais prétexte à une grèves (975).
»
d)
Effet des crises sur la partie la mieux payée de la classe ouvrière.
Avant de passer aux ouvriers agricoles, il convient
de montrer, par un exemple, comment les crises affectent même la partie la
mieux payée de la classe ouvrière, son aristocratie.
On sait qu'en 1857 il éclata une de ces crises
générales auxquelles le cycle industriel aboutit périodiquement. Son terme
suivant échut en 1866. Cette fois la crise revêtit un caractère essentiellement
financier, ayant déjà été escomptée en partie dans les districts
manufacturiers, à l'occasion de la disette de coton qui rejeta une masse de
capitaux de leur sphère de placement ordinaire sur les grands centres du marché
monétaire. Son début fut signalé à Londres, en mai 1866, par la faillite d'une
banque gigantesque, suivie de l'écroulement général d'une foule innombrable de
sociétés financières véreuses. Une des branches de la grande industrie,
particulièrement atteinte à Londres par la catastrophe, fut celle des
constructeurs de navires cuirassés. Les gros bonnets de la partie avaient non
seulement poussé la production à outrance pendant la période de haute
prospérité, mais ils s'étaient aussi engagés à des livraisons énormes, dans
l'espoir que la source du crédit ne tarirait pas de si tôt. Une réaction
terrible eut lieu, réaction que subissent, à cette heure encore, fin mars 1867,
de nombreuses industries (976).
Quant à la situation des travailleurs, on peut en juger par le passage suivant,
emprunté au rapport très circonstancié d'un correspondant du Morning Star qui,
au commencement de janvier 1867, visita les principales localités en
souffrance.
« A l'est de Londres, dans les districts de Poplar,
Milwall, Greenwich, Deptford, Limehouse et Canning Town, quinze mille
travailleurs au moins, parmi lesquels plus de trois mille ouvriers de métier,
se trouvent avec leurs familles littéralement aux abois. Un chômage de six à
huit mois a épuisé leurs fonds de réserve... C'est à grand-peine que j'ai pu
m'avancer jusqu'à la porte du Workhouse de Poplar qu'assiégeait une foule
affamée. Elle attendait des bons de pain, mais l'heure de la distribution
n'était pas encore arrivée. La cour forme un grand carré avec un auvent qui
court tout autour de ses murs. Les pavés du milieu étaient couverts d'épais
monceaux de neige, mais l'on y distinguait certains petits espaces entourés
d'un treillage d'osier, comme des parcs à moutons, où les hommes travaillent quand
le temps le permet. Le jour de ma visite, ces parcs étaient tellement encombrés
de neige, que personne ne pouvait s'y asseoir. Les hommes étaient occupés, sous
le couvert de la saillie du toit à macadamiser des pavés. Chacun d'eux avait
pour siège un pavé épais et frappait avec un lourd marteau sur le granit,
recouvert de givre, jusqu'à ce qu'il en eût concassé cinq boisseaux. Sa journée
était alors terminée, il recevait trois pence (30 centimes) et un bon de pain.
Dans une partie de la cour se trouvait une petite cabane sordide et délabrée.
En ouvrant la porte, nous la trouvâmes remplie d'hommes pressés les uns contre
les autres, épaule contre épaule, pour se réchauffer. Ils effilaient des câbles
de navire et luttaient à qui travaillerait le plus longtemps avec le minimum de
nourriture, mettant leur point d'honneur dans la persévérance. Ce seul
Workhouse fournit des secours à sept mille personnes, et beaucoup parmi ces
ouvriers, il y a six ou huit mois, gagnaient les plus hauts salaires du pays.
Leur nombre eût été double, si ce n'était que certains travailleurs, leur
réserve d'argent une fois épuisée, refusent néanmoins tout secours de la
paroisse, aussi longtemps qu'ils ont quelque chose à mettre en gage... En
quittant le Workhouse, je fis une promenade dans les rues, entre les rangées de
maisons à un étage, si nombreuses à Poplar. Mon guide était membre du Comité
pour les ouvriers sans travail. La première maison où nous entrâmes était celle
d'un ouvrier en fer, en chômage depuis vingt-sept semaines. Je le trouvai assis
dans une chambre de derrière avec toute sa famille. La chambre n'était pas tout
à fait dégarnie de meubles et il y avait un peu de feu; c'était de toute
nécessité, par une journée de froid terrible, afin d'empêcher les pieds nus des
jeunes enfants de se geler. Il y avait devant le feu, sur un plat, une certaine
quantité d'étoupe que les femmes et les enfants devaient effiler en échange du
pain fourni par le Workhouse. L'homme travaillait dans une des cours décrites
ci-dessus, pour un bon de pain et trois pence par jour. Il venait d'arriver
chez lui, afin d'y prendre son repas du midi, très affamé, comme il nous le dit
avec un sourire amer, et ce repas consistait en quelques tranches de pain avec
du saindoux et une tasse de thé sans lait. La seconde porte à laquelle nous
frappâmes fut ouverte par une femme entre deux âges, qui, sans souffler mot,
nous conduisit dans une petite chambre sur le derrière, où se trouvait toute sa
famille, silencieuse et les yeux fixés sur un feu près de s'éteindre. Il y
avait autour de ces gens et de leur petite chambre un air de solitude et de
désespoir à me faire souhaiter de ne jamais revoir pareille scène... « Ils
n'ont rien gagné, Monsieur », dit la femme en montrant ses jeunes garçons, «
rien depuis vingt-six semaines, et tout notre argent est parti, tout l'argent
que le père et moi nous avions mis de côté dans des temps meilleurs, avec le
vain espoir de nous assurer une réserve pour les jours mauvais. Voyez ! »
s'écria-t-elle d'un accent presque sauvage, et en même temps elle nous montrait
un livret de banque où étaient indiquées régulièrement toutes les sommes
successivement versées, puis retirées, si bien que nous pûmes constater comment
le petit pécule, après avoir commencé par un dépôt de cinq shillings, puis
avoir grossi peu à peu jusqu'à vingt livres sterling, s'était fondu ensuite de
livres en shillings et de shillings en pence, jusqu'à ce que le livret fût
réduit à n'avoir pas plus de valeur qu'un morceau de papier blanc. Cette
famille recevait chaque jour un maigre repas du Workhouse... Nous visitâmes
enfin la femme d'un Irlandais qui avait travaillé au chantier de construction
maritime. Nous la trouvâmes malade d'inanition, étendue tout habillée sur un
matelas et à peine couverte d'un lambeau de tapis, car toute la literie était
au mont-de-piété. Ses malheureux enfants la soignaient et paraissaient avoir
bien besoin, à leur tour, des soins maternels. Dix-neuf semaines d'oisiveté
forcée l'avaient réduite à cet état, et pendant qu'elle nous racontait l'histoire
du passé désastreux, elle sanglotait comme si elle eût perdu tout espoir d'un
avenir meilleur. A notre sortie de cette maison, un jeune homme courut vers
nous et nous pria d'entrer dans son logis pour voir si l'on ne pourrait rien
faire en sa faveur. Une jeune femme, deux jolis enfants, un paquet de
reconnaissances du mont-de-piété et une chambre entièrement nue, voilà tout ce
qu'il avait à nous montrer (977).
»
e)
Le prolétariat agricole anglais.
Le caractère antagonique de l'accumulation
capitaliste ne s'affirme nulle part plus brutalement que dans le mouvement
progressif de l'agriculture anglaise et le mouvement rétrograde des
cultivateurs anglais. Avant d'examiner leur situation actuelle, il nous faut
jeter un regard en arrière. L'agriculture moderne date en Angleterre du milieu
du siècle dernier, quoique les bouleversements survenus dans la constitution de
la propriété foncière, qui devaient servir de base au nouveau mode de
production, remontent à une époque beaucoup plus reculée.
Les renseignements fournis par Arthur Young, penseur
superficiel, mais observateur exact, prouvent incontestablement que l'ouvrier
agricole de 1771 était un bien piteux personnage comparé à son devancier de la
fin du XIV° siècle, « lequel pouvait vivre dans l'abondance et accumuler de la
richesse (978)
», pour ne pas parler du XV°
siècle, « l'âge d'or du travailleur anglais et à la ville et à la campagne ».
Nous n'avons pas besoin cependant de remonter si loin. On lit dans un écrit
remarquable publié en 1777 : « Le gros fermier s'est presque élevé au niveau du
gentleman, tandis que le pauvre ouvrier des champs est foulé aux pieds... Pour
juger de son malheureux état, il suffit de comparer sa position d'aujourd'hui
avec celle qu'il avait il y a quarante ans... Propriétaire foncier et fermier
se prêtent mutuellement main-forte pour opprimer le travailleur
(979). » Il y est ensuite prouvé en détail que de 1737 à
1777 dans les campagnes le salaire réel est tombé d'environ un quart ou
vingt-cinq pour cent. « La politique moderne, dit Richard Price, favorise les
classes supérieures du peuple; la conséquence sera que tôt ou tard
le royaume entier se composera de gentlemen et de mendiants, de
magnats et d'esclaves (980).
»
Néanmoins la condition du travailleur agricole
anglais de 1770 à 1780, à l'égard du logement et de la nourriture aussi bien
que de la dignité et des divertissements, etc., reste un idéal qui n'a jamais
été atteint depuis. Son salaire moyen exprimé en pintes de froment
se montait de 1770 à 1771 à quatre-vingt-dix; à l'époque d'Eden (1797), il
n'était plus que de soixante-cinq, et en 1808 que de soixante (981).
Nous avons indiqué la situation du travailleur
agricole à la fin de la guerre antijacobine (antijacobin war, tel est le
nom donné par William Cobbet à la guerre contre la Révolution française),
pendant laquelle seigneurs terriens, fermiers, fabricants, commerçants,
banquiers, loups-cerviers, fournisseurs, etc., s'étaient extraordinairement
enrichis. Le salaire nominal s'éleva, en conséquence soit de la dépréciation
des billets de banque, soit d'un enchérissement des subsistances les plus
nécessaires indépendant de cette dépréciation. Son mouvement réel peut être
constaté d'une manière fort simple, sans entrer dans des détails fastidieux. La
loi des pauvres et son administration étaient, en 1814, les mêmes qu'en 1795.
Or, nous avons vu comment cette loi s'exécutait dans les campagnes : c'était la
paroisse qui, sous forme d'aumône, parfaisait la différence entre le salaire
nominal du travail et la somme minima indispensable au travailleur pour
végéter. La proportion entre le salaire payé par le fermier et le supplément
ajouté par la paroisse nous montre deux choses, premièrement : de combien le
salaire était au-dessous de son minimum, secondement : à quel degré le
travailleur agricole était transformé en serf de sa paroisse. Prenons pour
exemple un comté qui représente la moyenne de cette proportion dans tous les
autres comtés. En 1795 le salaire hebdomadaire moyen était à Northampton de
sept shillings six pence, la dépense totale annuelle d'une famille de six
personnes de trente-six livres sterling douze shillings cinq pence, sa recette
totale de vingt-neuf livres sterling dix-huit shillings, le complément fourni
par la paroisse de six livres sterling quatorze shillings cinq pence. Dans le
même comté le salaire hebdomadaire était en 1814 de douze shillings deux pence,
la dépense totale annuelle d'une famille de cinq personnes de cinquante-quatre
livres sterling dix-huit shillings quatre pence; sa recette totale de
trente-six livres sterling deux shillings, le complément fourni par la paroisse
de dix-huit livres sterling six shillings quatre pence (982). En 1795 le complément n'atteignait pas le quart du
salaire, en 1814 il en dépassait la moitié. Il est clair que dans ces
circonstances le faible confort qu'Eden signale encore dans le cottage de
l'ouvrier agricole avait alors tout à fait disparu (983). De tous les animaux qu'entretient le fermier, le
travailleur, l'instrumentum vocale, restera désormais le plus mal nourri
et le plus mal traité.
Les choses continuèrent paisiblement en cet état
jusqu'à ce que « les émeutes de 1830 vinssent nous avertir (nous, les classes
gouvernantes), à la lueur des meules de blé incendiées, que la misère et un
sombre mécontentement, tout prêt à éclater, bouillonnaient aussi furieusement
sous la surface de l'Angleterre agricole que de l'Angleterre industrielle (984) ». Alors, dans la Chambre des
communes, Sadler baptisera les ouvriers des campagnes du nom « d'esclaves blancs
» (white slaves), et un évêque répétera le mot dans la Chambre haute. « Le
travailleur agricole du sud de l'Angleterre, dit l'économiste le plus
remarquable de cette période, E. G. Wakefield, n'est ni un esclave, ni un homme
libre: c'est un pauper (985).
»
A la veille de l'abrogation des lois sur les
céréales, la lutte des partis intéressés vint jeter un nouveau jour sur la
situation des ouvriers agricoles. D'une part les agitateurs abolitionnistes
faisaient appel aux sympathies populaires, en démontrant par des faits et des
chiffres que ces lois de protection n'avaient jamais protégé le producteur
réel. D'autre part la bourgeoisie industrielle écumait de rage quand les
aristocrates fonciers venaient dénoncer l'état des fabriques, que ces oisifs,
cœurs secs, corrompus jusqu'à la moelle, faisaient parade de leur profonde
sympathie pour les souffrances des ouvriers de fabrique, et réclamaient à hauts
cris l'intervention de la législature. Quand deux larrons se prennent aux
cheveux, dit un vieux proverbe anglais, l'honnête homme y gagne toujours. Et de
fait, la dispute bruyante, passionnée, des deux fractions de la classe
dominante, sur la question de savoir laquelle des deux exploitait le
travailleur avec le moins de vergogne, aida puissamment à révéler la vérité.
L'aristocratie terrienne avait pour général en chef
dans sa campagne philanthropique contre les fabricants le comte de Shaftesbury
(ci-devant Lord Ashley). Aussi fut-il le principal point de mire des
révélations que le Morning Chronicle publiait de 1844 à 1845. Cette
feuille, le plus important des organes libéraux d'alors, envoya dans les
districts ruraux des correspondants qui, loin de se contenter d'une description
et d'une statistique générales, désignèrent nominalement les familles ouvrières
visitées et leurs propriétaires. La liste suivante spécifie les salaires payés
dans trois villages, aux environs de Blandford, Wimbourne et Poole, villages
appartenant à M. G. Bankes et au comte de Shaftesbury. On remarquera que ce pontife
de la basse église (low church), ce chef des piétistes anglais empoche, tout
comme son compère Bankes, sous forme de loyer, une forte portion du maigre
salaire qu'il est censé octroyer à ses cultivateurs.
Premier village (986) |
||||||||||
a) Enfants |
b) Nombre des membres de la famille. |
c) Salaire des hommes par semaine |
d) Salaire des enfants par semaine |
e) Recette hebdo- madaire de toute la famille. |
f) Loyer de la semaine. |
g) Salaire total après déduc- tion du loyer. |
h) Salaire par semaine et par tête. |
|||
2 |
4 |
8 sh. |
8 sh. |
2 sh. |
6 sh. |
1 sh. 6 d. |
||||
3 |
5 |
8 sh. |
8 sh. |
1 sh. 6 d. |
6 sh. 6 d. |
1 sh. 3 ½ d. |
||||
3 |
4 |
8 sh. |
8 sh. |
1 sh. |
7 sh. |
1 sh. 9 d. |
||||
2 |
4 |
8 sh. |
8 sh. |
1 sh. |
7 sh. |
1 sh. 9 d. |
||||
6 |
8 |
7 sh. |
1 sh. 6 d. |
10 sh. 6 d. |
2 sh. |
8 sh. 6 d. |
1 sh. 0 ¾ d. |
|||
3 |
5 |
7 sh. |
1 sh. 2 d. |
10 sh. 2 d. |
1 sh. 4 d. |
6 sh. 10 d. |
1 sh. ½ d. |
|||
Deuxième village |
||||||||||
6 |
8 |
7 sh. |
1 sh. 6 d. |
10 sh. |
1 sh. 6 d. |
8 sh. 6 d. |
1 sh. 0 ¾ d. |
|||
6 |
8 |
7 sh. |
1 sh. 6 d. |
7 sh. |
1 sh. 3 ½ d. |
5 sh. 8 ½ d. |
1 sh. 8 ½ d. |
|||
8 |
10 |
7 sh. |
7 sh. |
1 sh. 3 ½ d. |
5 sh. 8 ½ d. |
1 sh. 7 d. |
||||
4 |
6 |
7 sh. |
7 sh. |
1 sh. 6 ½ d. |
5 sh. 5 ½ d. |
1 sh. 11 d. |
||||
3 |
5 |
7 sh. |
7 sh. |
1 sh. 6 ½ d. |
5 sh. 5 ½ d. |
1 sh. 1 d. |
||||
Troisième village |
||||||||||
4 |
6 |
7 sh. |
7 sh. |
1 sh. |
6 sh. |
1 sh. |
||||
3 |
5 |
7 sh. |
1 sh. 2 d. |
11 sh. 6 d. |
0 sh. 10 d. |
10 sh. 8 d. |
2 sh. 2 ½ d. |
|||
0 |
2 |
5 sh. |
1 sh. 6 d. |
5 sh. |
1 sh. |
4 sh. |
2 sh. |
|||
L'abrogation des lois sur les céréales donna à
l'agriculture anglaise une nouvelle et merveilleuse impulsion. Drainage tout à
fait en grand (987), nouvelles méthodes pour nourrir
le bétail dans les étables et pour cultiver les prairies artificielles, introduction
d'appareils mécaniques pour la fumure des terres, manipulation perfectionnée du
sol argileux, usage plus fréquent des engrais minéraux, emploi de la charrue à
vapeur et de toutes sortes de nouvelles machines-outils, etc., en général,
culture intensifiée, voilà ce qui caractérise cette époque. Le président de la
Société royale d'agriculture, M. Pusey, affirme que l'introduction des machines
a fait diminuer de près de moitié les frais (relatifs) d'exploitation. D'un
autre côté, le rendement positif du sol s'éleva rapidement. La condition
essentielle du nouveau système était un plus grand déboursé de capital,
entraînant nécessairement une concentration plus rapide des fermes
(988). En même temps, la superficie des terres mises en
culture augmenta, de 1846 à 1865, d'environ quatre cent soixante-quatre mille
cent dix-neuf acres, sans parler des grandes plaines des comtés de l'est, dont
les garennes et les maigres pâturages furent transformés en magnifiques champs
de blé. Nous savons déjà que le nombre total des personnes employées dans
l'agriculture diminua dans la même période. Le nombre des cultivateurs
proprement dits des deux sexes et de tout âge, tomba, de 1851 à 1861, de un
million deux cent quarante et un mille deux cent soixante-neuf à un million
cent soixante-trois mille deux cent vingt-sept (989). Si donc le Registrar général fait très justement
remarquer que « l'accroissement du nombre des fermiers et des ouvriers de
campagne depuis 1801 n'est pas le moins du monde en rapport avec
l'accroissement du produit agricole (990)
», cette disproportion se constate encore bien davantage dans la période de
1846 à 1866. Là, en effet, la dépopulation des campagnes a suivi pas à pas
l'extension et l'intensification de la culture, l'accumulation inouïe du
capital incorporé au sol et de celui consacré à son exploitation,
l'augmentation des produits, sans précédent dans l'histoire de l'agronomie
anglaise, l'accroissement des rentes dévolues aux propriétaires fonciers et
celui des profits réalisés par les fermiers capitalistes. Si l'on songe que
tout cela coïncidait avec le développement rapide et continu des débouchés
urbains et le règne du libre-échange, le travailleur agricole, post tot
discrimina rerum, se trouva évidemment placé dans des conditions qui
devaient enfin, secundum artem, selon la formule, le rendre fou de
bonheur.
Le professeur Rogers trouve, en définitive, que,
comparé à son prédécesseur de la période de 1770 à 1780, pour ne rien dire de
celle qui commence au dernier tiers du XIV° siècle et se termine au dernier
tiers du XVV°, le travailleur agricole anglais d'aujourd'hui est dans un état
pitoyable, « qu'il est redevenu serf », à vrai dire, serf mal nourri et mal logé (991). D'après le rapport du docteur
Julien Hunter sur les conditions d'habitation des ouvriers ruraux, rapport qui
a fait époque, « les frais d'entretien du hind (nom donné au paysan aux temps
féodaux) ne sont point calculés sur le profit qu'il s'agit de tirer de lui.
Dans les supputations du fermier il représente le zéro (992). Ses moyens de subsistance sont toujours traités
comme une quantité fixe (993)
». « Quant à une réduction ultérieure du peu qu'il reçoit, il peut dire : nihil
habeo, nihil curo, « rien n'ai, rien ne me chaut ». Il n'a aucune
appréhension de l'avenir, parce qu'il ne dispose de rien en dehors de ce qui
est absolument indispensable à son existence. Il a atteint le point de
congélation qui sert de base aux calculs du fermier. Advienne que pourra, heur
ou malheur, il n'y a point part (994).
»
Une enquête officielle eut lieu, en 1863, sur
l'alimentation et le travail des condamnés soit à la transportation, soit au
travail forcé. Les résultats en sont consignés dans deux livres bleus
volumineux. « Une comparaison faite avec soin », y est-il dit entre autres, «
entre l'ordinaire des criminels dans les prisons d'Angleterre d'une part, et
celui des pauvres dans les Workhouses et des travailleurs agricoles libres du
même pays d'autre part, prouve jusqu'à l'évidence que les premiers sont
beaucoup mieux nourris qu'aucune des deux autres catégories (995), tandis que « la masse du travail exigée d'un
condamné au travail forcé ne s'élève guère qu'à la moitié de celle qu'exécute
le travailleur agricole ordinaire (996).
» Citons à l'appui quelques détails caractéristiques, extraits de la déposition
d'un témoin : Déposition de John Smith, directeur de la prison
d'Edimbourg. Nr, 5056 : « L'ordinaire des prisons anglaises est bien meilleur
que celui de la généralité des ouvriers agricoles. » Nr. 5075 : « C'est un fait
certain qu'en Ecosse les travailleurs agricoles ne mangent presque jamais de
viande. » Nr. 3047 : « Connaissez-vous une raison quelconque qui explique la
nécessité de nourrir les criminels beaucoup mieux (much better) que l'ouvrier
de campagne ordinaire ? - Assurément non. » Nr. 3048 : « Pensez-vous qu'il
convienne de faire de plus amples expériences, pour rapprocher le régime
alimentaire des condamnés au travail forcé de celle du travailleur libre (997) ? » Ce qui veut dire : « L'ouvrier
agricole pourrait tenir ce propos : Je travaille beaucoup et je n'ai pas assez
à manger. Lorsque j'étais en prison, je travaillais moins et je mangeais tout
mon soûl : il vaut donc mieux rester en prison qu'en liberté (998). » Des tables annexes au premier volume du rapport
nous avons tiré le tableau comparatif qui suit :
Somme de nourriture hebdomadaire |
||||
Eléments Azotés
Onces |
Eléments non azotés
Onces |
Eléments minéraux
Onces |
Somme Totale
Onces |
|
Criminels de la prison de Portland |
28,95 |
150,06 |
4,68 |
183,69 |
Matelots de la marine royale |
29,63 |
152,91 |
4,52 |
187,06 |
Soldats |
25,55 |
114,49 |
3,94 |
143,98 |
Ouvrier carrossier |
21,24 |
100,83 |
3,12 |
125,19 |
Travailleur agricole |
17,73 |
118,06 |
3,29 |
139,08 |
Le lecteur connaît déjà les conclusions de la
Commission médicale d'enquête sur l'alimentation des classes mal nourries du
peuple anglais. Il se souvient que, chez beaucoup de
familles agricoles, l'ordinaire s'élève rarement à la ration indispensable «
pour prévenir les maladies d'inanition ». Ceci s'applique surtout aux districts
purement agricoles de Cornwall, Devon, Somerset, Dorset, Wilts, Stafford,
Oxford, Berks et Herts. « La nourriture du cultivateur, dit le docteur Simon,
dépasse la moyenne que nous avons indiquée, parce qu'il consomme une part
supérieure à celle du reste de sa famille, et sans laquelle il serait incapable
de travailler; il se réserve presque toute la viande ou le lard dans les
districts les plus pauvres. La quantité de nourriture qui échoit à la femme et
aux enfants dans l'âge de la croissance est, en beaucoup de cas, et à vrai dire
dans presque tous les comtés, insuffisante et surtout pauvre en azote (999). Les valets et les servantes, qui
habitent chez les fermiers eux-mêmes. sont, au contraire, plantureusement nourris,
mais leur nombre va diminuant. De deux cent quatre-vingt-huit mille deux cent
soixante-dix-sept qu'il comptait en 1851 il était descendu à deux cent quatre
mille neuf cent soixante-deux en 1861.
« Le travail des femmes en plein champ, dit le docteur
Smith, quels qu'en soient les inconvénients inévitables, est, dans les
circonstances présentes, d*un gram avantage pour la famille, parce qu'il lui
procure les moyens de se chausser, de se vêtir, de payer son loyer et de se
mieux nourrir (1000). »
Le fait le plus curieux que l'enquête ait relevé,
c'est que parmi les travailleurs agricoles du Royaume-Uni celui de l’Angleterre
est de beaucoup le plus mal nourri (considerably the worst fed). Voici
l'analyse comparée de leurs régimes alimentaires :
Consommation hebdomadaire de carbone et d’azote |
||
Azote
grains |
Carbone
grains |
|
Angleterre |
40 673 |
1 594 |
Galles |
48 354 |
2 031 |
Ecosse |
48 980 |
2 348 |
Irlande |
43 336 |
2 439 (1001) |
« Chaque page du rapport du docteur Hunter », dit le
docteur Simon dans son rapport officiel sur la santé, « atteste l'insuffisance
numérique et l'état misérable des habitations de nos travailleurs agricoles. Et
depuis nombre d'années leur situation à cet égard n'a fait qu'empirer. Il leur
est maintenant bien plus difficile de trouver à se loger, et les logements
qu'ils trouvent sont bien moins adaptés à leurs besoins, que ce n'était le cas
depuis peut-être des siècles. Dans les vingt ou trente dernières années
particulièrement, le mal a fait de grands progrès, et les conditions de
domicile du paysan sont aujourd'hui lamentables au plus haut degré. Sauf les
cas où ceux que son travail enrichit jugent que cela vaut bien la peine de le
traiter avec une certaine indulgence, mêlée de compassion, il est absolument
hors d'état de se tirer d'affaire. S'il parvient à trouver sur le sol qu'il
cultive un abri-logis décent ou un toit à cochons, avec ou sans un de ces
petits jardins qui allègent tant le poids de la pauvreté, cela ne dépend ni de
son inclination personnelle, ni même de son aptitude à payer le prix qu'on lui
demande, mais de la manière dont d'autres veulent bien exercer « leur droit »
d'user de leur propriété comme bon leur semble. Si grande que soit une ferme,
il n'existe pas de loi qui établisse qu'elle contiendra un certain nombre
d'habitations pour les ouvriers, et que même ces habitations seront décentes.
La loi ne réserve pas non plus à l'ouvrier le moindre droit sur ce soi, auquel
son travail est aussi nécessaire que la pluie et le soleil... Une circonstance
notoire fait encore fortement pencher la balance contre lui, c'est l'influence
de la loi des pauvres et de ses dispositions (1002) sur le domicile des pauvres et les charges qui
reviennent aux paroisses. Il en résulte que chaque paroisse a un intérêt
d'argent à limiter au minimum le nombre des ouvriers ruraux domiciliés chez
elle, car, malheureusement, au lieu de garantir à ceux-ci et à leurs familles
une indépendance assurée et permanente, le travail champêtre, si rude qu'il
soit, les conduit, en général, par des acheminements plus ou moins rapides, au
paupérisme; paupérisme toujours si imminent, que la moindre maladie ou le
moindre manque passager d'occupation nécessite un appel immédiat à l'assistance
paroissiale. La résidence d'une population d'agriculteurs dans une paroisse y
fait donc évidemment augmenter la taxe des pauvres... Il suffit aux grands
propriétaires fonciers (1003) de décider qu'aucune habitation de travailleurs ne pourra être établie
sur leurs domaines, pour qu'ils soient sur-le-champ affranchis de la moitié de
leur responsabilité envers les pauvres. Jusqu'à quel point la loi et la
constitution anglaises ont-elles eu pour but d'établir ce genre de propriété
absolue, qui autorise le seigneur du sol à traiter les cultivateurs du sol
comme des étrangers et à les chasser de son territoire, sous prétexte « de
disposer de son bien comme il l'entend » ? c'est là une question que je n'ai
pas à discuter... Cette puissance d'éviction n'est pas de la théorie pure; elle
se réalise pratiquement sur la plus grande échelle; elle est une des
circonstances qui dominent les conditions de logement du travailleur
agricole... » Le dernier recensement permet de juger de l'étendue du mal; il
démontre que dans les dix dernières années la destruction des maisons, malgré
la demande toujours croissante d'habitations, a progressé en huit cent vingt et
un districts de l'Angleterre.
En comparant l'année 1861 à l'année 1851, on trouvera
qu'à part les individus forcés de résider en dehors des paroisses où ils
travaillent, une population plus grande de cinq un tiers pour cent a été
resserrée dans un espace plus petit de quatre et demi pour cent... « Dès que le
progrès de la dépopulation a atteint le but », dit le docteur Hunter, « on
obtient pour résultat un show-village (un village de parade), où les
cottages sont réduits à un chiffre faible et où personne n'a le privilège de
résider, hormis les bergers, les jardiniers, les gardes-chasses et autres gens
de domesticité ordinairement bien traités par leurs bienveillants seigneurs (1004). Mais le sol a besoin d'être
cultivé, et ses cultivateurs, loin de résider sur les domaines du propriétaire
foncier, viennent d'un village ouvert, distant peut-être de trois
milles, où ils ont été accueillis après la destruction de leurs cottages. Là où
cette destruction se prépare, l'aspect misérable des cottages ne laisse pas de
doute sur le destin auquel ils sont condamnés. On les trouve à tous les degrés
naturels de délabrement. Tant que le bâtiment tient debout, le travailleur est
admis à en payer le loyer et il est souvent bien content de ce privilège, même
lorsqu'il lui faut y mettre le prix d'une bonne demeure. Jamais de réparations
d'aucune sorte, à part celles que peut faire le pauvre locataire. La bicoque
devient-elle à la fin tout à fait inhabitable, ce n'est qu'un cottage détruit
de plus, et autant de moins à payer à l'avenir pour la taxe des pauvres. Tandis
que les grands propriétaires s'affranchissent ainsi de la taxe en dépeuplant
les terres qui leur appartiennent, les travailleurs, chassés par eux, sont
accueillis par la localité ouverte ou la petite ville la plus proche; la plus
proche, ai-je dit, mais ce « plus proche » peut signifier une distance de trois
ou quatre milles de la ferme où le travailleur va peiner tous les jours. Outre
la besogne qu'il fait journellement pour gagner son pain quotidien, il lui faut
encore parcourir l'espace de six à huit milles, et cela n'est compté pour rien.
Tout travail agricole accompli par sa femme et ses enfants subit les mêmes
circonstances aggravantes. Et ce n'est pas là le seul mal que lui cause
l'éloignement de son domicile, de son champ de travail : des spéculateurs
achètent, dans les localités ouvertes, des lambeaux de terrain qu'ils couvrent
de tanières de toute espèce, élevées au meilleur marché possible, entassées les
unes sur les autres. Et c'est dans ces ignobles trous qui, même en pleine campagne,
partagent les pires inconvénients des plus mauvaises habitations urbaines, que
croupissent les ouvriers agricoles anglais (1005)... » D'autre part, il ne faut pas s'imaginer que
l'ouvrier qui demeure sur le terrain qu'il cultive y trouve le logement que
mérite sa vie laborieuse. Même sur les domaines princiers son cottage est
souvent des plus misérables. Combien de propriétaires qui estiment qu'une
étable est assez bonne pour des familles ouvrières, et qui ne dédaignent pas de
tirer de sa location le plus d'argent possible (1006). « Ou bien c'est une cabane en ruines avec une seule
chambre à coucher, sans foyer, sans latrines, sans fenêtres, sans autre conduit
d'eau que le fossé, sans jardin, et le travailleur est sans défense contre ces
iniquités. Nos lois de police sanitaire (les Nuisances Removal Acts) sont en
outre lettre morte. Leur exécution est confiée précisément aux propriétaires
qui louent des bouges de cette espèce... On ne doit pas se laisser éblouir par
quelques exceptions et perdre de vue la prédominance écrasante de ces faits qui
sont l'opprobre de la civilisation anglaise. L'état des choses doit être en
réalité épouvantable, puisque, malgré la monstruosité évidente des logements actuels,
des observateurs compétents sont tous arrivés au même résultat sur ce point,
savoir, que leur insuffisance numérique constitue un mai infiniment plus grave
encore. Depuis nombre d'années, non seulement les hommes qui font surtout cas
de la santé, mais tous ceux qui tiennent à la décence et à la moralité de la
vie, voyaient avec le chagrin le plus profond l'encombrement des habitations
des ouvriers agricoles. Les rapporteurs chargés d'étudier la propagation des
maladies épidémiques dans les districts ruraux n'ont jamais cessé, en phrases
si uniformes qu'elles semblent stéréotypées, de dénoncer cet encombrement comme
une des causes qui rendent vaine toute tentative faite pour arrêter la marche
d'une épidémie une fois qu'elle est déclarée. Et mille et mille fois on a eu la
preuve que, malgré l'influence favorable de la vie champêtre sur la santé,
l'agglomération qui active à un si haut degré la propagation des maladies
contagieuses ne contribue pas moins à faire naître les maladies ordinaires. Et
les hommes qui ont dénoncé cet état de choses n'ont pas passé sous silence un
mal plus grand. Alors même que leur tâche se bornait à examiner le côté
sanitaire, ils se sont vus presque forcés d'aborder aussi les autres côtés de
la question en démontrant par le fait que des adultes des deux sexes, mariés et
non mariés, se trouvent très souvent entassés pêle-mêle (huddled) dans des
chambres à coucher étroites. Ils ont fait naître la conviction que, dans de
semblables circonstances, tous les sentiments de pudeur et de décence sont
offensés de la façon la plus grossière, et que toute moralité est
nécessairement étouffée (1007)... On peut voir, par exemple, dans l'appendice de mon dernier rapport,
un cas mentionné par le docteur Ord, à propos de la fièvre qui avait ravagé
Wing, dans le Buckinghamshire. Un jeune homme y arriva de Wingrave avec la
fièvre. Les premiers jours de sa maladie il couche dans une même chambre avec
neuf autres individus. Quelques semaines après, cinq d'entre eux furent pris de
la même fièvre et un en mourut ! Vers la même époque, le docteur Harvey, de
l'hôpital Saint-Georges, à propos de sa visite à Wing pendant l'épidémie, me
cita des faits pareils : « Une jeune femme malade de la fièvre couchait la nuit
dans la même chambre que son père, sa mère, son enfant illégitime, deux jeunes
hommes, ses frères, et ses deux sœurs chacune avec un bâtard, en tout dix
personnes. Quelques semaines auparavant, treize enfants couchaient dans ce même
local (1008). »
Le docteur Hunter visita cinq mille trois cent
soixante-quinze cottages de travailleurs ruraux, non seulement dans les
districts purement agricoles, mais dans toutes les parties de l'Angleterre. Sur
ce nombre deux mille cent quatre-vingt-quinze contenaient une seule chambre à
coucher (formant souvent toute l’habitation); deux mille neuf cent trente en
contenaient deux et deux cent cinquante plus de deux. Voici quelques
échantillons pris parmi une douzaine de ces comtés.
1) Bedfordshire.
Wrestlingiworth : Chambre à coucher d'environ douze pieds de
long sur dix de large, et il y en a beaucoup de plus petites. L'étroite cabane,
d'un seul étage, est souvent partagée, au moyen de planches, en deux chambres à
coucher, il y a quelquefois un lit dans une cuisine haute de cinq pieds six
pouces. Loyer : trois livres sterling par an. Il faut que les locataires
construisent eux-mêmes leurs lieux d'aisances, le propriétaire ne leur
fournissant que le trou. Dès que l'un d'eux a construit ses latrines, elles
servent à tout le voisinage. Une maison du nom de Richardson était une vraie
merveille. Ses murs de mortier ballonnaient comme une crinoline qui fait la
révérence. A une extrémité, le pignon était convexe, à l'autre concave. De ce
côté-là se dressait une malheureuse cheminée, espèce de tuyau recourbé, fait de
bois et de terre glaise, pareil à une trompe d'éléphant; pour l'empêcher de
tomber on l'avait appuyée à un fort bâton. Les portes et les fenêtres étaient
en losange. Sur dix-sept maisons visitées, quatre seulement avaient plus d'une
chambre à coucher et ces quatre étaient encombrées. Les cottages a une seule
chambre abritaient tantôt trois adultes et trois enfants, tantôt un couple
marié, avec six enfants, etc.
Dunton : Loyers très élevés, de quatre à cinq livres sterling par an. Salaire
des hommes : dix shillings par semaine. lis espèrent que le travail domestique
(tressage de la paille) leur permettra de payer cette somme. Plus le loyer est
élevé, plus il faut être en nombre pour pouvoir I'acquitter. Six adultes qui
occupent avec quatre enfants une chambre à coucher paient un loyer de trois
livres sterling dix shillings. La maison louée le meilleur marché, longue de
quinze pieds et large de dix à l'extérieur, se paie trois livres sterling. Une
seule des quatorze maisons visitées avait deux chambres à coucher. Un peu avant
le village se trouve une maison dont les murs extérieurs sont souillés
d'ordures par les habitants; la putréfaction a enlevé cinq pouces du bas de la
porte; une seule ouverture, ménagée ingénieusement le soir au moyen de quelques
tuiles poussées du dedans au-dehors, et couverte avec un lambeau de natte. Là,
sans meubles, étaient entassés trois adultes et cinq enfants. Dunton n'est pas
pire que le reste de la Biggleswude Union.
2) Berkshire.
Beenham : En juin 1864, un homme demeurait dans un cot (cottage à un seul
étage), avec sa femme et quatre enfants. Une de ses filles, atteinte de la
fièvre scarlatine et obligée de quitter son emploi, arrive chez lui. Elle
meurt. Un enfant tombe malade et meurt également. La mère et un autre enfant
étaient atteints du typhus, lorsque le docteur Hunter fut appelé. Le père et un
deuxième enfant couchaient au-dehors, mais, ce qui montre combien il est
difficile de localiser l'infection, le linge de cette famille avait été jeté
là, sur le marché encombré du misérable village, en attendant le blanchissage.
- Loyer de la maison de H. un shilling par semaine; dans l'unique chambre à
coucher, un couple et six enfants. Une autre maison, louée huit pence (par
semaine), quatorze pieds six pouces de long, sept pieds de large; cuisine six
pieds de haut; la chambre à coucher sans fenêtre, sans foyer, sans porte ni
ouverture, si ce n'est vers le couloir, pas de jardin. Un homme y demeurait, il
y a peu de temps, avec deux filles adultes et un fils adolescent; le père et le
fils couchaient dans le lit, les jeunes filles dans le couloir. A l'époque où
elles habitaient là, elles avaient chacune un enfant; seulement l'une d'elles
était allée faire ses couches au Workhouse et était revenue ensuite.
3) Buckinghamshire.
Trente cottages, sur mille acres de terrain,
contiennent de cent trente à cent quarante personnes environ. La paroisse de
Bradenham comprend une superficie de mille acres; elle avait, en 1851,
trente-six maisons et une population de quatre-vingt-quatre hommes et
cinquante-quatre femmes. En 1861, cette inégalité entre les sexes n'existait
plus, les personnes du sexe masculin étaient au nombre de quatre-vingt-dix-huit
et celles du sexe féminin de quatre-vingt-dix-sept, donnant une augmentation de
quatorze hommes et de trente-trois femmes en dix ans. Mais il y avait une
maison de moins.
Winslow : Une grande partie de ce village a été nouvellement bâtie
dans le grand style. Les maisons y paraissent être très recherchées, car de
misérables huttes sont louées un shilling et un shilling trois pence par
semaine.
Water Eaton : Ici les propriétaires, s'apercevant de
l'accroissement de la population, ont détruit environ vingt pour cent des
maisons existantes. Un pauvre ouvrier qui avait à faire près de quatre milles
pour se rendre à son travail, et auquel on demandait s'il ne pourrait pas
trouver un logement plus rapproché, répondit : « Non, c'est impossible, ils se
garderont bien de loger un homme avec autant de famille. »
Tinker's End, près de Winslow : Une chambre à coucher dans laquelle
se trouvaient quatre adultes et quatre enfants avait onze pieds de long, neuf
de large et six pieds cinq pouces de haut dans l'endroit le plus élevé. Une
autre, longue de onze pieds cinq pouces, large de neuf et haute de cinq pieds
dix pouces, abritait dix personnes. Chacune de ces familles avait moins de
place qu'il n'en est accordé à un galérien. Pas une seule maison n'avait plus
d'une chambre à coucher, pas une seule une porte de derrière; de l'eau très
rarement, le loyer de un shilling quatre pence à deux shillings par semaine.
Sur seize maisons visitées, il n'y avait qu'un seul homme qui gagnât, par
semaine, dix shillings. La quantité d'air pour chaque personne, dans les cas
ci-dessus, correspond à celle qui lui reviendrait, si on
l'enfermait la nuit dans une boîte de quatre pieds cubes. Il est vrai que les
anciennes masures laissent pénétrer l'air par différentes voies.
4) Cambridgeshire.
Gamblingay appartient à divers propriétaires. On ne trouverait
nulle part des cots plus misérables et plus délabrés. Grand tressage de paille.
Il y règne une langueur mortelle et une résignation absolue à vivre dans la
fange. L'abandon dans lequel se trouve le centre du village devient une torture
à ses extrémités nord et sud, où les maisons tombent morceau par morceau en
pourriture. Les propriétaires absentéistes saignent à blanc les malheureux
locataires; les loyers sont très élevés; huit à neuf personnes sont entassées
dans une seule chambre à coucher. Dans deux cas, six adultes chacun avec deux
ou trois enfants, dans une petite chambre.
5) Essex.
Dans ce comté, un grand nombre de paroisses voient
diminuer à la fois les cottages et les personnes. Dans vingt-deux paroisses,
cependant, la destruction des maisons n'a pas arrêté l'accroissement de la
population, ni produit, comme partout ailleurs, l'expulsion - qu'on appelle «
l'émigration vers les villes ». A Fingringhœ, une paroisse de trois mille
quatre cent quarante-trois acres, il y avait cent quarante-cinq maisons en
1851; il n'y en avait plus que cent dix en 1861, mais la population ne voulait
pas s'en aller et avait trouvé moyen de s'accroître dans ces conditions. En
1851 Ramsden Crays était habité par deux cent cinquante-deux individus répartis
dans soixante et une maisons, mais en 1861 le nombre des premiers était
de deux cent quatre-vingt-deux et celui des secondes de quarante-neuf. A
Basilden cent cinquante-sept individus occupaient, en 1851, mille huit cent vingt-sept
acres et trente-cinq maisons; dix ans après, il n'y avait plus que vingt-sept
maisons pour cent quatre-vingts individus. Dans les paroisses de Fingringhœ,
South Fambridge, Widford, Basilden et Ramsden Crays, habitaient, en 1851, sur
huit mille quatre cent quarante-neuf acres, mille trois cent quatre-vingt-douze
individus, dans trois cent seize maisons; en 1861, sur la même superficie, il
n'y avait plus que deux cent quarante-neuf maisons pour mille quatre cent
soixante-treize habitants.
6) Herefordshire.
Ce petit comté a plus souffert de « l'esprit
d'éviction » que n'importe quel autre en Angleterre. A Madby les cottages,
bondés de locataires, presque tous avec deux chambres à coucher, appartiennent pour
la plus grande partie aux fermiers. Ils les louent facilement trois ou quatre
livres sterling par an à des gens qu'ils paient, eux, neuf shillings la semaine
!
7) Huntingdnshire.
Hartford avait, en 1851, quatre-vingt-sept maisons; peu de
temps après, dix-neuf cottages furent abattus dans cette petite paroisse de
mille sept cent vingts acres. Chiffre de la population en 1831 : quatre cent
cinquante-deux, en 1852, huit cent trente-deux, et en 1861 : trois cent
quarante et un. Visité quatorze cots dont chacun avec une seule chambre à
coucher. Dans l'un un couple marié, trois fils et une fille adultes, quatre
enfants, dix en tout; dans une autre, trois adultes et six enfants. Une de ce
chambres, dans laquelle couchaient huit personnes, mesurait douze pieds dix
pouces de long sur douze pieds deux pouces de large et six pieds neuf pouces de
haut. En comptant les saillies, cela faisait cent trente pieds cubes par tête.
Dans les quatorze chambres, trente-quatre adultes et trente-trois enfants. Ces
cottages sont rarement pourvus de jardinets, mais nombre d'habitants peuvent
louer de petits lopins de terre, à dix ou douze shillings par rood (environ
dix-sept pieds). Ces lots sont éloignés des maisons, lesquelles n'ont point de
lieux d'aisances. Il faut donc que la famille se rende à son terrain pour y
déposer ses excréments, ou qu'elle en remplisse le tiroir d'une armoire. Car
cela se fait ici, sauf votre respect. Dès que le tiroir est plein, on l'enlève
pour le vider là où on en peut utiliser le contenu. Au Japon, les choses se
font plus proprement.
8) Lincolnshire.
Langtofft : Un homme habite ici dans la maison de Wright
avec sa femme, sa mère et cinq enfants. La maison se compose d'une cuisine,
d'une chambre à coucher au-dessus et d'un évier. Les deux premières pièces ont
douze pieds deux pouces de long, neuf pieds cinq pouces de large; la superficie
entière a vingt et un pieds trois pouces de longueur sur neuf pieds cinq pouces
de largeur. La chambre à coucher est une mansarde dont les murs se rejoignent
en pain de sucre vers le toit, avec une lucarne sur le devant. Pourquoi
demeure-t-il ici ? A cause du jardin ? il est imperceptible. A cause du bon
marché ? Le loyer est cher, un shilling trois pence par semaine. Est-il près de
son travail ? Non, à six milles de distance, en sorte qu'il fait chaque jour un
voyage de douze milles (aller et retour). Il demeure ici parce que ce cot était
à louer et qu'il voulait avoir un cot pour lui tout seul, n'importe où, à
quelque prix que ce fût et dans n'importe quelles conditions.
Voici la statistique de douze maisons de Langtofft
avec douze chambres à coucher, trente-huit adultes et trente-six enfants :
12 maisons à Langtofft |
||||||||||||
Maisons |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
Chambres à coucher |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
1 |
Adultes |
3 |
4 |
4 |
5 |
2 |
5 |
3 |
8 |
2 |
3 |
3 |
2 |
Enfants |
5 |
3 |
5 |
4 |
2 |
3 |
3 |
2 |
0 |
3 |
3 |
4 |
Nombre de personnes |
8 |
7 |
8 |
9 |
4 |
8 |
7 |
5 |
2 |
5 |
6 |
6 |
9) Kent.
Kennington était fâcheusement surchargé de population en 1859,
quand la diphtérie fit son apparition et que le chirurgien de la paroisse
organisa une enquête officielle sur la situation de la classe pauvre. Il trouva
que dans cette localité, où il y a toujours beaucoup de travail, nombre de cots
avaient été détruits sans être remplacés par de nouveaux. Dans un district se
trouvaient quatre maisons surnommées les cages (birdcages); chacune
d'elles avait quatre compartiments avec les dimensions suivantes, en pieds et
en pouces :
Cuisine |
9,5 x 8,11 x 6,6 |
Evier |
8,6 x 4,6 x 6,6 |
Chambre à coucher |
8,5 x 5,10 x 6,3 |
Chambre à coucher |
8,3 x 8,4 x 6,3 |
10) Northamptonshire.
Brenworth, Pickford et Floore : Dans ces villages une trentaine
d'hommes, sans travail l'hiver, battent le pavé. Les fermiers ne font pas
toujours suffisamment labourer les terres à blé ou à racines, et le
propriétaire a jugé bon de réduire toutes ses fermes à deux ou trois. De là manque
d'occupation. Tandis que d'un côté du fossé la terre semble appeler le travail,
de l'autre, les travailleurs frustrés jettent sur elle des regards d'envie.
Exténués de travail l'été et mourant presque de faim l'hiver, rien d'étonnant
s'ils disent dans leur patois que « the parson and gentlefolks seem frit to
death at them » (que « le curé et les nobles semblent s'être donné le mot pour
les faire mourir »).
A Floore on a trouvé, dans des chambres à coucher de
la plus petite dimension des couples avec quatre, cinq, six enfants, ou bien
trois adultes avec cinq enfants, ou bien encore un couple avec le grand-père et
six malades de la fièvre scarlatine, etc. Dans deux maisons de deux chambres,
deux familles de huit et neuf adultes chacune.
11) Wiltshire.
Stratton : Visité trente et une maisons, huit avec une
seule chambre à coucher; Pentill dans la même paroisse. Un cot, loué un
shilling trois pence par semaine à quatre adultes et quatre enfants, n'avait,
sauf les murailles, rien de bon, depuis le plancher carrelé de pierres
grossièrement taillées jusqu'à la toiture de paille pourrie.
12) Worcestershire.
La destruction des maisons n'a pas été aussi
considérable; cependant, de 1851 à 1861, le personnel s'est augmenté par maison
de quatre deux individus à quatre six.
Badsey : Ici beaucoup de cots et de jardins. Quelques fermiers
déclarent que les cots sont « a great nuisance here, because they bring the
poor » (« les cots font beaucoup de tort, parce que cela amène les pauvres »). «
Que l'on bâtisse cinq cents cots, dit un gentleman, et les pauvres ne s'en
trouveront pas mieux; en réalité, plus on en bâtit, et plus il en faut. » -
Pour ce Monsieur, les maisons engendrent les habitants, lesquels naturellement
pressent à leur tour sur « les moyens d'habitation ». - Mais ces pauvres,
remarque à ce propos le docteur Hunter, « doivent pourtant venir de quelque
part, et puisqu'il n'y a ni charité, ni rien qui les attire particulièrement à
Badsey, il faut qu'ils soient repoussés de quelque autre localité plus
défavorable encore, et qu'ils ne viennent s'établir ici que faute de mieux. Si
chacun pouvait avoir un cot et un petit morceau de terre tout près du lieu de
son travail, il l'aimerait assurément mieux qu'à Badsey, où la terre lui est louée
deux fois plus cher qu'aux fermiers. »
L'émigration continuelle vers les villes, la
formation constante d'une surpopulation relative dans les campagnes, par suite
de la concentration des fermes, de l'emploi des machines, de la conversion des
terres arables en pacages, etc., et l'éviction non interrompue de la population
agricole, résultant de la destruction des cottages, tous ces faits marchent de
front. Moins un district est peuplé, plus est considérable sa surpopulation
relative, la pression que celle-ci exerce sur les moyens d'occupation, et
l'excédent absolu de son chiffre sur celui des habitations; plus ce trop-plein
occasionne dans les villages un entassement pestilentiel. La condensation de
troupeaux d'hommes dans des villages et des bourgs correspond au vide qui
s'effectue violemment à la surface du pays. L'incessante mise en disponibilité
des ouvriers agricoles, malgré la diminution positive de leur nombre et
l'accroissement simultané de leurs produits, est la source de leur paupérisme :
ce paupérisme éventuel est lui-même un des motifs de leur éviction et la cause
principale de leur misère domiciliaire, qui brise leur dernière force de
résistance et fait d'eux de purs esclaves des propriétaires (1009) et des fermiers. C'est ainsi que l'abaissement du
salaire au minimum devient pour eux l'état normal. D'un autre côté, malgré
cette surpopulation relative, les campagnes restent en même
temps insuffisamment peuplées. Cela se fait sentir, non seulement d'une manière
locale sur les points où s'opère un rapide écoulement d'hommes vers les villes,
les mines, les chemins de fer, etc., mais encore généralement, en automne, au
printemps et en été, aux moments fréquents où l'agriculture anglaise si
soigneuse et si intensive, a besoin d'un supplément de bras. Il y a toujours
trop d'ouvriers pour les besoins moyens, toujours trop peu pour les besoins
exceptionnels et temporaires de l'agriculture (1010). Aussi les documents officiels fourmillent-ils de plaintes
contradictoires, faites par les mêmes localités, à propos du manque et de
l'excès de bras. Le manque de travail temporaire ou local n'a point pour
résultat de faire hausser le salaire, mais bien d'amener forcément les femmes
et les enfants à la culture du sol et de les faire exploiter à un âge de plus
en plus tendre. Dès que cette exploitation des femmes et des enfants s'exécute
sur une plus grande échelle, elle devient, à son tour, un nouveau moyen de
rendre superflu le travailleur mâle et de maintenir son salaire au plus bas.
L'est de l'Angleterre nous présente un joli résultat de ce cercle vicieux, le système
des bandes ambulantes (Gangsystem), sur lequel il nous faut revenir ici (1011).
Ce système règne presque exclusivement dans le
Lincolnshire, le Huntingdonshire, le Cambridgeshire, le Norfolkshire, le
Suffolkshire et le Nottinghamshire. On le trouve employé çà et là dans les
comtés voisins du Northampton, du Bedford et du Ruthland. Prenons pour exemple
le Lincolnshire. Une grande partie de la superficie de ce comté est de date
récente; la terre, jadis marécageuse, y a été, comme en plusieurs autres comtés
de l'Est, conquise sur la mer. Le drainage à la vapeur a fait merveille, et
aujourd'hui ces marais et ces sables portent l'or des belles moissons et des
belles rentes foncières. Il en est de même des terrains d'alluvion, gagnés par
la main de l'homme, comme ceux de l'île d'Axholme et des autres paroisses sur
la rive du Trent. A mesure que les nouvelles fermes se créaient, au lieu de
bâtir de nouveaux cottages, on démolissait les anciens et on faisait venir les
travailleurs de plusieurs milles de distance, des villages ouverts situés le
long des grandes routes qui serpentent au flanc des collines. C'est là que la
population trouva longtemps son seul refuge contre les longues inondations de
l'hiver. Dans les fermes de quatre cents à mille acres, les travailleurs à
demeure (on les appelle confined labourers) sont employés exclusivement
aux travaux agricoles permanents, pénibles et exécutés avec des chevaux. Sur
cent acres environ, c'est à peine si l'on trouve en moyenne un cottage. Un
fermier de marais, par exemple, s'exprime ainsi devant la Commission d'enquête
: « Ma ferme s'étend sur plus de trois cent vingt acres, tout en terre à blé.
Elle n'a point de cottage. A présent, je n'ai qu'un journalier à la maison.
J'ai quatre conducteurs de chevaux, logés dans le voisinage. L'ouvrage facile,
qui nécessite un grand nombre de bras, se fait au moyen de bandes (1012). » La terre exige certains travaux
de peu de difficulté, tels que le sarclage, le houage, l'épierrement, certaines
parties de la fumure, etc. On y emploie des gangs ou bandes
organisées qui demeurent dans les localités ouvertes.
Une bande se compose de dix à quarante ou cinquante
personnes, femmes, adolescents des deux sexes, bien que la plupart des garçons
en soient éliminés vers leur treizième année, enfin, enfants de six à treize
ans. Son chef, le Gangmaster, est un ouvrier de campagne ordinaire,
presque toujours ce qu'on appelle un mauvais sujet, vagabond, noceur, ivrogne,
mais entreprenant et doué de savoir-faire. C'est lui qui recrute la bande,
destinée à travailler sous ses ordres et non sous ceux du fermier. Comme il
prend l'ouvrage à la tâche, son revenu qui, en moyenne, ne dépasse guère celui
de l'ouvrier ordinaire (1013), dépend presque exclusivement de l'habileté avec laquelle il sait
tirer de sa troupe, dans le temps le plus court, le plus de travail possible.
Les fermiers savent, par expérience, que les femmes ne font tous leurs efforts
que sous le commandement des hommes, et que les jeunes filles et les enfants,
une fois en train, dépensent leurs forces, ainsi que l'a remarqué Fourier, avec
fougue, en prodigues, tandis que l'ouvrier mâle adulte cherche, en vrai
sournois, à économiser les siennes. Le chef de bande, faisant le tour des
fermes, est à même d'occuper ses gens pendant six ou huit mois de l'année. Il
est donc pour les familles ouvrières une meilleure pratique que le fermier
isolé, qui n'emploie les enfants que de temps à autre. Cette circonstance
établit si bien son influence, que dans beaucoup de localités ouvertes on ne
peut se procurer les enfants sans son intermédiaire. Il les loue aussi individuellement
aux fermiers, mais c'est un accident qui n'entre pas dans le « système des
bandes ».
Les vices de ce système sont l'excès de travail
imposé aux enfants et aux jeunes gens, les marches énormes qu'il leur faut
faire chaque jour pour se rendre à des fermes éloignées de cinq six et
quelquefois sept milles, et pour en revenir, enfin, la démoralisation de la
troupe ambulante. Bien que le chef de bande, qui porte en quelques endroits le
nom de « driver » (piqueur, conducteur), soit armé d'un long bâton, il
ne s'en sert néanmoins que rarement, et les plaintes de traitement brutal sont
l'exception. Comme le preneur de rats de la légende, c'est un charmeur, un
empereur démocratique. Il a besoin d'être populaire parmi ses sujets et se les
attache par les attraits d'une existence de bohème - vie nomade, absence de
toute gêne, gaillardise bruyante, libertinage grossier. Ordinairement la paye
se fait à l'auberge au milieu de libations copieuses. Puis, on se met en route
pour retourner chez soi. Titubant, s'appuyant de droite et de gauche sur le
bras robuste de quelque virago, le digne chef marche en tête de la colonne,
tandis qu'à la queue la jeune troupe folâtre et entonne des chansons moqueuses
ou obscènes. Ces voyages de retour sont le triomphe de la phanérogamie, comme
l'appelle Fourier. Il n'est pas rare que des filles de treize ou quatorze ans
deviennent grosses du fait de leurs compagnons du même âge. Les
villages ouverts, souches et réservoirs de ces bandes, deviennent des Sodomes
et des Gomorrhes (1014),
où le chiffre des naissances illégitimes atteint son maximum. Nous connaissons
déjà la moralité des femmes mariées qui ont passé par une telle école (1015). Leurs enfants sont autant de
recrues prédestinées de ces bandes, à moins pourtant que l'opium ne leur donne
auparavant le coup de grâce.
La bande dans la forme classique que nous venons de
décrire se nomme bande publique, commune ou ambulante (public, common or
tramping gang). Il y a aussi des bandes particulières (private gangs), composées
des mêmes éléments que les premières mais moins nombreuses, et fonctionnant
sous les ordres, non d'un chef de bande, mais de quelque vieux valet de ferme,
que son maitre ne saurait autrement employer. Là, plus de gaieté ni d'humeur
bohémienne, mais, au dire de tous les témoins, les enfants y sont moins payés
et plus maltraités.
Ce système qui, depuis ces dernières années, ne cesse
de s'étendre (1016), n'existe évidemment pas pour le
bon plaisir du chef de bande. Il existe parce qu'il enrichit les gros fermiers (1017) et les propriétaires
(1018). Quant au fermier, il n'est pas de méthode plus ingénieuse
pour maintenir son personnel de travailleurs bien au-dessous du niveau normal -
tout en laissant toujours à sa disposition un supplément de bras applicable à
chaque besogne extraordinaire - pour obtenir beaucoup de travail avec le moins
d'argent possible (1019),
et pour rendre « superflus » les adultes mâles. On ne s'étonnera plus, d'après
les explications données, que le chômage plus ou moins long et fréquent de
l'ouvrier agricole soit franchement avoué, et qu'en même temps « le système
des bandes » soit déclaré « nécessaire », sous prétexte que les travailleurs
mâles font défaut et qu'ils émigrent vers les villes (1020).
La terre du Lincolnshire nettoyée, ses cultivateurs
souillés, voilà le pôle positif et le pôle négatif de la production capitaliste (1021).
Avant de clore cette section, il nous faut passer
d'Angleterre en Irlande. Et d'abord constatons les faits qui nous servent de
point de départ.
La population de l'Irlande avait atteint en 1841 le
chiffre de huit millions deux cent vingt-deux mille six cent soixante-quatre
habitants; en 1861 elle était tombée à cinq millions sept cent
quatre-vingt-huit mille quatre cent quinze et en 1866 à cinq millions et demi,
c'est-à-dire à peu de chose près au même niveau qu'en 1800. La diminution
commença avec la famine de 1846, de telle sorte que l'Irlande, en moins de
vingt ans, perdit plus des cinq seizièmes de sa population (1022). La somme totale de ses émigrants, de mai 1851 à
juillet 1865, s'éleva à un million cinq cent quatre-vingt-onze mille quatre
cent quatre-vingt sept personnes, l'émigration des cinq dernières années, de
1861 à 1865, comprenant plus d'un demi-million. De 1851 à 1861, le chiffre des
maisons habitées diminua de cinquante-deux mille neuf cent quatre-vingt-dix.
Dans le même intervalle, le nombre des métairies de quinze à trente acres
s'accrut de soixante et un mille, et celui des métairies au-dessus de trente
acres de cent neuf mille, tandis que la somme totale de toutes les métairies
diminuait de cent vingt mille, diminution qui était donc due exclusivement à la
suppression, ou, en d'autres termes, à la concentration des fermes au-dessous
de quinze acres.
La décroissance de la population fut naturellement
accompagnée d'une diminution de la masse des produits. Il suffit pour notre
but d'examiner les cinq années de 1861 à 1866, pendant lesquelles le chiffre de
l'émigration monta à plus d'un demi-million, tandis que la diminution du
chiffre absolu de la population dépassa un tiers de million.
Passons maintenant à l'agriculture, qui fournit les
subsistances aux hommes et aux bestiaux. Dans la table suivante l'augmentation
et la diminution sont calculées pour chaque année particulière, par rapport à
l'année qui précède. Le titre « grains » comprend le froment, l'avoine, l'orge,
le seigle, les fèves et les lentilles; celui de « récoltes vertes » les pommes
de terre, les navets, les raves et les betteraves, les choux, les panais, les
vesces, etc.
TABLE A :Bestiaux |
||||||||||||
Années |
1860 |
1861 |
1862 |
1863 |
1864 |
1865 |
||||||
Chevaux |
||||||||||||
Nombre total |
619 811 |
614 232 |
602 894 |
579 978 |
562 158 |
547 867 |
||||||
Diminution |
5 993 |
11 338 |
22 916 |
17 820 |
14 291 |
|||||||
Bêtes à cornes |
||||||||||||
Nombre total |
3 306 374 |
3 471 688 |
3 254 890 |
3 144 231 |
3 262 294 |
3 493 414 |
||||||
Diminution |
138 316 |
216 798 |
110 695 |
|||||||||
Augmenta- tion |
118 063 |
231 120 |
||||||||||
Moutons |
||||||||||||
Nombre total |
3 542 080 |
3 556 050 |
3 456 132 |
3 308 204 |
3 366 941 |
3 688 742 |
||||||
Diminution |
99 918 |
147 982 |
||||||||||
Augmenta- tion |
58 737 |
321 801 |
||||||||||
Porcs |
||||||||||||
Nombre total |
1 271 072 |
1 102 042 |
1 154 324 |
1 067 458 |
1 058 480 |
1 299 893 |
||||||
Diminution |
169 030 |
86 866 |
8 978 |
|||||||||
Augmenta- tion |
52 282 |
241 413 |
||||||||||
La table ci-dessus donne pour résultat :
Chevaux |
Bêtes à cornes |
Moutons |
Porcs |
Diminution absolue |
Diminution absolue |
Augmentation absolue |
Augmentation absolue |
772 358 |
116 626 |
146 608 |
28 819 (1023) |
TABLE B : Augmentation ou diminution du nombre d'acres consacrés à la culture et aux prairies (ou pâturages). |
||||||
Années |
1861 |
1862 |
1863 |
1864 |
1865 |
1861-
1865 |
Grains |
||||||
Diminution (âcres) |
15 701 |
72 734 |
144 719 |
122 437 |
72 450 |
428 041 |
Récoltes vertes |
||||||
Diminution (âcres) |
36 974 |
74 785 |
19 358 |
2 317 |
107 984 |
|
Augmen-ation |
25241 |
|||||
Herbages et trèfle |
||||||
Diminution |
47 969 |
|||||
Augmen-tation |
6 623 |
7 724 |
47 486 |
68 970 |
32 834 |
|
Lin |
||||||
Diminution |
50 159 |
|||||
Augmen- tation |
1 9271 |
2 055 |
63 922 |
87 761 |
122 850 |
|
Terres servant à la culture et à l’élève du bétail |
||||||
Diminution (âcres) |
81 873 |
138 841 |
92 431 |
28 218 |
330 860 |
|
Augmen- tation |
10 493 |
En 1865, la catégorie des « herbages » s'enrichit de
cent vingt-sept mille quatre cent soixante-dix-huit acres, parce que la
superficie du sol désignée sous le nom de terre meuble ou de Bog (tourbière)
diminua de cent un mille cinq cent quarante-trois acres. Si l'on compare 1865
avec 1864, il y a une diminution de grains de deux cent quarante-six mille six
cent soixante-sept quarters (le « quarter » anglais 29 078 litres), dont
quarante-huit mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf de froment, cent
soixante-six mille six cent six d'avoine, vingt-neuf mille huit cent
quatre-vingt-douze d'orge, etc. La diminution des pommes de terre, malgré l'agrandissement
de la surface cultivée en 1865, a été de quatre cent quarante-six mille trois
cent quatre-vingt-dix-huit tonnes, etc (1024).
Après le mouvement de la population et de la
production agricole de l'Irlande, il faut bien examiner celui qui s'opère dans
la bourse de ses propriétaires, de ses gros fermiers et de ses capitalistes
industriels. Ce mouvement se reflète dans l'augmentation et la diminution de
l'impôt sur le revenu. Pour l'intelligence de la table D, remarquons que la
catégorie D (profits, non compris ceux des fermiers) embrasse aussi les profits
de gens dits, en anglais, de profession (professional), c'est-à-dire
les revenus des avocats, des médecins, etc., en un mot, des « capacités », et
que les catégories C et E, qui ne sont pas énumérées en détail, comprennent les
recettes d'employés, d'officiers, de de sinécuristes, de créanciers de l'Etat,
etc.
TABLE C : Augmentation ou diminution dans la superficie du sol cultivé, dans le produit
par acre et dans le produit total de 1865 comparé à 1864. |
|||||
Produits |
Terrain cultivé |
1855 |
|||
1864 |
1865 |
Augmentation |
Diminution |
||
Froment |
276 483 |
266 989 |
9 494 |
||
Avoine |
1 814 886 |
1 745 228 |
69 658 |
||
Orge |
172 700 |
177 102 |
4 402 |
||
Seigle |
8 894 |
10091 |
1 197 |
||
Pommes de terre |
1 039 724 |
1 066 260 |
26 256 |
||
Navets |
337 355 |
334 212 |
3 143 |
||
14 073 |
14 389 |
316 |
|||
Choux |
31 821 |
33 622 |
1 801 |
||
Lin |
31 693 |
251 433 |
50 260 |
||
Foin |
1 609 569 |
1 678 493 |
68 924 |
||
Produit par âcre |
1865 |
||||
1864 |
1865 |
Augmentation |
Diminution |
||
Froment (quintaux) |
13,3 |
13,0 |
0,3 |
||
Avoine (quintaux) |
12,1 |
12,0 |
0,2 |
||
Orge (quintaux) |
14,9 |
14,9 |
1,0 |
||
-(quintaux) |
16,4 |
14,8 |
1,6 |
||
Seigle (quintaux) |
8,5 |
10,4 |
1,9 |
||
Pommes de terre (tonnes) |
4,1 |
3,6 |
0,5 |
||
Navets (tonnes) |
10,3 |
9,9 |
0,4 |
||
- (tonnes) |
10,5 |
13,3 |
2,8 |
||
Choux (tonnes) |
9,3 |
10,4 |
1,1 |
||
Lin stones de 14 livres |
34,2 |
25,2 |
9,0 |
||
Foin (tonnes) |
1,6 |
1,8 |
0,2 |
||
Produit total |
1865 |
||||
1864 |
1865 |
Augmentation |
Diminution |
||
Froment (quintaux) |
875 782 |
826 783 |
48 909 |
||
Avoine (quintaux) |
7 826 332 |
7 659 727 |
166 605 |
||
Orge (quintaux) |
761 909 |
732 017 |
29 892 |
||
-(quintaux) |
15 160 |
13 989 |
1 171 |
||
Seigle (quintaux) |
12 680 |
18864 |
5 684 |
||
Pommes de terre (tonnes) |
4 312 388 |
3 865 990 |
446 398 |
||
Navets (tonnes) |
3 467 659 |
3 301 683 |
165976 |
||
- (tonnes) |
147 284 |
191 937 |
44 653 |
||
Choux (tonnes) |
297 375 |
350 252 |
52 877 |
||
Lin (stones) |
64 506 |
39 751 |
24 945 |
||
Foin (tonnes) |
2 607 153 |
3 068 707 |
461554 |
||
TABLE D : Revenus en livres sterling soumis à l'impôt. |
|||||||
1860 |
1861 |
1862 |
1863 |
1864 |
1865 |
||
Rubrique A. |
Rente foncière |
13 893 829 |
13 003 554 |
13 398 938 |
13 494 691 |
13 470 700 |
13 801 616 |
Rubrique B. |
Profits des fermiers |
2 765 387 |
2 773 644 |
2 937 899 |
2 938 823 |
2 930 874 |
2 946 072 |
Rubrique D. |
Profits Indus- -triels, etc |
4 891 652 |
4 836 203 |
3 858 800 |
4 846 497 |
4 546 147 |
4 850 199 |
Rubriques depuis A jusqu'à E |
22 962 885 |
22 998 394 |
23 597 574 |
23 236 298 |
23 236 298 |
23 930 |
Sous la catégorie D, l'augmentation du revenu, de
1853 à 1864, n'a été par an, en moyenne, que de zéro quatre-vingt-treize
tandis qu'elle était de quatre quarante-huit pour la même période dans la
Grande-Bretagne. La table suivante montre la distribution des profits (à
l'exception de ceux des fermiers) pour les années 1864 et 1865.
TABLE E : Rubrique D. Revenus de profits (au-dessus de 60 livres sterling) en Irlande. |
||||
₤ distribuées en 1864 |
₤ distribuées en 1865 |
|||
₤ |
Pers. |
₤ |
Pers. |
|
Recette totale annuelle de
....... |
4 368 610 |
17 467 |
4 669 979 |
18 081 |
Revenus annuels au-dessous de 100 ₤ et au-dessus de 60 |
238 626 |
5 015 |
222 575 |
4 703 |
De la recette totale annuelle |
1 979 066 |
11 321 |
2 028 471 |
12 184 |
Reste de la recette totale annuelle de |
2 150 818 |
1 131 |
2 418 933 |
1 194 |
Dont |
1 033 906 1 066 912 430 535 646 377 262 610 |
910 121 105 26 3 |
1 097 937 1320 996 584 458 736 448 274 528 |
1 044 186 122 28 |
L'Angleterre, pays de production capitaliste développée,
et pays industriel avant tout, serait morte d'une saignée de population telle
que l'a subie l'Irlande. Mais l'Irlande n'est plus aujourd'hui qu'un district
agricole de l'Angleterre, séparé d'elle par un large canal, et qui lui fournit
du blé, de la laine, du bétail, des recrues pour son industrie et son armée.
Le dépeuplement a enlevé à la culture beaucoup de
terres, a diminué considérablement le produit du sol et, malgré l'agrandissement
de la superficie consacrée à l'élève du bétail, a amené dans quelques-unes de
ses branches une décadence absolue, et dans d'autres un progrès à peine digne
d'être mentionné, car il est constamment interrompu par des reculs. Néanmoins,
au fur et à mesure de la décroissance de la population, les revenus du sol et
les profits des fermiers se sont élevés en progression continue, ces derniers
cependant avec moins de régularité. La raison en est facile à comprendre. D'une
part, en effet, l'absorption des petites fermes par les grandes et la
conversion de terres arables en pâturages permettaient de convertir en produit
net une plus grande partie du produit brut. Le produit net grandissait, quoique
le produit brut, dont il forme une fraction, diminuât. D'autre part, la valeur
numéraire de ce produit net s'élevait plus rapidement que sa masse, par suite
de la hausse que les prix de la viande, de la laine, etc., subissaient sur le
marché anglais durant les vingt et plus spécialement les dix dernières années.
Des moyens de production éparpillés, qui fournissent
aux producteurs eux-mêmes leur occupation et leur subsistance, sans que jamais
le travail d'autrui s'y incorpore et les valorise, ne sont pas plus capital que
le produit consommé par son propre producteur n'est marchandise. Si donc la
masse des moyens de production engagés dans l'agriculture diminuait en même
temps que la masse de la population, par contre, la masse du capital employé
augmentait, parce qu'une partie des moyens de production auparavant éparpillés
s'étaient convertis en capital.
Tout le capital de l'Irlande employé en dehors de
l'agriculture, dans l'industrie et le commerce, s'accumula pendant les vingt
dernières années lentement et au milieu de fluctuations incessantes. La
concentration de ses éléments individuels n'en fut que plus rapide. Enfin,
quelque faible qu'en ait été l'accroissement absolu, il paraît toujours assez
considérable en présence de la dépopulation progressive.
Là se déroule donc, sous nos yeux et sur une grande
échelle, un mouvement à souhait, plus beau que l'économie orthodoxe n'eût pu l'imaginer
pour justifier son fameux dogme que la misère provient de l'excès absolu de la
population et que l'équilibre se rétablit par le dépeuplement. Là nous passons
par une expérience bien autrement importante, au point de vue économique, que
celle dont le milieu du XIV° siècle fut témoin lors de la peste noire, tant
fêtée par les Malthusiens. Du reste, prétendre vouloir appliquer aux conditions
économiques du XIX° siècle, et à son mouvement de population correspondant, un
étalon emprunté au XIV° siècle, c'est une naïveté de pédant, et d'autre part,
citer cette peste, qui décima l'Europe, sans savoir qu'elle fut suivie d'effets
tout à fait opposés sur les deux côtés du détroit, c'est de l'érudition
d'écolier; en Angleterre elle contribua à l'enrichissement et
l'affranchissement des cultivateurs; en France à leur appauvrissement, à leur
asservissement plus complet (1027).
La famine de 1846 tua en Irlande plus d'un million
d'individus, mais ce n'était que des pauvres diables. Elle ne porta aucune
atteinte directe à la richesse du pays. L'exode qui s'ensuivit, lequel dure
depuis vingt années et grandit toujours, décima les hommes, mais non - comme
l'avait fait en Allemagne, par exemple, la guerre de Trente Ans, - leurs moyens
de production. Le génie irlandais inventa une méthode toute nouvelle pour
enlever un peuple malheureux à des milliers de lieues du théâtre de sa misère.
Tous les ans les émigrants transplantés en Amérique envoient quelque argent au
pays; ce sont les frais de voyage des parents et des amis. Chaque troupe qui
part entraîne le départ d'une autre troupe l'année suivante. Au lieu de coûter
à l'Irlande, l'émigration forme ainsi une des branches les plus lucratives de
son commerce d'exportation. Enfin, c'est un procédé systématique qui ne creuse
pas seulement un vide passager dans les rangs du peuple, mais lui enlève
annuellement plus d'hommes que n'en remplace la génération, de sorte que le
niveau absolu de la population baisse d'année en année (1028).
Et pour les travailleurs restés en Irlande et
délivrés de la surpopulation, quelles ont été les conséquences ? Voici : il y a
relativement la même surabondance de bras qu'avant 1846, le salaire réel est
aussi bas, le travail plus exténuant et la misère ,des campagnes conduit
derechef le pays à une nouvelle crise. La raison en est simple. La révolution
agricole a marché du même pas que l'émigration. L'excès relatif de population
s'est produit plus vite que sa diminution absolue. Tandis qu'avec l'élève du
bétail la culture des récoltes vertes, telles que légumes, etc., qui occupe
beaucoup de bras, s'accroît en Angleterre, elle décroît en Irlande. Là de
vastes champs autrefois cultivés sont laissés en friche ou transformés en
pâturages permanents, en même temps qu'une portion du sol naguère
stérile et inculte et des marais tourbeux servent à étendre l'élevage du
bétail. Du nombre total des fermiers, les petits et les moyens - je range dans
cette catégorie tous ceux qui ne cultivent pas au-delà de cent acres forment
encore les huit dixièmes (1029). Ils sont de plus en plus écrasés par la concurrence de l'exploitation
agricole capitaliste, et fournissent sans cesse de nouvelles recrues à la
classe des journaliers.
La seule grande industrie de l'Irlande, la
fabrication de la toile, n'emploie qu'un petit nombre d'hommes faits, et malgré
son expansion, depuis l'enchérissement du coton, n'occupe en général qu'une
partie proportionnellement peu importante de la population. Comme toute autre
grande industrie, elle subit des fluctuations fréquentes, des secousses
convulsives, donnant lieu à un excès relatif de population,
lors même que la masse humaine qu'elle absorbe va en croissant. D'autre part,
la misère de la population rurale est devenue la base sur laquelle s'élèvent de
gigantesques manufactures de chemises et autres, dont l'armée ouvrière est
éparse dans les campagnes. On y retrouve le système déjà décrit du travail à
domicile, système où l'insuffisance des salaires et l'excès de travail servent
de moyens méthodiques de fabriquer des « surnuméraires ». Enfin, quoique le
dépeuplement ne puisse avoir en Irlande les mêmes effets que dans un pays de
production capitaliste développée, il ne laisse pas de provoquer des
contrecoups sur le marché intérieur. Le vide que l'émigration y creuse non
seulement resserre la demande de travail local, mais la recette des épiciers,
détaillants, petits manufacturiers, gens de métier, etc., en un mot, de la
petite bourgeoisie, s'en ressent. De là cette diminution des revenus au-dessus
de soixante livres et au-dessous de cent, signalée dans la table E.
Un exposé lucide de l'état des salariés agricoles se
trouve dans les rapports publiés en 1870 par les inspecteurs de
l'administration de la loi des pauvres en Irlande (1030). Fonctionnaires d'un gouvernement qui ne se
maintient dans leur pays que grâce aux baïonnettes et à l'état de siège, tantôt
déclaré, tantôt dissimulé, ils ont à observer tous les ménagements de langage
dédaignés par leurs collègues anglais; mais, malgré cette retenue judicieuse,
ils ne permettent pas à leurs maîtres de se bercer d'illusions.
D'après eux, le taux des salaires agricoles, toujours
très bas, s'est néanmoins, pendant les vingt dernières années, élevé de
cinquante à soixante pour cent, et la moyenne hebdomadaire en est maintenant de
six à neuf shillings.
Toutefois, c'est en effet une baisse réelle qui se
déguise sous cette hausse apparente, car celle-ci ne correspond pas à la hausse
des objets de première nécessité, comme on peut s'en convaincre par l'extrait
suivant tiré des comptes officiels d'un workhouse irlandais :
Moyenne hebdomadaire des frais d'entretien par tête. |
||||
Année |
Vivres |
Vêtements |
Total |
|
Finissant le 29 septembre 1849 |
1 s. 3 ¼ d. |
0 s. 3 d. |
1 s. 6 ¼ d. |
|
Finissant le 29 septembre 1869 |
2 s. 7 ¼ d. |
0 s. 6 d. |
3 s. ¼ d. |
|
Le prix des vivres de première nécessité est donc actuellement
presque deux fois plus grand qu'il y a vingt ans, et celui des vêtements a
exactement doublé.
A part cette disproportion, ce serait s'exposer à
commettre de graves erreurs que de comparer simplement les taux de la
rémunération monétaire aux deux époques. Avant la catastrophe le gros des
salaires agricoles était avancé en nature, de sorte que l'argent n'en formait
qu'un supplément; aujourd'hui la paye en argent est devenue la règle. Il en
résulte qu'en tout cas, quel que fût le mouvement du salaire réel, son taux
monétaire ne pouvait que monter. « Avant l'arrivée de la famine le travailleur
agricole possédait un lopin de terre où il cultivait des pommes de terre et
élevait des cochons et de la volaille. Aujourd'hui non seulement il est obligé
d'acheter tous ses vivres, mais encore il voit disparaître les recettes que lui
rapportait autrefois la vente de ses cochons, de ses poules et de ses oeufs (1031). »
En effet, les ouvriers ruraux se confondaient auparavant
avec les petits fermiers et ne formaient en général que l'arrière-ban des
grandes et moyennes fermes où ils trouvaient de l'emploi. Ce n'est que depuis
la catastrophe de 1846 qu'ils commencèrent à constituer une véritable fraction
de la classe salariée, un ordre à part n'ayant avec les patrons que des
relations pécuniaires.
Leur état d'habitation - et l'on sait ce qu'il était
avant 1846 - n'a fait qu'empirer. Une partie des ouvriers agricoles, qui
décroît du reste de jour en jour, réside encore sur les terres des fermiers
dans des cabanes encombrées dont l'horreur dépasse tout ce que les campagnes
anglaises nous ont présenté de pire en ce genre. Et, à part quelques districts
de la province d'Ulster, Cet état de choses est par tout le même, au sud, dans
les comtés de Cork, de Limerick, de Kilkenny, etc.; à l'est, dans les comtés de
Wexford, Wicklow, etc.; au centre, dans Queen's-County, King's County, le comté
de Dublin, etc.; au nord, dans les comtés de Down, d'Antrim, de Tyrone, etc.,
enfin, à l'ouest, dans les comtés de Sligo, de Roscommon, de Mayo, de Galway,
etc. « C'est une honte », s'écrie un des inspecteurs, « c'est une honte pour la
religion et la civilisation de ce pays (1032). » Pour rendre aux cultivateurs l'habitation de
leurs tanières plus supportable, on confisque d'une manière systématique les
lambeaux de terre qui y ont été attachés de temps immémorial. « La conscience
de cette sorte de ban auquel ils sont mis par les landlords et leurs agents a
provoqué chez les ouvriers ruraux des sentiments correspondants d'antagonisme
et de haine contre ceux qui les traitent pour ainsi dire en race proscrite (1033). »
Pourtant, le premier acte de la révolution agricole
ayant été de raser sur la plus grande échelle, et comme sur un mot d'ordre
donné d'en haut, les cabanes situées sur le champ de travail, beaucoup de
travailleurs furent forcés de demander un abri aux villes et villages voisins.
Là on les jeta comme du rebut dans des mansardes, des trous, des souterrains,
et dans les recoins des mauvais quartiers. C'est ainsi que des milliers de
familles irlandaises, se distinguant, au dire même d'Anglais imbus de préjugés
nationaux, par leur rare attachement au foyer, leur gaîté insouciante et la pureté
de leurs mœurs domestiques, se trouvèrent tout à coup transplantées dans des
serres chaudes de corruption. Les hommes vont maintenant chercher de l'ouvrage
chez les fermiers voisins, et ne sont loués qu'à la journée, c'est-à-dire
qu'ils subissent la forme de salaire la plus précaire; de plus, « ils ont
maintenant de longues courses à faire pour arriver aux fermes et en revenir,
souvent mouillés comme des rats et exposés à d'autres rigueurs qui entraînent
fréquemment l'affaiblissement, la maladie et le dénuement (1034) ».
« Les villes avaient à recevoir d'année en année ce
qui était censé être le surplus de bras des districts ruraux (1035) », et puis on trouve étonnant « qu'il y ait un surplus
de bras dans les villages et les villes et un manque de bras dans les districts
ruraux (1036) ». La vérité est que ce manque ne
se fait sentir « qu'au temps des opérations agricoles urgentes, au printemps et
à l'automne, qu'aux autres saisons de l'année beaucoup de bras restent oisifs (1037) »; que « après la récolte
d'octobre au printemps, il n'y a guère d'emploi pour eux (1038) », et qu'ils sont en outre, pendant les saisons
actives, « exposés à perdre des journées fréquentes et à subir toutes sortes
d'interruptions du travail (1039) ».
Ces résultats de la révolution agricole -
c'est-à-dire de la conversion de champs arables en pâturages, de l'emploi des
machines, de l'économie de travail la plus rigoureuse, etc., sont encore
aggravés par les landlords-modèles, ceux qui, au lieu de manger leurs rentes à
l'étranger, daignent résider en Irlande, sur leurs domaines. De peur que la loi
de l'offre et la demande de travail n'aille faire fausse route, ces messieurs «
tirent à présent presque tout leur approvisionnement de bras de leurs petits
fermiers, qui se voient forcés de faire la besogne de leurs seigneurs à un taux
de salaire généralement au-dessous du taux courant payé aux journaliers
ordinaires, et cela sans aucun égard aux inconvénients et aux pertes que leur
impose l'obligation de négliger leurs propres affaires aux périodes critiques
des semailles et de la moisson (1040) ».
L'incertitude de l'occupation, son irrégularité, le
retour fréquent et la longue durée des chômages forcés, tous ces symptômes
d'une surpopulation relative, sont donc consignés dans les rapports des
inspecteurs de l'administration des pauvres comme autant de griefs du
prolétariat agricole irlandais. On se souviendra que nous avons rencontré chez
le prolétariat agricole anglais des phénomènes analogues. Mais il y a cette
différence que, l'Angleterre étant un pays d'industrie, la réserve industrielle
s'y recrute dans les campagnes, tandis qu'en Irlande, pays d'agriculture, la
réserve agricole se recrute dans les villes qui ont reçu les ruraux expulsés;
là, les surnuméraires de l'agriculture se convertissent en ouvriers
manufacturiers; ici, les habitants forcés des villes, tout en continuant à
déprimer le taux des salaires urbains, restent agriculteurs et sont constamment
renvoyés dans les campagnes à la recherche de travail.
Les rapporteurs officiels résument ainsi la situation
matérielle des salariés agricoles : « Bien qu'ils vivent avec la frugalité la
plus rigoureuse, leurs salaires suffisent à peine à leur procurer, à eux et à
leurs familles, la nourriture et le logement; il leur faut d'autres recettes
pour les frais de vêtement... l'atmosphère de leurs demeures, combinée avec
d'autres privations, a rendu cette classe particulièrement sujette au typhus ou
à la phtisie (1041). » Après cela, on ne s'étonnera
pas que, suivant le témoignage unanime des rapporteurs, un sombre
mécontentement pénètre les rangs de cette classe, qu'elle regrette le passé,
déteste le présent, ne voie aucune chance de salut dans l'avenir, « se prête
aux mauvaises influences des démagogues », et soit possédée de l'idée fixe
d'émigrer en Amérique. Tel est le pays de Cocagne que la dépopulation, la
grande panacée malthusienne, a fait de la verte Erin.
Quant aux aises dont jouissent les ouvriers
manufacturiers, en voici un échantillon - « Lors de ma récente inspection du
nord de l'Irlande », dit l'inspecteur de fabrique Robert Baker, « j'ai été
frappé des efforts faits par un habile ouvrier irlandais pour donner, malgré
l'exiguïté de ses moyens, de l'éducation à ses enfants. C'est une bonne main,
sans quoi il ne serait pas ,employé à la fabrication d'articles destinés pour
le marché de Manchester. Je vais citer littéralement les renseignements que
Johnson (c'est son nom) m'a donnés : « Je suis beetler; du lundi au
vendredi je travaille depuis 6 heures du matin jusqu'à 11 heures du soir; le
samedi nous terminons vers 6 heures du soir, et nous avons trois heures pour
nous reposer et prendre notre repas. J'ai cinq enfants. Pour tout mon travail
je reçois dix shillings six pence par semaine. Ma femme travaille aussi et
gagne par semaine cinq shillings. La fille aînée, âgée de douze ans, garde la
maison. C'est notre cuisinière et notre seule aide. Elle apprête les petits
pour l'école. Ma femme se lève et part avec moi. Une jeune fille qui passe
devant notre maison me réveille à cinq heures et demie du matin. Nous ne
mangeons rien avant d'aller au travail. L'enfant de douze ans a soin des plus
jeunes pendant toute la journée. Nous déjeunons à 8 heures, et pour cela nous
allons chez nous. Nous prenons du thé une fois la semaine; les autres jours
nous avons une bouillie (stirabout), tantôt de farine d'avoine, tantôt de
farine de maïs, suivant que nos moyens nous le permettent. En hiver, nous avons
un peu de sucre et d'eau avec notre farine de maïs. En été, nous récoltons
quelques pommes de terre sur un petit bout de terrain que nous cultivons
nous-même, et quand il n'y en a plus nous revenons à la bouillie. C'est comme
cela d'un bout de l'an à l'autre, dimanches et jours ouvrables. Je suis
toujours très fatigué le soir, une fois ma journée finie. Il nous arrive quelquefois
de voir un brin de viande, mais bien rarement. Trois de nos enfants vont à
l'école; nous payons pour chacun un penny par semaine. Le loyer de notre maison
est de trois pence par semaine. La tourbe pour le chauffage coûte au moins un
shilling six pence tous les quinze jours. » Voilà la vie de l'Irlandais, voilà
son salaire (1042). »
En fait, la misère irlandaise est devenue de nouveau
le thème du jour en Angleterre. A la fin de 1866 et au commencement de 1867, un
des magnats de l'Irlande, lord Dufferin, voulut bien y porter remède, dans les
colonnes du Times, s'entend. « Quelle humanité, dit Méphisto, quelle
humanité chez un si grand seigneur ! »
On a vu par la table E qu'en 1864, sur les quatre
millions trois cent soixante-huit mille six cent dix livres sterling du profit
total réalisé en Irlande, trois fabricants de plus-value en accaparèrent deux
cent soixante-deux mille six cent dix, mais qu'en 1865 les mêmes virtuoses de «
l'abstinence », sur quatre millions six cent soixante-neuf mille neuf cent
soixante-dix-neuf livres sterling, en empochèrent deux cent soixante-quatorze
mille quatre cent quarante-huit. En 1864, six cent quarante-six mille trois
cent soixante-dix-sept livres sterling se distribuèrent entre vingt-six individus;
en 1865, sept cent trente-six mille quatre cent quarante-huit livres sterling
entre vingt-huit; en 1864, un million soixante-six mille deux cent douze livres
sterling entre cent vingt et un; en 1865, un million trois cent vingt mille
neuf cent quatre-vingt-seize livres sterling entre cent quatre-vingt-six; en
1864, mille cent trente et un individus encaissèrent deux millions cent
cinquante mille huit cent dix-huit livres sterling, presque la moitié du profit
total annuel, et en 1865, mille cent quatre-vingt-quatorze fauteurs
d'accumulation s'approprièrent deux millions quatre cent dix-huit mille neuf
cent trente-trois livres sterling, c'est-à-dire plus de la moitié de tous les
profits perçus dans le pays.
La part léonine qu'en Irlande, comme en Angleterre et
en Écosse, un nombre imperceptible de grands terriens se taillent sur le revenu
annuel du sol, est si monstrueuse que la sagesse d'Etat anglaise trouve bon de
ne pas fournir sur la répartition de la rente foncière les mêmes matériaux
statistiques que sur la répartition du profit. Lord Dufferin est un de ces
Léviathans. Croire que rentes foncières, profits industriels ou commerciaux,
intérêts, etc., puissent jamais dépasser la mesure, ou que la pléthore de
richesse se rattache en rien à la pléthore de misère, c'est pour lui
naturellement une manière de voir aussi extravagante que malsaine (unsound);
Sa Seigneurie s'en tient aux faits. Le fait, c'est qu'à mesure que le
chiffre de la population diminue en Irlande celui de la rente foncière y
grossit; que le dépeuplement « fait du bien » aux seigneurs du sol, partant au
sol, et conséquemment au peuple qui n'en est qu'un accessoire. Il déclare donc
qu'il reste encore trop d'Irlandais en Irlande et que le flot de l'émigration
n'en emporte pas assez. Pour être tout à fait heureux, il faudrait que ce pays
fût débarrassé au moins d'un autre tiers de million de paysans. Et que l'on ne
s'imagine pas que ce lord, d'ailleurs très poétique, soit un médecin de l'école
de Sangrado qui, toutes les fois que le malade empirait, ordonnait une nouvelle
saignée, jusqu'à ce qu'il ne restât plus au patient ni sang ni maladie. Non,
lord Dufferin ne demande que quatre cent cinquante mille victimes, au lieu de
deux millions; si on les lui refuse, il ne faut pas songer à établir le
millenium en Irlande. Et la preuve en est bientôt faite.
Nombre et étendue des fermes en Irlande en 1864 |
||
Nombre |
Superficie |
|
1. Fermes qui ne dépassent pas 1
acre |
48 653 |
25 394 |
2. Fermes au-dessus de 1 et non au-dessus de 5 acres |
82 037 |
288 916 |
3. Fermes au-dessus de 5 et non au-dessus de 15 acres |
176 368 |
836 310 |
4. Fermes au-dessus de 15 et non au-dessus de 30 acres |
136 578 |
3 051 343 |
5. Fermes au-dessus de 30 et non au-dessus de 50 acres |
71 961 |
2 906 274 |
6. Fermes au-dessus de 50 et non au-dessus de 100 acres |
54 247 |
3 983 880 |
7. Fermes au-dessus de 100 acres |
31 927 |
8 227 807 |
8. Superficie totale comprenant
aussi les tourbières et les terres incultes |
20 319 924 acres |
De 1851 à 1861, la concentration n'a supprimé qu'une
partie des fermes des trois catégories d'un à quinze acres, et ce sont elles
qui doivent disparaître avant les autres. Nous obtenons, ainsi un excès de
trois cent sept mille cinquante-huit fermiers, et, en supposant que leurs
familles se composent en moyenne de quatre têtes, chiffre trop modique, il y a
à présent un million deux cent vingt-huit mille deux cent trente-deux «
surnuméraires ». Si, après avoir accompli sa révolution, l'agriculture absorbe
un quart de ce nombre, supposition presque extravagante, il en restera pour
l'émigration neuf cent vingt et un mille cent soixante-quatorze. Les catégories
quatre, cinq, six, de quinze à cent acres, chacun le sait en Angleterre, sont
incompatibles avec la grande culture du blé, et elles n'entrent même pas en
ligne de compte dès qu'il s'agit de l'élevage des moutons. Dans les données
admises, un autre contingent de sept cent quatre-vingt-huit mille sept cent
soixante et un individus doit filer; total : un million sept cent neuf mille
cinq cent trente-deux. Et, comme l'appétit vient en mangeant, les gros terriens
ne manqueront pas de découvrir bientôt qu'avec trois millions et demi
d'habitants l'Irlande reste toujours misérable, et misérable parce que
surchargée d'Irlandais. Il faudra donc la dépeupler davantage pour qu'elle
accomplisse sa vraie destination, qui est de former un immense pacage, un
herbage assez vaste pour assouvir la faim dévorante de ses vampires anglais (1043).
Ce procédé avantageux a, comme toute bonne chose en
ce monde, son mauvais côté. Tandis que la rente foncière s'accumule en Irlande,
les Irlandais s'accumulent en même proportion aux Etats-Unis. L'irlandais
évincé par le bœuf et le mouton reparaît de l'autre côté de l'Atlantique sous
forme de Fenian. Et en face de la reine des mers sur son déclin se dresse de
plus en plus menaçante la jeune république géante.
Acerba fata Romanos agunt
Scelusque fraternoe necis.
NOTES
808 « Mais ces
riches, qui consomment le produit du travail des autres, ne peuvent les obtenir
que par des échanges. S'ils donnent cependant leur richesse acquise et
accumulée en retour contre ces produits nouveaux qui sont l'objet de leur
fantaisie, ils semblent exposés à épuiser bientôt leur fonds de réserve; ils ne
travaillent point, avons nous dit, et ils ne peuvent même travailler; on
croirait donc que chaque jour doit voir diminuer leurs vieilles richesses, et
que lorsqu'il ne leur en restera plus, rien ne sera offert en échange aux
ouvriers qui travaillent exclusivement pour eux... Mais dans l'ordre social, la
richesse a acquis la propriété de se reproduire par le travail d'autrui, et
sans que son propriétaire y concoure. La richesse, comme le travail, et par le
travail, donne un fruit annuel qui peut être détruit chaque année sans que le
riche en devienne plus pauvre. Ce fruit est le revenu qui naît du capital.
» (Sismondi, Nouv. princ. d'Econ. pol. Paris, 1819, t. 1, p. 81,
82.) Retour au texte (808)
809 « Les salaires
aussi bien que les profits doivent être considérés chacun comme une portion du produit
achevé. » (Ramsay, l.c., p. 142.) « La part au produit qui échoit au
travailleur sous forme de salaire, etc. » (J. Mill, Eléments, etc.,
trad. de Parissot. Paris, 1823, p. 34.)
810 Le capital
variable est ici considéré seulement comme fonds de payement des salariés. On
sait qu'en réalité il ne devient variable qu'à partir du moment où la force de
travail qu'il a achetée fonctionne déjà dans le procès de production. Retour au texte (810)
811 Les Anglais
disent labour fund, littéralement fonds de travail, expression
qui en français serait équivoque. Retour au
texte (811)
812 « Quand
le capital est employé en avances de salaires pour les ouvriers, cela n'ajoute
rien au fonds d'entretien du travail. » (Cazenove, note de son édit. de
l'ouvrage de Malthus, Definitions in Polit. Econ. Lond., 1853, p. 22.) Retour au texte (812)
813 « Sur la plus
grand partie du globe les moyens de subsistance des travailleurs ne leur sont
pas avancés par le capitaliste. » (Richard Jones, Textbook of Lectures on
the Polit. Econ. of Nations. Hertford, 1852, p. 36.)
814 « Quoique le
premier (l’ouvrier de manufacture) reçoive des salaires que son maître lui avance,
il ne lui coûte, dans le fait, aucune dépense : la valeur de ces
salaires se retrouvant, en général, avec un profit en plus, dans l'augmentation
de valeur du sujet auquel ce travail a été appliqué. » (Adam Smith, l. c., 1.
11, ch. II, p. 311.) Retour au texte
(814)
815 « Il est
absolument certain qu'une manufacture, dès qu'elle est établie, emploie beaucoup
de pauvres; mais ceux-ci ne cessent pas de rester dans le même état et leur
nombre s’accroît, si l'établissement dure. » (Reasons for a limited
Exportation of Wool. Lond., 1677, p. 19.) « Le fermier est assez absurde
pour affirmer aujourd'hui qu'il entretient les pauvres. Il les entretient en
réalité dans la misère. » (Reasons for the late Increase of the Poor Rates :
or a comparative view of the prices of labour and provisions. Lond., 1777,
p. 37.) Retour au texte (815)
816 « C'est là une
propriété particulièrement remarquable de la consommation productive, Ce qui
est consommé productivement est capital et devient capital par la consommation.
» (James Mill, l. c., p. 242.) Si J. Mill avait compris la consommation
productive, il n'aurait trouvé rien d'étonnant dans « cette propriété
particulièrement remarquable ». Retour au texte
(816)
817 Les
économistes qui considèrent comme normale cette coïncidence de consommation
individuelle et de consommation productive, doivent nécessairement ranger les
subsistances de l'ouvrier au nombre des matières auxiliaires, telles que
l'huile, le charbon, etc., qui sont consommées par les instruments de travail
et constituent par conséquent un élément du capital productif. Rossi S'emporte
contre cette classification, en oubliant fort à propos que si les subsistances
de l'ouvrier n'entrent pas dans le capital productif, l'ouvrier lui-même en
fait partie.
818 « Les ouvriers
des mines de l'Amérique du Sud, dont la besogne journalière (peut-être la plus
pénible du monde) consiste à charger sur leurs épaules un poids de cent
quatre vingts à deux cents livres de minerai et à le porter au dehors
d'une profondeur de quatre cent cinquante pieds, ne vivent que de pain et de
fèves. Ils prendraient volontiers du pain pour toute nourriture; mais leurs
maîtres se sont aperçus qu'ils ne peuvent pas travailler autant s'ils ne
mangent que du pain, et les forcent de manger des fèves. Les fèves sont
proportionnellement plus riches que le pain en phosphate de chaux. » (Liebig,
l. c., 1° partie, p. 194, note.) Retour au texte
(818)
819
James Mill, l. c., p. 238 et suiv. Retour au texte (819)
820 « Si le prix
du travail s'élevait si haut, que malgré l'accroissement de capital il fût
impossible d'employer plus de travail, je dirais alors que cet accroissement
de capital est consommé improductivement. » (Ricardo, l. c., p. 163.) Retour au texte (820)
821 « La seule consommation productive
dans le sens propre du mot c'est la consommation ou la destruction de richesse
(il veut parier de l'usure des moyens de production) effectuée par le capitaliste
en vue de la reproduction... L'ouvrier est un consommateur productif pour la
personne qui l'emploie et pour l'Etat, mais, à vrai dire, il ne l'est pas pour
lui-même. » (Malthus, Definitions, etc., p. 30.) Retour au texte (821)
822 « La seule
chose dont on puisse dire qu'elle est réellement accumulée c'est l'habileté du
travailleur. L'accumulation de travail habile, cette opération des plus
importantes, s'accomplit pour ce qui est de la grande masse des travailleurs, sans
le moindre capital. » (Hodgskin, Labour Defended, etc., p. 13.) Retour au texte (822)
823 Ferrand.
Motion sur la disette cotonnière, séance de la Chambre des communes du 27 avril
1863. Retour au texte (823)
824 On se rappelle
que le capital chante sur une autre gamme dans les circonstances ordinaires,
quand il s'agit de faire baisser le salaire du travail. Alors « les maîtres »
s'écrient tout d'une voix (V, chap. XV) :
« Les ouvriers de fabrique feraient
très bien de se souvenir que leur travail est des plus inférieurs; qu'il n'en
est pas de plus facile à apprendre et de mieux payé, vu sa qualité, car il
suffit du moindre temps et du moindre apprentissage pour y acquérir toute
l'adresse voulue. Les machines du maître (lesquelles, au dire d'aujourd'hui,
peuvent être améliorées et remplacées avec avantage dans un an) jouent en fait
un rôle bien plus important dans la production que le travail et l'habileté de
l'ouvrier qui ne réclament qu'une éducation de six mois et qu'un simple paysan
peut apprendre » (et aujourd'hui d'après Potter on ne les remplacerait pas dans
trente ans). Retour au texte (824)
825 En temps
ordinaire le capitaliste dit au contraire que les ouvriers ne seraient pas
affamés, démoralisés et mécontents, s'ils avaient la sagesse de diminuer le
nombre de leurs bras pour en faire monter le prix.
826 Times, 24 mars 1863. Retour au
texte (826)
827 Le Parlement
ne vota pas un liard pour l'émigration, mais seulement des lois qui
autorisaient les municipalités à tenir les travailleurs entre la vie et la mort
ou à les exploiter sans leur payer un salaire normal. Mais lorsque, trois ans
après, les campagnes furent frappées de la peste bovine, le Parlement rompit
brusquement toute étiquette parlementaire et vota en un clin d’œil des millions
pour indemniser des landlords millionnaires dont les fermiers s'étaient déjà
indemnisés par l'élévation du prix de la viande. Le rugissement bestial des
propriétaires fonciers, à l'ouverture du Parlement, en 1866, démontra qu'il
n'est pas besoin d'être Indou pour adorer la vache Sabala, ni Jupiter pour se
métamorphoser en bœuf. Retour au texte
(827)
828 « L'ouvrier
demandait de la subsistance pour vivre, le chef demandait du travail pour
gagner. » (Sismondi, l. c., éd. de Bruxelles, t. 1, p. 91.) Retour au texte (828)
829 Il existe une forme
rurale et grossière de cette servitude dans le comté de Durham. C'est un des
rares comtés où les circonstances n'assurent pas au fermier un titre de
propriété incontesté sur les journaliers agricoles. L'industrie minière permet
à ceux-ci de faire un choix. Le fermier, contrairement à la règle, ne prend ici
à fermage que les terres où se trouvent des cottages pour le, ouvriers. Le prix
de location du cottage forme une partie du salaire du travail. Ces cottages
portent le nom de « hind's houses ». lis sont loués aux ouvriers sous certaines
obligations féodales et en vertu d'un contrat appelé « bondage », qui oblige
par exemple le travailleur, pour le temps pendant lequel il est occupé autre
part, de mettre sa fille à sa place, etc. Le travailleur lui-même s'appelle «
bondsman », serf. On voit ici par un côté tout nouveau comment la consommation
individuelle du travailleur est en même temps consommation pour le capital ou
consommation productive. « Il est curieux de voir comment même les excréments
de ce bondsman entrent dans le casuel de son maître calculateur... Le fermier
ne permet pas dans tout le voisinage d'autres lieux d'aisances que les siens,
et ne souffre sous ce rapport aucune infraction à ses droits de suzerain. (Public
Health VIl, Rep. 1865, p. 188.) Retour au texte (829)
830 On se souvient
que pour ce qui est du travail des enfants, etc., il n'est même plus besoin de
cette formalité de la vente personnelle.
831 « Le capital
suppose le travail salarié, le travail salarié suppose le capital. ils sont les
conditions l'une de l'autre et se produisent réciproquement. L'ouvrier d'une
fabrique de coton produit il seulement des étoffes de coton ? Noir. il
produit du capital. Il produit des valeurs qui servent de nouveau à commander
son travail et à en tirer des valeurs nouvelles, » (Karl Marx, Travail
salarié et Capital « Lohnarbeit und Capital » dans la Neue Rhein.
Zeit., n° 266, 7 avril 1849 ) Les articles publiés sous ce titre dans la
Nouvelle Gazette rhénane, sont de, fragments de conférences faites sur ce sujet
en 1847, dans la Société des travailleurs allemands à Bruxelles, et dont
l'impression fut interrompue par la révolution de Février. Retour au texte (831)
832 « Accumulation
du capital : l'emploi d'une portion de revenu comme capital. » (Malthus, Définitions,
etc. éd. Cazenave, p. 11.) « Conversion de revenu en capital. » (Malthus, Princ.
of Pol. Ec., 2° éd. London, 1836, p. 319.) Retour au texte (832)
833 On fait ici
abstraction du commerce étranger au moyen duquel une nation peut convertir des
articles de luxe en moyens de production ou en subsistances de première
nécessité, et vice versa. Pour débarrasser l'analyse générale
d'incidents inutiles, il faut considérer le monde commerçant comme une seule
nation, et supposer que la production capitaliste s'est établie partout et
s'est emparée de toutes les branches d'industrie. Retour au texte (833)
834 L'analyse que
Sismondi donne de l'accumulation a ce grand défaut qu'il se contente trop de la
phrase « conversion du revenu en capital » sans assez approfondir les
conditions matérielles de cette opération.
835 « Le travail primitif
auquel son capital a dû sa naissance. » (Sismondi, l. c., éd. de Paris,
t. 1, p. 109.) Retour au texte (835)
836 « Le travail
crée le capital avant que le capital emploie le travail. » (Labour creates
capital, before capital employs labour.) E. G. Wakefield : « England and
America. » London, 1833, v. II, p. 110.
837 Sismondi, l. c., p. 70. Retour au
texte (837)
838 L.c.,p. 111. Retour au texte (838)
839 L.c.,p. 135. Retour au texte (839)
840 La propriété
du capitaliste sur le produit du travailleur est une conséquence rigoureuse de la
loi de l'appropriation, dont le principe fondamental était au contraire le
titre de propriété exclusif de chaque travailleur sur le produit de son propre
travail. » Cherbuliez : Riche ou Pauvre. Paris, 1844, p. 58. - L'auteur
sent le contrecoup dialectique, mais l'explique faussement. Retour au texte (840)
841 « Capital,
c'est à dire richesse accumulée employée en vue d'un profit. » (Malthus,
l. c.) « Le capital consiste en richesse économisée sur le revenu et employée
dans un but de profit. » (R. Jones : An Introductory Lecture on Pol. Ec.
London, 1833, p. 16.)
842 « Le
possesseur du produit net, c'est à dire du capital. » (The Source
and Remedy of the National difficulties, etc. London, 1821.)
843 London
Economist, 19 july 1859. Retour au texte (843)
844 Il nous semble
que le mot valorisation exprimerait le plus exactement le mouvement qui
fait d'une valeur le moyen de sa propre multiplication. Retour au texte (844)
845 Aussi chez
Balzac, qui a si profondément étudié toutes les nuances de l'avarice, le vieil
usurier Gobseck est il déjà tombé en démence, quand il commence à amasser
des marchandises en vue de thésauriser.
846 « Accumulation
de marchandises… stagnation dans l'échange... excès de production. » (Th.
Corbett, l. c., p. 14.) Retour au texte
(846)
847 C'est dans ce
sens que Necker parle des « objets de faste et de somptuosité » dont « le temps
a grossi l'accumulation » et que « les lois de propriété ont rassemblés dans
une seule classe de la société ». (Œuvres de M. Necker. Paris et
Lausanne, 1789, t. Il : « De l'Administration des finances de la France,
p. 291.)
848 « Il n'est pas
aujourd'hui d'économiste qui, par épargner, entende simplement thésauriser,
mais, à part ce procédé étroit et insuffisant, on ne saurait imaginer à quoi
peut bien servir ce terme, par rapport à la richesse nationale, si ce n'est pas
à indiquer le différent emploi fait de ces épargnes selon qu'elles soutiennent
l'un ou l'autre genre de travail (productif ou improductif). » (Malthus,
l. c.) Retour au texte (848)
849 Ricardo, l. c., p. 163, note. Retour au texte (849)
850 En dépit de sa
« Logique », M. J. St. Mill ne soupçonne jamais les erreurs d'analyse de ses
maîtres; il se contente de les reproduire avec un dogmatisme d'écolier. C'est
encore ici le cas. « A la longue, dit il, le capital même se résout
entièrement en salaires, et, lorsqu'il a été reconstitué par la vente des produits,
il retourne de nouveau en salaires. » Retour au
texte (850)
851 On en trouvera
la solution dans le deuxième livre de cet ouvrage.
852 Storch, l. c., édition de Pétersbourg, 1815, t. 1, p. 140, note.
853 Le lecteur
remarquera que nous employons le mot revenu dans deux sens différents, d'une
part pour désigner la plus-value en tant que fruit périodique du capital;
d'autre part pour en désigner la partie qui est périodiquement consommée par le
capitaliste ou jointe par lui à son fonds de consommation. Nous conservons ce
double sens parce qu'il s'accorde avec le langage usité chez les économistes anglais
et français.
854 Luther montre
très bien, par l'exemple de l'usurier, ce capitaliste de forme démodée,
mais toujours renaissant, que le désir de dominer est
un des mobiles de l'auri sacra fumes. « La simple raison a permis aux
païens de compter l'usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous,
chrétiens, nous le tenons en tel honneur, que nous l'adorons presque à cause de
son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d'un autre, est tout
aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le
fait mourir de faim ou le ruine à fond. Or c'est là ce que fait l'usurier, et
cependant il reste assis en sûreté sur son siège, tandis qu'il serait bien plus
juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu'il a
volé d'écus; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de
corbeaux pussent s'y tailler chacun un lopin. On pend les petits voleurs... les
petits voleurs sont mis aux fers; les grands voleurs vont se prélassant dans
l'or et la soie. Il n'y a pas sur terre (à part le diable) un plus grand ennemi
du genre humain que l'avare et l'usurier, car il veut être dieu sur tous les
hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, c'est là certes méchante engeance; ils
sont pourtant obligés de laisser vivre le pauvre monde et de confesser qu'ils
sont des scélérats et des ennemis; il leur arrive même de s'apitoyer malgré
eux. Mais un usurier, ce sac a avarice, voudrait que le monde entier fût en proie
à la faim, à la soif, à la tristesse et à la misère; il voudrait avoir tout
tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d'un dieu et rester son
serf à perpétuité. Il porte des chaînes, des anneaux d'or, se torche le bec, se
fait passer pour un homme pieux et débonnaire. L'usurier est un monstre
énorme, pire qu'un ogre dévorant, pire qu'un Cacus, un Gérion, un Antée. Et
pourtant il s'attife et fait la sainte nitouche, pour qu'on ne voie pas
d'où viennent les bœufs qu'il a amenés à reculons dans sa caverne. Mais Hercule
entendra les mugissements des bœufs prisonniers et cherchera Cacus à travers
les rochers pour les arracher aux mains de ce scélérat. Car Cacus est le nom
d'un scélérat, d'un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant
n'avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir,
parce que les bœufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de
leurs pas qui font croire qu'ils en sont sortis. L'usurier veut de même se
moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des bœufs,
tandis qu'il les accapare et les dévore tout seul Et si l'on roue et décapite
les assassins et les voleurs de grand chemin, combien plus ne devrait on
pas chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête. » (Martin
Luther, l. c.)
855 Paroles du
Faust de Goethe. Retour au texte (855)
856 Dr. Aikin : Description
of the Country from thirty to forty miles round Manchester. Lond., 1795, p.
182 et suiv. Retour au texte (856)
857 A. Smith, l.
c., l. III, ch. III. Retour au texte
(857)
858 Il n'est pas
jusqu'à J. B. Say qui ne dise : « Les épargnes des riches se font aux
dépens des pauvres. » « Le prolétaire romain vivait presque entièrement aux
frais de la société... On pourrait presque dire que la société moderne vit aux
dépens des prolétaires, de la part qu'elle prélève sur la rétribution de leur
travail. » (Sismondi, Etudes, etc., t. 1, p. 24.)
859 Malthus, l. c., p. 319, 320. Retour au texte (859)
860 An Inquiry
into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., p. 67. Retour au
texte (860)
861 L. c., p. 50. Retour au texte (861)
862 Senior : Principes
fondamentaux de l'économie politique, traduct. Arrivabene, Paris, 1836, p.
308. Ceci sembla par trop fort aux partisans de l'ancienne école. « M. Senior
substitue aux mots travail et capital les mots travail et abstinence...
Abstinence est une négation pure. Ce n'est pas l'abstinence, mais l'usage du
capital employé productivement, qui est la source du profit. » (John Cazenove,
l. c., p. 130, note) M. J. St. Mill se contente de reproduire à une page la
théorie du profit de Ricardo et d'inscrire à l'autre la « rémunération de
l'abstinence » de Senior. Les économistes vulgaires ne font jamais cette
simple réflexion que toute action humaine peut être envisagée comme une «
abstention » de son contraire. Manger, c'est s'abstenir de jeûner; marcher,
s'abstenir de rester en repos; travailler, s'abstenir de rien faire; ne rien
faire, s'abstenir de travailler, etc. Ces Messieurs feraient bien d'étudier une
bonne fois la proposition de Spinoza : Determinatio est negatio.
863 Senior, l. c.,
p. 342. Retour au texte (863)
864 « Personne ne
sèmera son blé et ne lui permettra de rester enfoui une année dans le sol, ou
ne laissera son vin en barriques des années entières, au lieu de consommer ces
choses ou leur équivalent une bonne fois, s'il n'espère acquérir une valeur
additionnelle. » (Scrope : Polit. Econ., édit. de A. Potter. New York,
1841, p. 133, 134.)
865 « La privation
que s'impose le capitaliste en prêtant ses instruments de production au
travailleur, au lieu d'en consacrer la valeur à son propre usage en la
transformant en objets d'utilité ou d'agrément. » (G. de Molinari, l.
c., p. 49).
Prêter est un euphémisme consacré par l'économie vulgaire pour
identifier le salarié qu'exploite le capitaliste industriel avec ce capitaliste
industriel lui-même auquel d'autres capitalistes prêtent leur argent.
866 Courcelle
Seneuil, l. c., p. 57. Retour au texte (866)
867 « Les classes particulières
de revenu qui contribuent le plus abondamment à l'accroissement du capital
national changent de place à différentes époques et varient d'une nation à
l'autre selon le degré du progrès économique où celles-ci sont arrivées. Le
profit.... source d'accumulation sans importance, comparé aux salaires et aux
rentes dans les premières étapes de la société... Quand la puissance de
l'industrie nationale a fait des progrès considérables, les profits acquièrent
une haute importance comme source d'accumulation. » (Richard Jones: « Textbook,
etc. », p. 16, 24.) Retour au texte (867)
868 L. c., p. 36
et suiv. Retour au texte (868)
869 Accélérer
l'accumulation par un développement supérieur des pouvoirs productifs du
travail et l'accélérer par une plus grande exploitation du travailleur, ce sont
là deux procédés tout à fait différents que confondent souvent les économistes.
Par exemple, Ricardo dit :
« Dans des sociétés différentes ou dans
les phases différentes d'une même société, l'accumulation du capital ou des
moyens d'employer le travail est plus ou moins rapide, et doit dans tous les
cas dépendre des pouvoirs productifs du travail. En général, les pouvoirs
productifs du travail atteignent leur maximum là où le sol fertile surabonde. »
Ce qu'un autre économiste commente ainsi : « Les pouvoirs productifs du
travail signifient ils, dans cet aphorisme, la petitesse de la quote-part
de chaque produit dévolue à ceux là qui le fournissent par leur travail manuel
? Alors la proposition est tautologique, car la partie restante est le
fonds que son possesseur, si tel est son plaisir, peut accumuler. Mais ce n'est
pas généralement le cas dans les pays les plus fertiles. » (Observations on
certain verbal disputes in Pol. Econ., p. 74, 75.) Retour au texte (869)
870 J. St. Mill : Essays
on some unsettled questions of Pol. Econ. Lond., 1814, p. 90. Retour au texte (870)
871 « An Essay
on Trade and Commerce. » Lond., 1770, p. 44. Le Times
publiait, en décembre 1866 et en janvier 1867, de véritables épanchements de
cœur de la part de propriétaires de mines anglais. Ces Messieurs dépeignaient
la situation prospère et enviable des mineurs belges, qui ne demandaient et ne
recevaient rien de plus que ce qu'il leur fallait strictement pour vivre pour
leurs « maîtres ». Ceux-ci ne tardèrent pas à répondre à ces félicitations par
la grève de Marchiennes, étouffée à coups de fusil. Retour au texte (871)
872 L. c., p. 46. Retour au texte (872)
873 Le fabricant
du Northamptonshire commet ici une fraude pieuse que son émotion rend
excusable. Il feint de comparer l'ouvrier manufacturier d'Angleterre à celui de
France, mais ce qu'il nous dépeint dans les paroles citées, c'est, comme il
l'avoue plus tard, la condition des ouvriers agricoles français. Retour au texte (873)
874 L. c., p. 70. Retour au texte (874)
875 Times, 3 sept. 1873. Retour au
texte (875)
876 Benjamin
Thompson : « Essays political, economical and philosophical, etc. » (3
vol. Lond., 1796 1802.) Bien entendu, nous n'avons affaire ici qu'à la
partie économique de ces « Essais ». Quant aux recherches de Thompson sur la
chaleur, etc., leur mérite est aujourd'hui généralement reconnu. Dans
son ouvrage : « The state of the poor, etc., » Sir F. M. Eden fait
valoir chaleureusement les vertus de cette soupe à la Rumford et la recommande
surtout aux directeurs des workhouses. Il réprimande les ouvriers
anglais, leur donnant à entendre « qu'en Ecosse bon nombre de familles se
passent de froment, de seigle et de viande, et n'ont, pendant des mois entiers,
d'autre nourriture que du gruau d'avoine et de la farine d'orge mêlée avec de
l'eau et du sel, ce qui ne les empêche pas de vivre très convenablement (to
live very comfortably too). » (L.c., t. I liv. Il, ch. II). Au XIX° siècle,
il ne manque pas de gens de cet avis. « Les ouvriers anglais », dit, par
exemple, Charles R. Parry, « ne veulent manger aucun mélange de grains d'espèce
inférieure. En Ecosse, où l'éducation est meilleure, ce préjugé est inconnu. »
(The question of the necessity of the existing corn laws considered. Lond.,
1816, p. 69.) Le même Parry se plaint néanmoins de ce que l'ouvrier anglais «
soit maintenant (1815) placé dans une position bien inférieure à celle qu'il
occupait » à l'époque édénique (1797). Retour au texte (876)
877 Les rapports
de la dernière commission d'enquête parlementaire sur la falsification de
denrées prouvent qu'en Angleterre la falsification des médicaments forme non
l'exception, mais la règle. L'analyse de trente-quatre échantillons d'opium,
achetés chez autant de pharmaciens, donne, par exemple, ce résultat que trente
et un étaient falsifiés au moyen de la farine de froment, de l'écale de pavot,
de la gomme, de la terre glaise, du sable, etc. La plupart ne contenaient pas
un atome de morphine.
878 B. G. Newnham
(bannister at law) : A Review of the Evidence before the committees of the
two Houses of Parliament on the Cornlaws. Lond., 1815, p. 20, note. Retour au texte (878)
879 L. c. Retour au texte (879)
880 Ch. H. Parry,
l. c., p. 78. De leur côté, les propriétaires fonciers ne s'indemnisèrent pas
seulement pour la guerre antijacobine qu'ils faisaient au nom de l'Angleterre.
En dix-huit ans, « leurs rentes montèrent au double, triple, quadruple, et,
dans certains cas exceptionnels, au sextuple ». (L. c., p. 100, 101.) Retour au texte (880)
881 Nous entendons
par « outillage » l'ensemble des moyens de travail, machines, appareils,
instruments, bâtiments, constructions, voies de transport et de communication,
etc. Retour au texte (881)
882 F. Engels : Loge
der arbeitenden Klasse in England (p. 20).
883 Faute d'une
analyse exacte du procès de production et de valorisation, l'économie politique
classique n'a jamais bien apprécié cet élément important de l'accumulation. «
Quelle que soit la variation des forces productives », dit Ricardo, par
exemple, « un million d'hommes produit dans les fabriques toujours la même
valeur. » Ceci est juste, si la durée et l'intensité de leur travail restent
constantes. Néanmoins, la valeur de leur produit et l'étendue de leur
accumulation varieront indéfiniment avec les variations successives de leurs
forces productives. A propos de cette question, Ricardo a vainement
essayé de faire comprendre à J. B. Say la différence qu'il y a entre valeur
d'usage (wealth, richesse matérielle) et valeur d'échange.
Say lui répond : « Quant à la difficulté qu'élève M. Ricardo en disant
que, par des procédés mieux entendus, un million de personnes peuvent produire
deux fois, trois fois autant de richesses, sans produire plus de valeurs, cette
difficulté n'en est pas une lorsque l'on considère, ainsi qu'on le doit, la
production comme un échange dans lequel on donne les services
productifs de son travail, de sa terre et de ses capitaux, pour obtenir des
produits. C'est par le moyen de ces services productifs que nous
acquérons tous les produits qui sont au monde Or... nous sommes d'autant plus
riches, nos services productifs ont d'autant plus de valeur, qu'ils obtiennent
dans l'échange appelé production, une plus grande quantité de choses
utiles. » (J. B. Say : Lettres à M. Malthus. Paris, 1820, p. 168, 169.)
La « difficulté » dont Say s'acharne à donner la solution et qui
n'existe que pour lui, revient à ceci : comment se fait il que le travail,
à un degré de productivité supérieur, augmente les valeurs d'usage, tout en
diminuant leur valeur d'échange ? Réponse : La difficulté disparaît dès qu'on
baptise « ainsi qu'on le doit » la valeur d'usage, valeur d'échange. La valeur
d'échange est certes une chose qui, de manière ou d'autre, a quelque rapport
avec l'échange. Qu'on nomme donc la production un « échange », un
échange du travail et des moyens de production contre le produit, et il devient
clair comme le jour, que l'on obtiendra d'autant plus de valeur d'échange que
la production fournira plus de valeurs d'usage. Par exemple : plus une journée
de travail produira de chaussettes, plus le fabricant sera riche en
chaussettes. Mais soudainement Say se rappelle la loi de l'offre et la demande,
d'après laquelle, à ce qu'il paraît, une plus grande quantité de choses utiles
et leur meilleur marché sont des termes synonymes. Il nous révèle donc que « le
prix des chaussettes (lequel prix n'a évidemment rien de commun
avec leur valeur d'échange) baissera, parce que la concurrence les
oblige (les producteurs) de donner les produits pour ce qu'ils leur coûtent ».
Mais d'où vient donc le profit du capitaliste, s'il est obligé de vendre les
marchandises pour ce qu'elles lui coûtent ? Mais passons outre. Say arrive au
bout du compte à cette conclusion : doublez la productivité du travail dans la
fabrication des chaussettes, et dès lors chaque acheteur échangera contre le
même équivalent deux paires de chaussettes au lieu d'une seule. Par malheur, ce
résultat est exactement la proposition de Ricardo qu'il avait promis d'écraser.
Après ce prodigieux effort de pensée, il apostrophe Malthus en ces termes
modestes : « Telle est, Monsieur, la doctrine bien liée sans laquelle il est
impossible, je le déclare, d'expliquer les plus grandes difficultés de
l'économie politique et notamment comment il se peut qu'une nation soit plus
riche lorsque ses produits diminuent de valeur, quoique la richesse soit de la
valeur. » (L. c., p. 170.) Un économiste anglais remarque, à propos de
ces tours de force, qui fourmillent dans les « Lettres » de Say : « Ces façons
affectées et bavardes (those affected ways of talking) constituent en
général ce qu'il plait à M. Say d'appeler sa doctrine, doctrine qu'il
somme M. Malthus d'enseigner à Hertford, comme cela se fait déjà, à l'en
croire, « dans plusieurs parties de l'Europe ». Il ajoute : « Si vous trouvez
une physionomie de paradoxe à toutes ces propositions, voyez les choses
qu'elles expriment, et j'ose croire qu'elles vous paraîtront fort
simples et fort raisonnables. » Certes, et grâce au même procédé, elles
paraîtront tout ce qu'on voudra, mais jamais ni originales ni importantes. » (An
Inquiry into those Principles respecting the Nature of Demand, etc., p.
116, 110.) Retour au texte (883)
884 Mac Culloch
avait pris un brevet d'invention pour « le salaire du travail passé » (wages
of past labour), longtemps avant que Senior prît le sien pour « le salaire
de l'abstinence ». Retour au texte (884)
885 V. p. ex. « J.
Bentham: Théorie des Peines et des Récompenses », trad. p. Ed. Dumont, 3°
éd. Paris, 1826. Retour au texte (885)
886 Jérémie
Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, à aucune époque, personne,
pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n'a tiré autant de parti du
lieu commun. Il ne s'y plaît pas seulement, il s'y pavane. Le fameux principe
d'utilité n'est pas de son invention. Il n'a fait que reproduire sans esprit l'esprit
d'Helvétius et d'autres écrivains français du XVIII° siècle. Pour
savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature
canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe
d'utilité. Si l'on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements
et des rapports humains, il s'agit d'abord d'approfondir la nature humaine en
général et d'en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque
historique. Bentham ne s'embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et le plus
naïvement du monde, il pose comme homme type le petit bourgeois moderne,
l'épicier, et spécialement l'épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle
d'homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par soi. C'est à
cette aune qu'il mesure le passé, le présent et l'avenir. La religion
chrétienne par exemple est utile. Pourquoi ? Parce qu'elle réprouve au point de
vue religieux les mêmes méfaits que le Code pénal réprime au point de vue
juridique. La critique littéraire au contraire, est nuisible, car c'est un vrai
trouble-fête pour les honnêtes gens qui savourent la prose rimée de Martin
Tupper. C'est avec de tels matériaux que Bentham, qui avait pris pour devise : nulla
dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C'est la sottise
bourgeoise poussée jusqu'au génie.
887 « Les
économistes politiques sont trop enclins à traiter une certaine quantité de
capital et un nombre donné de travailleurs comme des instrument de production
d'une efficacité uniforme et d'une intensité d'action à peu près constante...
Ceux qui soutiennent que les marchandises sont les seuls agents de la
production prouvent qu'en général la production ne peut être étendue, car pour
l'étendre il faudrait qu'on eût préalablement augmenté les subsistances, les matières
premières et les outils, ce qui revient à dire qu'aucun accroissement de la
production ne peut avoir lieu sans son accroissement préalable, ou, en d'autres
termes, que tout accroissement est impossible. » (S. Bailey : Money and its
vicissitudes, p. 26 et 70.) Retour au texte
(887)
888 Sismondi, l.
c., p. 107, 108. Retour au texte (888)
889 J. St. Mill :
« Principles of Pol. Economy. »
890 H. Fawcett : Prof.
of Pol. Econ. at Cambridge : « The Economic Position ofthe British
Labourer. » London, 1865, p. 120.
891 L. c., p. 123,
124. Retour au texte (891)
892 On pourrait
dire que ce n'est pas seulement du capital que l'on exporte de l'Angleterre,
mais encore des ouvriers, sous forme d'émigration. Dans le texte, bien entendu,
il n'est point question du pécule des émigrants, dont une grande partie se
compose d'ailleurs de fils de fermiers et de membres des classes supérieures.
Le capital surnuméraire transporté chaque année de l'Angleterre à l'étranger
pour y être placé à intérêts, est bien plus considérable par rapport à
l'accumulation annuelle que ne l'est l'émigration annuelle par rapport à
l'accroissement annuel de la population. Retour au texte (892)
893 Karl Marx, l.
c. - « A égalité d'oppression des masses, plus un pays a de prolétaires et plus
il est riche. » (Colins : L'économie politique, source des révolutions et des
utopies prétendues socialistes, Paris, 1754, III, p. 33 1.) - En économie
politique il faut entendre par prolétaire le salarié qui produit le capital et
le fait fructifier, et que M. Capital, comme l'appelle Pecqueur, jette sur le
pavé dès qu'il n'en a plus besoin. Quant au « prolétaire maladif de la forêt
primitive », ce n'est qu'une agréable fantaisie Roscherienne. L'habitant de la
forêt primitive est aussi le propriétaire d'icelle, et il en use à son égard
aussi librement que l'orang-outang lui-même. Ce n'est donc pas un prolétaire.
Il faudrait pour cela qu'au lieu d'exploiter la forêt, il fut exploité par
elle. Pour ce qui est de son état de santé, il peut soutenir la comparaison,
non seulement avec celui du prolétaire moderne, mais encore avec celui des
notabilités syphilitiques et scrofuleuses. Après cela, par « forêt primitive »
M. le professeur entend sans doute ses landes natales de Lunèbourg.
894 John Bellers,
l. c., p. 2. Retour au texte (894)
895 B. de
Mandeville : « The fable of the Bees », 5° édition, Lond., 1728, Remarks,
p. 212, 213, 328. - « Une vie sobre, un travail incessant; tel est pour le
pauvre le chemin du bonheur matériel (l'auteur entend par « bonheur matériel »
la plus longue journée de travail possible et le minimum possible de
subsistances) et c'est en même temps le chemin de la richesse pour l'Etat
(I'Etat, c'est-à-dire les propriétaires fonciers, les capitalistes et leurs
agents et dignitaires gouvernementaux). » (An Essay on Trade and Commerce. Lond.,
1770, p. 54) Retour au texte (895)
896 Eden, l. c.,
t. I, l. 1, ch. 1 et préface. Retour au texte
(896)
897 On m'objectera
peut-être « l'Essai sur la Population », publié en 1798, mais dans sa
première forme ce livre de Malthus n'est qu'une déclamation d'écolier
sur des textes empruntés à De Foc; Franklin, Wallace, Sir James Stewart,
Townsend, etc. Il n'y a ni une recherche ni une idée du cru de l'auteur. La
grande sensation que fit ce pamphlet juvénile n'était due qu'à l'esprit de
parti. La Révolution française avait trouvé des défenseurs chaleureux de
l'autre côté de la Manche, et « le principe de population », peu à peu élaboré
dans le XVIII° siècle, puis, au milieu d'une grande crise sociale, annoncé à
coups de grosse caisse comme l'antidote infaillible des doctrines de Condorcet,
etc., fut bruyamment acclamé par l'oligarchie anglaise comme l'éteignoir de toutes
les aspirations au progrès humain. Malthus, tout étonné de son succès, se mit
dès lors à fourrer sans cesse dans l'ancien cadre de nouveaux matériaux
superficiellement compilés. - A l'origine l'économie politique a été cultivée
par des philosophes comme Hobbes, Locke, Hume, par des gens d'affaires et des
hommes d'Etat tels que Thomas Morus, Temple, Sully, de Witt, North, Law,
Vanderlint, Cantillon, Franklin et, avec le plus grand succès, par des médecins
comme Petty, Barbon, Mandeville, Quesnay, etc. Vers le milieu du XVIll° siècle
le pasteur Tucker, un économiste distingué pour son époque, se croit encore
obligé de s'excuser de ce qu'un homme de sa sainte profession se mêle des
choses de Mammon. Puis les pasteurs protestants s'établissent d ans l'économie
politique, à l'enseigne du « principe de population », et alors ils y
pullulent. A part le moine vénitien Ortes, écrivain spirituel et
original, la plupart des docteurs ès population sont des ministres protestants.
Citons par exemple Bruckner qui dans sa « Théorie du système animal
», Leyde, 1767, a devancé toute la théorie moderne de la population, le «
révérend » Wallace, le « révérend » Townsend, le « révérend » Malthus, et son
disciple, l'archi-révérend Th. Chalmers. Malthus, quoique ministre de la Haute
Eglise anglicane, avait au moins fait vœu de célibat comme socius
(fellow) de l'Université de Cambridge : « Socios collegiorum maritos esse non
permittimus, sed statim postquam quis uxorem, duxerit, socius collegil desinat
esse. » >(Reports of Cambridge University Cornission, p. 172.)
En général, après avoir secoué le joug du célibat catholique, les ministres
protestants revendiquèrent comme leur mission spéciale l'accomplissement du
précepte de la Bible : « Croissez et multipliez », ce qui ne les empêche pas de
prêcher en même temps aux ouvriers « le principe de population ». Ils ont
presque monopolisé ce point de doctrine chatouilleux, ce travestissement
économique du péché originel, cette pomme d'Adam, « le pressant appétit » et
les obstacles qui tendent à émousser les flèches de Cupidon (« the checks which
tend to blunt the shafts of Cupid ») comme dit gaiement le « révérend »
Townsend. On dirait que Petty pressentît ces bousilleurs, lorsqu'il écrivait :
« La religion fleurit surtout là où les prêtres subissent le plus de
macérations, de même que la loi là où les avocats crèvent de faim », mais, si
les pasteurs protestants persistent à ne vouloir ni obéir à l'apôtre saint
Paul, ni mortifier leur chair par le célibat, qu'ils prennent au moins garde de
ne pas engendrer plus de ministres que les bénéfices disponibles n'en
comportent. « S'il n'y a que douze mille bénéfices en Angleterre, il est
dangereux d'engendrer vingt-quatre mille ministres (« it will not be safe to
breed twenty-four thousand ministers »), car les douze mille
sans-cure chercheront toujours à gagner leur vie, et pour arriver à cette fin
ils ne trouveront pas de meilleur moyen que de courir parmi le peuple et de lui
persuader que les douze mille bénéficiaires empoisonnent les âmes et les affament,
et les éloignent du vrai sentier qui mène au ciel. » (William Petty : A
Treatise on taxes and contributions, Lond., 1667, p. 57.) A l'instar de
Petty, Adam Smith fut détesté par la prêtraille. >On en peut juger par un
écrit intitulé « A letter to A. Smith, L. L. D. On the Life, Death and
Philosophy of his Friend David Hume. By one of the People called Christians »,
4° éd. Oxford, 1784. L'auteur de ce pamphlet, docteur Horne, évêque anglican de
Norwich, sermonne A. Smith pour avoir publié une lettre à M. Strahan où « il
embaume son ami David » (Hume), où il raconte au monde que « sur son lit de
mort Hume s'amusait à lire Lucien et à jouer au whist »' et OÙ il pousse
l'impudence jusqu'à avouer : « J'ai toujours considéré Hume aussi bien pendant
sa vie qu'après sa mort comme aussi près de l'idéal d'un sage parfait et d'un
homme vertueux que le comporte la faiblesse de la nature humaine. » L'évêque
courroucé s'écrie : « Convient-il donc, monsieur, de nous présenter comme
parfaitement sage et vertueux le caractère et la conduite d'un homme, possédé
d'une antipathie si incurable contre tout ce qui porte le nom de religion qu'il
tourmentait son esprit pour effacer ce nom même de la mémoire des hommes ?...
Mais ne vous laissez pas décourager, amis de la vérité, l'athéisme n'en a pas
pour longtemps... Vous (A. Smith) avez eu l'atroce perversité (the atrocious
wickedness) de propager l'athéisme dans le pays (notamment par la Théorie des Sentiments Moraux)... Nous
connaissons vos ruses, maître docteur ! ce n'est pas l'intention qui vous
manque, mais vous comptez cette fois sans votre hôte. Vous voulez nous faire
croire par l'exemple de David Hume, Esquire, qu'il n'y a pas d'autre cordial
pour un esprit abattu, pas d'autre contre-poison contre la crainte de la mort
que l'athéisme... Riez donc sur les ruines de Babylone, et félicitez Pharaon,
le scélérat endurci ! » (L. c., p. 8, 17, 21, 22.) - Un autre anglican
orthodoxe qui avait fréquenté les cours d'Adam Smith, nous raconte à l'occasion
de sa mort : « L'amitié de Smith pour Hume l'a empêché d'être chrétien Il
croyait Hume sur parole, Hume lui aurait dit que la lune est un fromage vert
qu'il l'aurait cru. C'est pourquoi il a cru aussi sur parole qu'il n'y avait ni
Dieu ni miracle... Dans ses principes politiques il frisait le républicanisme.
» (« The Bee, By James Anderson », Edimb., 1791-93.) - Enfin le «
révérend » Th. Chalmers soupçonne Adam Smith d'avoir inventé la catégorie des «
travailleurs improductifs » tout exprès pour les ministres protestants, malgré
leur travail fructifère dans la vigne du Seigneur. Retour au texte (897)
898 A. Smith, l. c., t. II, p. 189. Retour au texte (898)
899 V. sur les
sophismes de cette école : Karl Marx, Zur Kritik der politischen Œkonomie, p.
165, 299. Retour au texte (899)
900 « Les ouvriers
industriels et les ouvriers agricoles se heurtent contre la même limite par
rapport à leur occupation, savoir la possibilité pour l'entrepreneur de tirer
un certain profit du produit de leur travail... Dès que leur salaire s'élève
autant que le gain du maître tombe au-dessous du profit moyen, il cesse de les
occuper ou ne consent à les occuper qu'à la condition qu'ils acceptent une
réduction de salaire. John Wade, l. c., p. 241. Retour au texte (900)
901 « Si nous
revenons maintenant à notre première étude, où il a été démontré... que le
capital lui-même n'est que le résultat du travail humain, il semble tout à fait
incompréhensible que l'homme puisse tomber sous la domination de
son propre produit, le capital, et lui être subordonné ! Et comme c'est
là incontestablement le cas dans la réalité, on est obligé de se poser malgré
soi la question : comment le travailleur a-t-il pu, de maître du capital qu'il
était, en tant que son créateur, devenir l'esclave du capital ? » (Von
Thünen : Der isolirte Staat, Zweiter Theil, Zweite Abiheilung. Rostock, 1863,
p. 5, 6.) C'est le mérite de Thünen de s'être posé ce problème, mais la
solution qu'il en donne est simplement sotte. Retour au texte (901)
902 A.
Smith, l. c., liv. I, ch. VIII. Retour au texte (902)
903 L. c., trad.
Garnier, t. I, p. 140.
904 « The
Engineering », 13 june 1874. Retour au texte
(904)
905 V. section IV de
cet ouvrage. Retour au texte (905)
906 « Le travail
ne peut acquérir cette grande extension de puissance sans une accumulation
préalable des capitaux. » (A. Smith, l. c.)
907 V. section IV,
ch. XXIV de cet ouvrage. Retour au texte
(907)
908 Census of
England and Wales, 1861, vol. III, p.
36 et 39. London, 1863. Retour au texte
(908)
909 L. c., p. 36. Retour au texte (909)
910 Un exemple
frappant de cette augmentation en raison décroissante est fourni par le
mouvement de la fabrique de toiles de coton peintes. Que l'on compare ces
chiffres : en Angleterre cette industrie exporta en 1851 cinq cent soixante-dix-sept
millions huit cent soixante-sept mille deux cent vingt-neuf yards (le yard
égale 0,914 millimètres) d'une valeur de dix millions deux cent
quatre-vingt-quinze mille six cent vingt et une livres sterling, mais en 1861 :
huit cent vingt-huit millions huit cent soixante-treize mille neuf cent
vingt-deux yards d'une valeur de quatorze millions deux cent onze mille cinq
cent soixante-douze livres sterling. Le nombre des salariés employés, qui était
en 1851 de douze mille quatre-vingt-dix-huit, ne s'était élevé en 1861 qu'à
douze mille cinq cent cinquante-six, ce qui fait un surcroît de quatre cent
cinquante-huit individus, ou, pour toute la période décennale, une augmentation
de quatre pour cent à peu près. Retour au texte
(910)
911 John Barton : « Observation on the circumstances which influence
the condition of the labouring classes of society. » London, 1817, p. 16, 17. Retour au texte (911)
912 Ricardo, l. c., p. 480. Retour au texte (912)
913 L. c., p. 469.
Retour au texte (913)
914 Richard Jones: « An introductory Lecture on Pol. Economy. »
Lond., 1833, p. 13. Retour au texte (914)
915 Ramsay, l. c., p. 90, 91. Retour au texte (915)
916 Il. Merrivale : « Lectures on colonisation and
colonies. » Lond. 1841 et 1842, v. 1, p. 146. Retour au texte (916)
917 Malthus : « Principles of Pol. Economy », p. 254, 319,
320. C'est dans ce même ouvrage que Malthus, grâce à Sismondi, découvre cette
mirifique trinité capitaliste : excès de production, - excès de population, -
excès de consommation; three very delicate monsters, en vérité ! v. Engels
: « Umrisse zu einer Kritik der Nationaloekonomie », l. c., p. 107 et suiv.
Retour au texte (917)
918 Harriet
Martineau « The Manchester strike », 1842, p.
101.
919 « Essay on
Trade and Commerce. » Lond., 1770, p. 27, 28.
920 « Reports of
Insp. of Factories, 31 oct. 1863 », p. 8.
921 Economist, jan. 21, 1860. Retour au
texte (921)
922 « Il ne semble
pas absolument vrai que la demande produise toujours l'offre juste au moment où
il en est besoin. Cela n'a pas eu lieu du moins pour le travail de fabrique, car
un grand nombre de machines chômaient faute de bras. » (Reports of Insp. of
Fact., for 31 oct. 1866, p. 81.) Retour au texte (922)
923 Discours
d'ouverture de la Conférence sur la réforme sanitaire, tenue à Birmingham, par
M. J. Chamberlaine, maire de Birmingham, le 15 janvier 1875. Retour au texte (923)
924 Census, etc., for 1861, v. III, p. 11, 2. Retour au texte (924)
925 Iddio fa che
gli uomini che esercitano mestieri di prima utilità nascono abbondantemente. Galiani,
l. c., p. 78. Retour au texte (925)
926 S. Laing : National
Distress, 1844, p. 69. Retour au texte
(926)
927 « De jour en jour il devient donc plus clair que les rapports de
production dans lesquels se meut la bourgeoisie n'ont pas un caractère un
caractère simple, mais un caractère de duplicité; que dans les mêmes rapports
dans lesquels se produit la richesse la misère se produit aussi; que dans les
mêmes rapports dans lesquels il y a développement des forces productives il y a
une force productive de répression; que ces rapports ne produisent la richesse
bourgeoise, c'est-à-dire la richesse de la classe bourgeoise, qu'en
anéantissant continuellement la richesse des membres intégrants de cette classe
et en produisant un prolétariat toujours croissant. » (Karl Marx: Misère
de la philosophie, p. 116.)
928 G. Ortès : Della
Economia nazionale libri sei, 1717, ed. Custodi, parte moderna, t. XXI,
p. 6, 9, 22, 25, etc. Retour au texte
(928)
929 A Dissertation
on the Poor Laws, by a Wellwisher
of Mankind (the Reverend M. J. Townsend), 1786, nouvelle éd. Londres, 1817, p.
15. Ce pasteur « délicat » dont le pamphlet que nous venons de citer ainsi que
le Voyage en Espagne ont été impudemment pillés par Malthus, emprunta
lui-même une bonne partie de sa doctrine à sir J. Steuart, tout en le
défigurant. Si Steuart dit, par exemple : « L'esclavage était le seul moyen de
faire travailler les hommes au-delà de leurs besoins, et pour qu'une partie de
l'Etat nourrit gratuitement l'autre; c'était un moyen violent de rendre les
hommes laborieux [pour d'autres hommes]. Alors les hommes étaient obligés à
travailler, parce qu'ils étaient esclaves d'autres hommes; aujourd'hui les
hommes sont obligés de travailler [pour d'autres hommes qui ne travaillent
pas), parce qu'ils sont esclaves de leur propre besoin » (Steuart, l. c., ch.
vit.) - il n'en conclut pas, comme le philanthrope clérical, qu'il faut mettre
aux salariés le râtelier bien haut. Il veut, au contraire, qu'en augmentant
leurs besoins on les incite à travailler davantage pour les gens comme il faut.
Retour au texte (929)
930 Storch, l. c.,
t. Ill, p. 224. Retour au texte (930)
931 Sismondi, l.
c., éd. Paris, t. I, p. 79, 80. Retour au texte
(931)
932 Cherbuliez, l.
c., p. 146. Retour au texte (932)
933 Destutt de
Tracy, l. c., p. 231. Retour au texte
(933)
934 Ceci a été
écrit en mars 1867. Retour au texte (934)
935 Tenth Report
of the Commissioners of H. M.'s Inland Revenue. Lond. 1866, p. 38. Retour au texte
(935)
936 Ces chiffres
sont suffisants pour permettre d'établir une comparaison, mais, pris d'une
façon absolue, ils sont faux, car il y a annuellement peut-être plus de cent
millions de livres sterling de revenus qui ne sont pas déclarés. Les
commissaires de l'Ireland Revenue se plaignent constamment dans chacun de leurs
rapports de fraudes systématiques, surtout de la part des commerçants et des
industriels. On y lit, par exemple : « Une compagnie par actions estimait ses
profits imposables à six mille livres sterling; le taxateur les évalua à
quatre-vingt-huit-mille livres sterling, et ce fut, en définitive, cette somme qui servit de
base à l'impôt. Une autre compagnie accusait cent quatre-vingt-dix mille livres
sterling de profit; elle fut contrainte d'avouer que le montant réel était de
deux cent cinquante mille livres sterling, etc. » (L. c., p. 42.) Retour au texte (936)
937 Census, etc., l. c., p. 29. L'assertion de John Bright que cent
cinquante landlord possèdent la moitié du sol anglais et douze la moitié de
celui de l'Écosse n'a pas été réfutée. Retour au texte (937)
938 Fourth Report, etc., of Ireland Revenue. Lond., 1860, p. 17.
939 Ce sont là des
revenus nets, dont on fait cependant certaines déductions que la loi autorise. Retour au texte (939)
940 En ce moment
même (mars 1867), le marché de l'Inde et de la Chine est de nouveau encombré
par les consignations des filateurs anglais. En 1866, le salaire de leurs
ouvriers avait déjà baissé de cinq pour cent. En 1867, un mouvement semblable a
causé une grève de vingt mille hommes à Preston. Retour au texte (940)
941 Census, etc., l. c., p. 11. Retour au texte (941)
942 « It is one of
the most rnelancholy features in the social state of the country, that while
there was a decrease in the consuming power of the people, and an increase in
the privations and distress of the labouring class and operatives, there was at
the same time a constant accumulation of wealth in the upper classes and a
constant increase of capital. »
943 « From 1842 to
1852 the taxable income of the country increased by six per cent... In the
eight years from 1853 to 1861, it had inecreased from the basis taken in 1853,
twenty pet cent... The fact is so astonishing as to be almost incredible...
This intoxicating augmentation of wealth and power... is entirely confined to
classes of property.... it must be of indirect benefit to the labouring
population, because it cheapens the commodities of general consumption - while
the rich have been growing richer, the poor have been growing less poor ! at
any rate, whether the extremes of poverty are less, I do not presurne to say. »
(Gladstone, H. of C., 16 avril 1863.) Retour au
texte (943)
944 Voy. les
renseignements officiels dans le livre bleu : Miscellaneous stalistics of
the Un. Kingdom, part VI. Lond., 1866, p. 260, 273, passim. Au lieu d'étudier
la statistique des asiles d'orphelins, etc., on pourrait jeter un coup d’œil
sur les déclamations ministérielles à propos de la dotation des enfants de la
maison royale. L'enchérissement des subsistances n'y est jamais oublié. Retour au texte (944)
945 « Think of
those who are on the border of that region (pauperism), wages... in others not
increased... human life is but, in nine cases out of ten, a struggle for
existence. » (Gladstone, Chambre des communes, 7 avril 1864.) Un écrivain
anglais, d'ailleurs de peu de valeur, caractérise les contradictions criantes
accumulées dans les discours de M. Gladstone sur le budget en 1863 et 1864 par
la citation suivante de Molière :
Voilà l'homme, en effet. Il va du blanc au
noir,
Il condamne au matin ses sentiments du soir.
Importun à tout autre, à
soi-même incommode,
Il change à tous moments d'esprit comme de mode.
The
Theory of Exchanges, etc., Londres, 1864, p. 135. Retour au texte (945)
946 Il. Fawcett,
l. c., p. 67, 82. La dépendance croissante dans laquelle se trouve le
travailleur vis-à-vis du boutiquier est une conséquence des oscillations et des
interruptions fréquentes de son travail qui le forcent d'acheter à crédit. Retour au texte (946)
947 Il serait à
souhaiter que Fr. Engels complétât bientôt son ouvrage sur la situation des
classes ouvrières en Angleterre par l'étude de la période écoulée depuis 1844,
ou qu'il nous exposât à part cette dernière période dans un second volume. Retour au texte (947)
948 Dans
l'Angleterre est toujours compris le pays de Galles. La Grande-Bretagne
comprend l'Angleterre, Galles et l'Écosse, le Royaume‑Uni, ces trois pays et
l'Irlande. Retour au texte (948)
949 Public Health. Sixth Report, etc., for 1863. Lond., 1864, p. 13.
950 L. c., p. 17. Retour au texte (950)
951 L. c., p. 13. Retour au texte (951)
952 L. c., Appendix,
p. 232. Retour au texte (952)
953 L. c., p. 232,
233. Retour au texte (953)
954 L. c., p. 15. Retour au texte (954)
955 « Nulle part
les droits de la personne humaine ne sont sacrifiés aussi ouvertement et aussi
effrontément au droit de la propriété qu'en ce qui concerne les conditions de
logement de la classe ouvrière. Chaque grande ville est un lieu de sacrifices,
un autel où des milliers d'hommes sont immolés chaque année au Moloch de la
cupidité. » (S. Laing, p. 150.)
956 Public Health. Eighth Report. London, 1866, p. 14, note.
957 L. c., p. 89.
Le Dr Hunter dit à propos des enfants que renferment ces colonies : « Nous ne
savons pas comment les enfants étaient élevés avant cette époque
d'agglomération des pauvres toujours plus considérable : mais ce serait un
audacieux prophète que celui qui voudrait nous dire quelle conduite nous avons
à attendre d'enfants qui, dans des conditions sans précédent en ce pays, font
maintenant leur éducation - qu'ils mettront plus tard en pratique - de classes
dangereuses, en passant la moitié des nuits au milieu de gens de tout âge,
ivres, obscènes et querelleurs. » (L. c., p. 56.) Retour au texte (957)
958 L. c., p. 62. Retour au texte (958)
959 Report of the
Officer of Health of St. Martin's in the Fields. 1865.
960 Public Health.
Eighth Report. Lond., 1866, p. 93.
961 L. c., p. 83. Retour au texte (961)
962 L. c., p. 89. Retour au texte (962)
963 L. c., p. 56. Retour au texte (963)
964 L. c., p. 149.
Retour au texte (964)
965 L. c., p. 50. Retour au texte (965)
Liste de l’agent d’une société d’assurances pour les ouvriers à Bradford |
|||
Vulcanstreet |
n°122 |
1 chambre |
16 personnes |
Lumleystreet |
n°13 |
1 chambre |
11 personnes |
Bowerstreet |
n° 41 |
1 chambre |
11 personnes |
Portlandstreet |
n° 112 |
1 chambre |
10 personnes |
Hardystreet |
n° 17 |
1 chambre |
10 personnes |
Northstreet |
n° 18 |
1 chambre |
16 personnes |
d° |
n° 17 |
1 chambre |
13 personnes |
Wymerstreet |
n° 19 |
1 chambre |
8 adultes |
Jawettestreet |
n° 56 |
1 chambre |
12 personnes |
Georgestreet |
n° 150 |
1 chambre |
3 familles |
Rifle-Court- Marygate |
n° 11 |
1 chambre |
11 personnes |
Marshalstreet |
n° 28 |
1 chambre |
10 personnes |
d° |
n° 49 |
3 chambres |
3 familles |
Georgestreet |
n° 128 |
1 chambre |
18 personnes |
d° |
n° 130 |
1 chambre |
16 personnes |
Edwardstreet |
n° 4 |
1 chambre |
17 personnes |
Yorkstreet |
n° 34 |
1 chambre |
2 familles |
Salt-Pinstreet |
2 chambres |
26 personnes |
Caves |
|||
Regentsquare |
1 cave |
8 personnes |
|
Acrestreet |
1 cave |
7 personnes |
|
Robert's Court |
n° 33 |
1 cave |
7 personnes |
Back Prattstreet, employé comme atelier de chaudronnerie |
1 cave |
7 personnes |
|
Ebenezerstreet |
n° 27 |
1 cave |
6 personnes |
967 L. c., p. 114.
Retour au texte (967)
968 L. c., p. 50. Retour au texte (968)
969 Public Health. Seventh Report. Lond., 1865, p. 18.
970 L. c., p. 165.
Retour au texte (970)
971 L. c., p. 18,
note. Le curateur des pauvres de la Chapel-en-le-FrithUnion écrit dans un
rapport au Registrar général : « A Doveholes, on a percé, dans une grande
colline de terre calcaire, un certain nombre de petites cavités servant
d'habitation aux terrassiers et autres ouvriers occupés au chemin de fer. Elles
sont étroites, humides, sans décharge pour les immondices et sans latrines. Pas
de ventilation, si ce n'est au moyen d'un trou à travers la voûte, lequel sert
en même temps de cheminée. La petite vérole y fait rage et a déjà occasionné
divers cas de mort parmi les Troglodytes. » L. c., n. 2. Retour au texte (971)
972 La note donnée
à la fin de la section IV se rapporte surtout aux ouvriers des mines de
charbon. Dans les mines de métal, c'est encore bien pis. Voy. Le Rapport
consciencieux de la « Royal Commission » de 1864. Retour au texte (972)
973 L. c., p. 180,
182. Retour au texte (973)
974 L. c., p. 515,
517. Retour au texte (974)
975 L. c., p. 16. Retour au texte (975)
976 « Mortalité énorme
par suite d'inanition chez les pauvres de Londres (Wholesale starvation of the
London Poor)… Pendant les derniers jours les murs de Londres étaient couverts
de grands placards où on lisait : « Bœufs gras, hommes affamés ! Les bœufs gras
ont quitté leurs palais de cristal pour engraisser les riches dans leurs salles
somptueuses, tandis que les hommes exténués par la faim dépérissent et meurent
dans leurs misérables trous. » Les placards qui portent cette inscription
menaçante sont constamment renouvelés. A peine sont-ils arrachés ou
recouverts, qu'il en reparaît de nouveaux au même endroit ou dans un endroit
également public… Cela rappelle les présages qui préparèrent le peuple français
aux événements de 1789... En ce moment, où des ouvriers anglais avec femmes et
enfants meurent de faim et de froid, l'argent anglais, le produit du travail
anglais, se place par millions en emprunts russes, espagnols, italiens, et en
une foule d'autres. » (Reynold's Newspaper, 20 jan. 1867). Il faut bien
remarquer que l'est de Londres n'est pas seulement le quartier des travailleurs
employés à la construction des navires cuirassés et à d'autres branches de la
grande industrie, mais encore le siège d'une énorme surpopulation à l'état
stagnant, répartie entre les divers départements du travail à domicile. C'est
de celle-ci qu'il s'agit dans le passage suivant, extrait du Standard,
le principal organe des tories : « Un affreux spectacle se déroulait hier dans
une partie de la métropole. Quoique ce ne fût qu'une fraction des inoccupés de
l'est de Londres qui paradait avec des drapeaux noirs, le torrent humain était
assez imposant. Rappelons-nous les souffrances de cette population. Elle meurt
de faim. Voilà le fait dans son horrible nudité ! Il y en a quarante mille !
Sous nos yeux, dans un quartier de notre merveilleuse cité, au milieu de la
plus gigantesque accumulation de richesses que le monde ait jamais vue,
quarante mille individus meurent de faim ! A l'heure qu'il est, ces milliers
d'hommes font irruption dans les autres quartiers, ils crient, ces affamés de
toutes les saisons, leurs maux dans nos oreilles, ils les crient au ciel; ils
nous parlent de leur foyer ravagé par la misère; ils nous disent qu'ils ne
peuvent ni trouver du travail ni vivre des miettes qu'on leur jette. Les contribuables
de leurs localités se trouvent eux-mêmes poussés par les charges paroissiales
sur le bord du paupérisme. » (Standard, le 5 avril 1867.) Retour au texte (976)
977 Il est de
mode, parmi les capitalistes anglais, de dépeindre la Belgique comme « le
paradis des travailleurs » parce que là « la liberté du travail » ou, ce
qui revient au même, « la liberté du capital », se trouve hors d'atteinte. Il
n'y a là ni despotisme ignominieux de Trades Unions, ni curatelle oppressive
d'inspecteurs de fabrique. - S'il y eut quelqu'un de bien initié à tous les
mystères de bonheur du « libre » travailleur belge, ce fut sans doute feu M.
Ducpétiaux, inspecteur général des prisons et des établissements de
bienfaisance belges et en même temps membre de la Commission centrale de
statistique belge. Ouvrons son ouvrage : Budgets économiques des classes
ouvrières en Belgique, Bruxelles, 1855. Nous y trouvons entre autres une
famille ouvrière belge employé normale, dont l'auteur calcule d'abord les
dépenses annuelles de même que les recettes d'après des données très exactes et
dont il compare ensuite le régime alimentaire à celui du soldat, du marin de
l'Etat et du prisonnier. La famille « se compose du père, de la mère et de quatre
enfants », Sur ces six personnes, « quatre peuvent être occupées utilement
pendant l'année entière ». On suppose « qu'il n'y a ni malades ni infirmes »,
ni « dépenses de l'ordre religieux, moral et intellectuel, sauf une somme très
minime pour le culte (chaises à l'église) », ni « de la participation aux
caisses d'épargne, à la caisse de retraite, etc.», ni« dépenses de luxe ou provenant de l'imprévoyance»;
enfin, que le père et le fils aîné se permettent « l'usage du tabac et le
dimanche la fréquentation du cabaret », ce qui leur coûte la somme totale
de quatre-vingt-six centimes par semaine. « Il résulte de l'état général des
salaires alloués aux ouvriers des diverses professions... que la moyenne la
plus élevée du salaire journalier est de un franc cinquante-six centimes pour
les hommes, quatre-vingt-neuf centimes pour les femmes, cinquante-six centimes
pour les garçons et cinquante-cinq centimes pour les filles. Calculées à ce
taux, les ressources de la famille s'élèveraient, au maximum, à mille soixante-huit
francs annuellement... Dans le ménage... pris pour type nous avons réuni toutes
les ressources possibles.
« Mais en attribuant à la mère de famille un salaire nous enlevons
à ce ménage sa direction : comment sera soigné l'intérieur ? Qui veillera aux
jeunes enfants ? Qui préparera les repas, fera les lavages, les raccommodages ?
Tel est le dilemme incessamment posé aux ouvriers. »
Le budget annuel de la famille est donc :
Le père, |
300 jours à 1,56 F |
468 F |
La mère, |
" à 0,89 F |
267 F |
Le garçon, |
" à 0,56 F |
168 F |
La fille, |
" à 0,55 F |
165 F |
Total |
1068 F |
La dépense annuelle de la famille et son déficit s'élèveraient, dans
l'hypothèse où l'ouvrier aurait l'alimentation :
Déficit |
||
Du marin, à |
1 828 F |
760 F |
Du soldat, à |
1 473 F |
705 F |
Du prisonnier, à |
1 112 F |
44 F |
On voit que peu de familles ouvrières peuvent atteindre, nous ne dirons
pas à l'ordinaire du marin ou du soldat, mais même à celui du prisonnier. La
moyenne générale (du coût de chaque détenu dans les diverses prisons pendant la
période de 1847 à 1849) pour toutes les prisons a été de soixante-trois
centimes. Ce chiffre, comparé à celui de l'entretien journalier du travailleur,
présente une différence de treize centimes. Il est en outre à remarquer que si,
dans les prisons, il faut porter en ligne de compte les dépenses
d'administration et de surveillance, par contre les prisonniers n'ont pas à
payer de loyer; que les achats qu'ils font aux cantines ne sont pas compris
dans les frais d'entretien, et que ces frais sont fortement abaisses par suite
du grand nombre de têtes qui composent les ménages et de la mise en
adjudication ou de l'achat en gros des denrées et autres objets qui entrent
dans leur consommation... Comment se fait-il, cependant, qu'un grand nombre,
nous pourrions dire la grande majorité des travailleurs, vivent à des
conditions plus économiques ? C'est... en recourant à des expédients dont
l'ouvrier seul a le secret; en réduisant sa ration journalière; en substituant
le pain de seigle au pain de froment; en mangeant moins de viande ou même en la
supprimant tout à fait, de même que le beurre, les assaisonnements; en se
contentant d'une ou deux chambres où la famille est entassée, où les garçons et
les filles couchent à côté les uns des autres, souvent sur le même grabat; en
économisant sur l'habillement, le blanchissage, les soins de propreté; en
renonçant aux distractions du dimanche; en se résignant enfin aux privations
les plus pénibles. Une fois parvenu à cette extrême limite, la moindre
élévation dans le prix des denrées, un chômage, une maladie, augmente la
détresse du travailleur et détermine sa ruine complète; les dettes
s'accumulent, le crédit s'épuise, les vêtements, les meubles les plus indispensables,
sont engagés au mont-de-piété, et, finalement, la famille sollicite son
inscription sur la liste des indigents. » (L. c., p. 151, 154, 155.) En effet,
dans ce « paradis des capitalistes » la moindre variation de prix des
subsistances de première nécessité est suivie d'une variation dans le chiffre
de la mortalité et des crimes. (V. « Manifest der Maatschappij : De,
Vlaemingen Voruit ». Brussel, 1860, p. 15, 16.) - La Belgique compte en
tout neuf cent trente mille familles qui, d'après la statistique officielle, se
distribuent de la manière suivante : quatre-vingt-dix mille familles riches
(électeurs), quatre cent cinquante mille personnes; cent quatre-vingt-dix mille
familles de la petite classe moyenne, dans les villes et les villages, un million
neuf cent cinquante mille personnes, dont une grande partie tombe sans cesse
dans le prolétariat; quatre cent cinquante mille familles ouvrières, deux
millions deux cent cinquante mille personnes. Plus de deux cent mille de ces
familles se trouvent sur la liste des pauvres ! Retour au texte (977)
978 James E. Th.
Rogers (Prof. of Polit. Econ. in the University of Oxford) : « A History of
Agriculture and Prices in England. » Oxford, 1866, v. 1, p. 690. Cet
ouvrage, fruit d'un travail consciencieux, ne comprend encore dans les deux
volumes parus jusqu'ici que la période de 1259 à 1400. Le second volume fournit
des matériaux purement statistiques. C'est la première « histoire des prix »
authentique que nous possédions sur cette époque. Retour au texte (978)
979 Reasons for
the late Increase of the Poorrate; or, a comparative view of the price of
labour and provisions. London, 1777,
p. 5, 14 et 16.
980 Observations
on Reversionary Payments. Sixth edit. By
W. Morgan. Lond., 1805, v. II , p. 158, 159. Price remarque, p. 159 : « Le prix
nominal de la journée de travail n'est aujourd'hui que quatre fois, ou tout au
plus cinq fois plus grand qu'il n'était en 1514. Mais le prix du blé est sept
fois, et celui de la viande et des vêtements environ quinze fois plus élevé.
Bien loin donc que le prix du travail ait progressé en proportion de
l'accroissement des dépenses nécessaires à la vie, il ne semble pas que
proportionnellement il suffise aujourd'hui à acheter la moitié de ce qu'il
achetait alors. » Retour au texte (980)
981 Barton, l. c.,
p. 26. Pour la fin du XVIII° siècle, Voy. Eden, l. c.
982 Parry, l. c.,
p. 86. Retour au texte (982)
983 Id., p. 213. Retour au texte (983)
984 S. Laing. Retour au texte (984)
985 England and
America. Lond., 1833, v. 1, p. 45.
986 London
Economist. 1845, p. 290. Retour au texte (986)
987 Dans ce but,
l'aristocratie foncière s'avança à elle-même - par voie parlementaire
naturellement, - sur la caisse de l'Etat, et à un taux très peu élevé,
des fonds que les fermiers lui restituent au double.
988 La catégorie
du recensement national qui embrasse les « fils, petits-fils, frère, neveu,
fille, sœur, nièce, etc., du fermier », en un mot, les membres de la famille,
que le fermier emploie lui-même, comptait en 1851 : deux cent seize mille huit
cent cinquante et un individus, mais seulement cent soixante-seize mille cent
cinquante et un en 1861. La décroissance de ce chiffre prouve la diminution des
fermiers d'une fortune, moyenne. - De 1851 à 1971, les petites fermes qui
cultivent moins de vingt acres ont diminué de plus de neuf cents, celles qui en
occupent cinquante jusqu'à soixante-quinze sont tombées de huit mille deux cent
cinquante-trois à six mille trois cent soixante-dix, et le même mouvement
descendant l'a emporté dans toutes les autres fermes au-dessous de cent acres.
Par contre, le chiffre des grandes fermes s'est considérablement élevé dans la
même période; celles de trois cents à cinq cents acres se sont accrues de sept
mille sept cent soixante et onze à huit mille quatre cent dix, celles au-dessus
de cinq cents acres, de deux mille sept cent cinquante-cinq à trois mille neuf
cent quatorze celles au-dessus de mille acres, de quatre cent
quatre-vingt-douze à cinq cent quatre-vingt-deux, etc. Retour au texte (988)
989 Le nombre des
bergers s'est accru de douze mille cinq cent dix-sept à vingt-cinq mille cinq
cent cinquante-neuf. Retour au texte
(989)
990 Census, etc., l. c., p. 36. Retour au texte (990)
991 Regers, l. c.
p. 693. « The peasant has again become a serf », l. c., p. 10. M. Rogers
appartient à l'école libérale; ami personnel des Cobden, des Bright, etc. il
n'est certes pas suspect. de panégyrique du temps passé. Retour au texte (991)
992 Public Health. Seventh Report. Lond. 1865, p. 242. Il ne faut donc pas
s'étonner que le loueur du logis en élève le prix quand il apprend que le
travailleur gagne davantage, ou que le fermier diminue le salaire d'un ouvrier,
« parce que sa femme vient de trouver une occupation ». (L. c.)
993 L. c., p. 135.
Retour au texte (993)
994 L. c., p. 34. Retour au texte (994)
995 Report of the
Commissioners... relating to Transportation and Penal Servitude. Lond. v. I, n. 50. Retour au texte (995)
996 L. c., p. 77. Memorandum
by the Lord Chief Justice.
997 L. c., v. II, Evidence.
Retour au texte (997)
998 L. c., v. I, Appendix,
p. 280. Retour au texte (998)
999 Public Health. Sixth Report. 1863. Lond., 1864, p. 238, 249, 261, 262. Retour au texte (999)
1000 L. c., p. 262.
Retour au texte (1000)
1001 L. c., p. 17.
L'ouvrier agricole anglais n'a que le quart du lait et que la moitié du pain
que consomme l'irlandais. Au commencement de ce siècle, dans son Tour
through Ireland, Arthur Young signalait déjà la meilleure alimentation de
ce dernier. La raison en est tout simplement que le pauvre fermier d'Irlande
est infiniment plus humain que le richard d'Angleterre. Ce qui est dit dans le
texte ne se rapporte pas au sud-ouest de la principauté de Galles. « Tous les
médecins de cette partie du pays s'accordent à dire que l'accroissement des cas
de mortalité par suite de tuberculose, de scrofules, etc., gagne en intensité à
mesure que l'état physique de la population se détériore, et tous attribuent
cette détérioration à la pauvreté. L'entretien journalier du travailleur rural
y est évalué à cinq pence, et dans beaucoup de districts le fermier (misérable
lui-même) donne encore moins : un morceau de viande salée, sec et dur comme de
l'acajou, ne valant pas la peine qu'il donne à digérer, ou bien un morceau de
lard servant d'assaisonnement à une grande quantité de sauce de farine et de
poireaux, ou de bouillie d'avoine, et tous les jours c'est le même régime. La
conséquence du progrès de l'industrie a été pour le travailleur, dans ce rude
et sombre climat, de remplacer le drap solide tissé chez lui par des étoffes de
coton à bon marché, et les boissons fortes par du thé « nominal... ». Après
avoir été exposé pendant de longues heures au vent et à la pluie, le laboureur
revient à son cottage, pour s'asseoir auprès d'un feu de tourbe ou de morceaux
de terre et de déchets de charbon, qui répand d'épaisses vapeurs d'acide
carbonique et d'acide sulfureux. Les murs de la hutte sont faits de terre et de
moellons; elle a pour plancher la terre nue comme avant qu'elle fût construite
et son toit est une masse de paille hachée et boursouflée. Chaque fente est
bouchée pour conserver la chaleur, et c'est là, dans une atmosphère d'une
puanteur infernale, les pieds dans la boue et son unique vêtement en train de
sécher sur son corps, qu'il prend son repas du soir avec la femme et les
enfants. Des accoucheurs, forcés de passer une partie de la nuit dans ces
huttes, nous ont raconte que leurs pieds s 'enfonçaient dans le sol et que pour
se procurer personnellement un peu de respiration ils étaient obligés de faire
un trou dans le mur, ouvrage d'ailleurs facile. De nombreux témoins de tout
rang affirment que le paysan insuffisamment nourri (underfed) est exposé
chaque nuit à ces influences malsaines et à d'autres encore. Quant au résultat,
une population débile et scrofuleuse, il est assurément on ne peut plus
démontré... D'après les communications des employés des paroisses de
Carmarthenshire et Cardiganshire, on sait que le même état de choses y règne. A
tous ces maux s'en ajoute un plus grand, la contagion de l'idiotisme.
Mentionnons encore les conditions climatériques. Des vents du sud-ouest très
violents soufflent à travers le pays pendant huit ou neuf mois de l'année, et à
leur suite arrivent des pluies torrentielles qui inondent principalement les
pentes des collines du côté de l'ouest. Les arbres sont rares, si ce n'est dans
les endroits couverts; là où ils ne sont pas protégés, ils sont tellement
secoués, qu'ils en perdent toute forme. Les huttes se cachent sous la terrasse
d'une montagne, souvent dans un ravin ou dans une carrière, et il n'y a que les
moutons lilliputiens du pays et les bêtes à cornes qui puissent trouver à vivre
dans les pâturages... Les jeunes gens émigrent à l'est, vers le district minier
de Clamorgan et de Monmouth. Carmarthenshire est la pépinière de la population
des mines et son hôtel des Invalides... Cette population ne maintient son
chiffre que difficilement. - Exemple Cardiganshire :
1851 |
1861 |
|
Sexe masculin |
45 155 |
44 446 |
Sexe féminin |
52 459 |
52 955 |
97 614 |
97401 |
(Dr Hunter's Report. Public Health. Seventh Report, 1864. Lond.,
1865, p. 498-503, passim.) Retour au
texte (1001)
1002 Cette loi a
été quelque peu améliorée en 1865. L'expérience fera voir bientôt que tous ces
replâtrages ne servent de rien.
1003 Pour faire
comprendre la suite de la citation, nous remarquerons qu'on appelle close
villages (villages fermés) ceux qui ont pour propriétaires un ou deux gros
seigneurs terriens, et open villages (villages ouverts) ceux dont le sol
est réparti entre plusieurs propriétaires. C'est dans ces derniers que des
spéculateurs en bâtiments peuvent construire des cottages et des maisons. Retour au texte (1003)
1004 Un village de ce
genre présente un assez bon aspect, mais il n'a pas plus de réalité que ceux
que Catherine Il vit dans son voyage en Crimée. Dans ces derniers temps le
berger a été banni, lui aussi, de ces show-villages. A Market Harborough, par
exemple, il y a une bergerie d'environ cinq cents acres, où le travail d'un
seul homme suffit. Pour lui épargner des marches inutiles à travers ces vastes
plaines, ces beaux pâturages de Leicester et de Northampthon, on avait ménagé
au berger une chambre dans la métairie. Maintenant on lui paie un shilling de
plus, pour qu'il loue un domicile à une grande distance, dans un village
ouvert.
1005 « Les maisons
des ouvriers (dans les localités ouvertes et naturellement toujours encombrées)
sont pour l'ordinaire bâties par rangées, le derrière sur la limite extrême du
lambeau de terrain que le spéculateur appelle sien. L'air et la lumière n'y
peuvent donc pénétrer que sur le devant. » (Dr Hunter's Report, l. c., p. 136.)
Très souvent le vendeur de bière ou l'épicier du village est loueur de maisons.
Dans ce cas l'ouvrier de campagne trouve en lui un second maître à côté du
fermier. Il lui faut être en même temps son locataire et sa pratique. « Avec
dix shillings par semaine, moins une rente de quatre livres sterling qu'il a à
payer chaque année, il est obligé d'acheter le peu qu'il consomme de thé, de
sucre, de farine, de savon, de chandelle et de bière, au prix qu*il prend
fantaisie au boutiquier de demander. » (L. c., p. 13 1.) Ces localités ouvertes
forment en réalité les « colonies pénitentiaires » du prolétariat agricole
anglais. Un grand nombre de ces cottages ne sont que des logements disponibles
où passent tous les vagabonds de la contrée. L'homme des champs et sa famille,
qui dans les conditions les plus répugnantes avaient souvent conservé une
pureté, une intégrité de caractère vraiment étonnantes, se dépravent ici tout à
fait. Il est de mode parmi les Shylocks de haute volée de lever pharisaïquement
les épaules à propos des spéculateurs en cottages, des petits propriétaires et
des localités ouvertes. Ils savent pourtant fort bien que sans leurs « villages
fermés » et sans leurs « villages de parade » ces localités ouvertes ne
pourraient exister. Sans les petits propriétaires des villages ouverts, la plus
grande partie des ouvriers du soi serait contrainte de dormir sous les arbres
des domaines où ils travaillent. » (L. c., p. 136.) Le système des villages «
ouverts » et « fermés » existe dans toutes les provinces du centre et dans
l'est de l'Angleterre. Retour au texte
(1005)
1006 « Le loueur de
maisons (fermier ou propriétaire) s'enrichit directement ou indirectement au
moyen du travail d'un homme qu'il paie dix shillings par semaine, tandis qu'il
extorque ensuite au pauvre diable quatre ou cinq livres sterling par an pour le
loyer de maisons qui ne seraient pas vendues vingt sur le marché. Il est vrai
que leur prix artificiel est maintenu par le pouvoir qu'a le propriétaire de
dire: « Prends ma maison ou fais ton paquet, et cherche de quoi vivre où tu
voudras, sans le moindre certificat signé de moi... » Si un homme désire
améliorer sa position et aller travailler dans une carrière, ou poser des rails
sur un chemin de fer, le même pouvoir est là qui lui crie : «Travaille pour moi
à bas prix, ou décampe dans les huit jours. Prends ton cochon avec toi, si tu
en as un, et réfléchis un peu à ce que tu feras des pommes de terre qui sont en
train de pousser dans ton jardin. » Dans les cas où le propriétaire (ou le
fermier) y trouve son intérêt, il exige un loyer plus fort comme punition de ce
qu'on a déserté son service. » (Dr Hunter, l. c., p. 131)
1007 « Le spectacle
de jeunes couples mariés n'a rien de bien édifiant pour des frères et sœurs
adultes, qui couchent dans la même chambre, et, bien qu'on ne puisse
enregistrer ces sortes d'exemples, il y a suffisamment de faits pour justifier
la remarque que de grandes souffrances et souvent la mort sont le lot des
femmes qui se rendent coupables d'inceste. » (Dr Hunter, l. c., p. 137.) Un
employé de police rurale, qui a fonctionné pendant de longues années comme détective
dans les plus mauvais quartiers de Londres, s'exprime ainsi sur le
compte des jeunes filles de son village : « Leur grossière immoralité dans
l'âge le plus tendre, leur effronterie et leur impudeur, dépassent tout ce que
j'ai vu de pire à Londres, pendant tout le temps de mon service... Jeunes gens
et jeunes filles adultes, pères et mères, tout cela vit comme des porcs et
couche ensemble dans la même chambre. » (Child. Empl. Comm. Sixth
Report. London, 1867. Appendix, p. 77, n° 155.)
1008 Public Health.
Seventh Report. London, 1865, p.
9-14, passim.
1009 « La noble
occupation du hind (le journalier paysan) donne de la dignité même à sa
condition. Soldat pacifique et non esclave, il mérite que le propriétaire qui
s'est arrogé le droit de l'obliger à un travail semblable à celui que le pays
exige du soldat lui assure sa place dans les rangs des hommes mariés. Son
service, - pas plus que celui du soldat, - n'est payé au prix de marché. Comme
le soldat, il est pris jeune, ignorant, connaissant seulement son métier et sa
localité. Le mariage précoce et l'effet des diverses lois sur le domicile
affectent l'un comme l'enrôlement et le mutiny act (loi sur les révoltes
militaires) affectent l'autre. » (Dr Hunter, l. c., p. 132.) Parfois, quelque
Landlord exceptionnel a une faiblesse, son cœur s'émeut de la solitude qu'il a
créée. « C'est une chose bien triste que d'être seul dans sa terre », dit le
comte de Leicester lorsqu'on vint le féliciter de l'achèvement de son château
de Holkham. « Je regarde autour de moi, et ne vois point d'autre maison que la
mienne. Je suis le géant de la tour des géants et j'ai mangé tous mes voisins.
»
1010 Un mouvement
pareil a eu lieu en France dans les dix dernières années, à mesure que la
production capitaliste s'y emparait de l'agriculture et refoulait dans les
villes la population « surnuméraire » des campagnes. Là, également, les
conditions de logement sont devenues pires et la vie plus difficile. Au sujet
du « prolétariat foncier » proprement dit, enfanté par le système des
parcelles, consulter entre
autres l'écrit déjà cité de Colins, et Karl Marx : Der Achtzehnte, Brumaire des
Louis Bonaparte. New York, 1852 (p. 56 et suiv.). En 1846, la population des
villes se représentait en France par vingt-quatre quarante-deux, celle des
campagnes par soixante-quinze cinquante-huit; en 1861, la première s'élevait à
vingt-huit quatre-vingt-six, la seconde n'était plus que de soixante et onze
quarante et un. Cette diminution s'est accrue encore dans ces dernières années.
En 1846, Pierre Dupont chantait déjà, dans sa chanson des « Ouvriers
»:
« Mal vêtus, logés dans des trous,
Sous les combles, dans les décombres,
Nous
vivons avec les hiboux
>Et les larrons amis des ombres. » Retour au texte (1010)
1011 Le sixième et
dernier rapport de la Child. Empl. Comm., publié fin de mars 1867, est
tout entier consacré à ce système des bandes agricoles. Retour au texte (1011)
1012 « Child. Empl.
Comm., VI Report. » Evidence, p. 173.
1013 Quelques chefs
de bande cependant sont parvenus à devenir fermiers de cinq cents acres, ou
propriétaires de rangées de maisons.
1014 La moitié des
filles de Bidford a été perdue par le Gang, l. c. Appendix, p. 6, n. 32.
Retour au texte (1014)
1015 V. p. 288 et
289 de cet ouvrage. Retour au texte (1015)
1016 « Le système
s'est développé dans les dernières années. Dans quelques endroits, il n'a été
introduit que depuis peu. Dans d'autres, où il est ancien, on y enrôle des enfants
plus jeunes et en plus grand nombre. » (L. c., p. 79, n. 174.) Retour au texte (1016)
1017 « Les petits
fermiers n'emploient pas les bandes. » Elles ne sont pas non plus employées sur
les terres pauvres, mais sur celles qui rapportent de deux livres sterling à
deux livres sterling dix shillings de rente par acre. (L. c., p. 17 et 14.) Retour au texte (1017)
1018 Un de ces
messieurs, effrayé d'une réduction éventuelle de ses rentes, s'emporta devant
la commission d'enquête. Pourquoi fait-on tant de tapage ? s'écrie-t-il. Parce
que le nom du système est mal sonnant. Au lieu de « Gang » dites, par exemple,
« Association industrielle-agricole-coopérative de la jeunesse rurale », et
personne n'y trouvera à redire.
1019 « Le travail
par bandes est meilleur marché que tout autre travail; voilà pourquoi on
l'emploie », dit un ancien chef de bande. (L. c., p. 17, n. 11.) « Le système
des bandes, dit un fermier, est le moins cher pour les fermiers, et sans
contredit le plus pernicieux pour les enfants. » (L. c., p. 14, n. 4.) Retour au texte (1019)
1020 « Il est hors
de doute qu'une grande partie du travail exécuté aujourd'hui dans le système
des bandes par des enfants l'était jadis par des hommes et des femmes. Là où
l'on emploie les enfants et les femmes, il y a aujourd'hui beaucoup plus
d'hommes inoccupés qu'autrefois (mure men are out of work). » L. c., p.
43, n. 102. D'un autre côté, on lit : « Dans beaucoup de districts agricoles,
principalement dans ceux qui produisent du blé, la question du travail (labour
question) est devenue si sérieuse par suite de l'émigration et des facilités
que les chemins de fer offrent à ceux qui veulent s'en aller dans les grandes
villes, que je considère les services rendus par les enfants comme absolument
indispensables. » (Ce témoin est régisseur d'un grand propriétaire.) L. c., p.
80, n. 180. - A la différence du reste du monde civilisé, la question du
travail dans les districts agricoles anglais n'est pas autre chose que la
question des Landlords et des fermiers. Il s'agit de savoir comment, malgré le
départ toujours plus considérable des ouvriers agricoles, il sera possible
d'éterniser dans les campagnes une « surpopulation relative » assez
considérable pour maintenir le taux des salaires à son minimum. Retour au texte (1020)
1021 Le « Public
Health Report », que j'ai cité dans la quatrième section de cet ouvrage, ne
traite du système des bandes agricoles qu'en passant, à l'occasion de la
mortalité des enfants; il est resté inconnu à la presse et conséquemment au
public anglais. En revanche, le sixième rapport de la Commission du Travail des
enfants a fourni aux journaux la matière, toujours bienvenue, d'articles à
sensation. Tandis que la presse libérale demandait comment les nobles gentlemen
et ladies, et les gros bénéficiers de l'Église anglicane, pouvaient laisser
grandir sur leurs domaines et sous leurs yeux un pareil abus, eux qui
organisent des missions aux antipodes pour moraliser les sauvages des îles du
Sud, la presse comme il faut se bornait à des considérations filandreuses sur
la dépravation de ces paysans, assez abrutis pour faire la traite de leurs propres
enfants ! Et pourtant, dans les conditions maudites où ces brutes sont retenues
par la classe éclairée, on s'expliquerait qu'ils les mangeassent. Ce qui étonne
réellement, c'est l'intégrité de caractère qu'ils ont en grande partie
conservée. Les rapporteurs officiels établissent que les parents détestent le
système des bandes, même dans les districts où il règne. « Dans les témoignages
que nous avons rassemblés, on trouve des preuves abondantes que les parents
seraient, dans beaucoup de cas, reconnaissants d'une loi coercitive qui les mit
à même de résister aux tentations et à la pression exercée sur eux. Tantôt
c'est le fonctionnaire de la paroisse, tantôt leur patron, qui les force, sous
menace de renvoi, à tirer profit de leurs enfants, au lieu de les envoyer à
l'école. Toute perte de temps et de force, toute souffrance qu'occasionne au
cultivateur et à sa famille une fatigue extraordinaire et inutile, tous les cas
dans lesquels les parents peuvent attribuer la perte morale de leurs enfants à
l'encombrement des cottages et à l'influence immonde des bandes, évoquent dans
l'âme de ces pauvres travailleurs des sentiments faciles à comprendre et qu'il
est inutile de détailler. Ils ont parfaitement conscience qu'ils sont assaillis
par des tourments physiques et moraux provenant de circonstances dont ils ne
sont en rien responsables, auxquelles, si cela eût été en leur pouvoir, ils
n'auraient jamais donné leur assentiment, et qu'ils sont impuissants à
combattre. » (L. c., p. XX, n. 82, et XXIII, n. 96.) Retour au texte (1021)
1022 Population de
l'Irlande : 1801 : cinq millions trois cent dix-neuf mille huit cent soixante-sept
habitants; 1811 : six millions quatre-vingt-quatre mille neuf cent
quatre-vingt-seize; 1821 : six millions huit cent soixante-neuf mille cinq
cent quarante-quatre; 1831 : sept millions huit cent vingt-huit mille
trois cent quarante-sept; 1841 : huit millions deux cent vingt-deux mille six
cent soixante-quatre. Retour au texte
(1022)
1023 Ce résultat
paraîtrait encore plus défavorable, si nous remontions plus en arrière. Ainsi,
en 1865 : trois millions six cent quatre-vingt-huit mille sept cent
quarante-deux moutons ; mais en 1856, trois millions six cent
quatre-vingt-quatorze mille deux cent quatre-vingt-quatorze; - en 1865, un
million deux cent quatre-vingt-dix-neuf mille huit cent quatre-vingt-treize
porcs, mais en 1858, un million quatre cent neuf mille huit cent
quatre-vingt-trois. Retour au texte (1023)
1024 La table qui
suit a été composée au moyen de matériaux fournis par les « Agricultural
Statistics. Ireland. General Abstracts, Dublin », pour l'année 1860 et
suiv., et par les « Agricultural Statistics. Ireland. Tables showing
the estimated average produce, etc. » Dublin, 1866. On sait que cette
statistique est officielle et soumise chaque année au Parlement. - La
statistique officielle indique pour l'année 1872, comparée avec 1871, une
diminution de cent trente-quatre mille neuf cent quinze acres dans la
superficie du terrain cultivé. Une augmentation a eu lieu dans la culture des
navets, des carottes, etc., une diminution de seize mille acres dans la surface
destinée à la culture du froment, de quatorze mille acres pour l'avoine, de
quatre mille actes pour l'orge et le seigle, de soixante-six mille six cent
trente-deux acres, pour les pommes de terre, de trente-quatre mille six cent
soixante-sept acres pour le lin, et de trente mille acres pour les
prairies, les trèfles, les vesces, les navettes et colzas. Le sol cultivé en
froment présente pendant les cinq dernières années cette échelle décroissante :
1868, deux cent quatre-vingt-cinq mille acres ; 1869, deux cent
quatre-vingt mille acres; 1870, deux cent cinquante-neuf mille acres; 1871,
deux cent quarante-quatre mille acres; 1872, deux cent vingt-huit mille actes.
Pour 1872, nous trouvons en nombres ronds une augmentation de deux mille six
cents chevaux, de quatre-vingt mille bêtes à cornes, de soixante-huit mille six
cent neuf moutons, et une diminution de deux cent trente-six mille porcs. Retour au texte (1024)
1025 « Tenth Report
of the Commissioners of Ireland Revenue. » Lond., 1866. Retour au texte
(1025)
1026 Le revenu
total annuel, sous la catégorie D, s'écarte ici de la table qui précède, à
cause de certaines déductions légalement admises.
1027 L'Irlande
étant traitée comme la terre promise du « principe de population », M. Th.
Sadler, avant de publier son Traité de la population, lança contre
Malthus son fameux livre : Ireland, its Evils and their Remedies, 2° éd.
Lond., 1829, où il prouve par la statistique comparée des différentes provinces
de l'Irlande et des divers districts de ces provinces que la misère y est
partout, non en raison directe de la densité de population, comme le veut
Malthus, mais, au contraire, en raison inverse. Retour au texte (1027)
1028 Pour la
période de 1851 à 1874, le nombre total des émigrants est de deux millions
trois cent vingt-cinq mille neuf cent vingt-deux.
1029 D'après une
table donnée par Murphy dans son livre: lreland Industrial, Political and
Social, 1870, quatre-vingt-quatorze six pour cent de toutes les fermes
n'atteignent pas cent acres, et cinq quatre pour cent les dépassent. Retour au texte (1029)
1030 Reports from
the Poor Law lnspectors on the wages of Agricultural Labourers in Dublin, 1870. Comp. aussi Agricultural
Labourers (Ireland) Return, etc., dated 8 Match 1861, Lond., 1862. Retour au texte (1030)
1031 L. c., p. 1. Retour au texte (1031)
1032 L. c., p. 12,
13. Retour au texte (1032)
1033 L. c., p. 12. Retour au texte (1033)
1034 L. c., p. 142.
Retour au texte (1034)
1035 L. c., p. 27. Retour au texte (1035)
1036 L. c., p. 26. Retour au texte (1036)
1037 L. c., p. 1. Retour au texte (1037)
1038 L. c., p. 32. Retour au texte (1038)
1039 L. c., p. 25. Retour au texte (1039)
1040 L. c., p. 30. Retour au texte (1040)
1041 L. c., p. 21,
13. Retour au texte (1041)
1042 « Such is
Irish life and such are Irish wages. » L'inspecteur Baker ajoute au passage
cité cette réflexion : « Comment ne pas comparer cet habile artisan à l'air maladif
avec les puddleurs du sud du Staffordshire, florissants et bien musclés, dont
le salaire hebdomadaire égale et souvent dépasse le revenu de plus d'un gentleman
et d'un savant, mais qui, néanmoins, restent au niveau du mendiant
et comme intelligence et comme conduite. » (Rpts of lnsp. of fact.. for 31
october 1867, p. 96, 97.)
1043 Dans la partie
du second volume de cet ouvrage qui traite de la propriété foncière, on verra
comment la législature anglaise s'est accordée avec les détenteurs anglais du
sol irlandais pour faire de la disette et de la famine les véhicules de la
révolution agricole et de la dépopulation. J'y reviendrai aussi sur la
situation des petits fermiers. En attendant, voici ce que dit Nassau W. Senior,
dans son livre posthume Journals Conversations and Essays relating to
Ireland, 2 volumes. Lond., 1868 « Comme le docteur G. le remarque
fort justement, nous avons en premier lieu notre loi des pauvres, et c'est là
déjà une arme excellente pour faire triompher les landlords. L'émigration en
est une autre. Aucun ami de l'Irlande (lisez de la domination anglaise en
Irlande) ne peut souhaiter que la guerre (entre les landlords anglais et les
petits fermiers celtes)se prolonge, et encore moins qu'elle se termine par la
victoire des fermiers. Plus cette guerre finira promptement, plus rapidement
l'Irlande deviendra un pays de pacage (grazing country), avec la
population relativement faible que comporte un pays de ce genre, mieux ce sera
pour toutes les classes. » (L. c., V. Il, p. 282.) - Les lois anglaises sur les
céréales, promulguées en 1815, garantissaient le monopole de la libre
importation de grains dans la Grande-Bretagne à l'Irlande; elles y favorisaient
ainsi, d'une manière artificielle, la culture du blé. Ce monopole lui fut
soudainement enlevé quand le Parlement, en 1846, abrogea les lois céréales.
Abstraction faite de toute autre circonstance, cet événement seul suffit pour
donner une impulsion puissante à la conversion des terres arables en pâturages,
à la concentration des fermes et à l'expulsion des cultivateurs. Dès lors, -
après avoir, de 1815 à 1846, vanté les ressources du sol irlandais qui en
faisaient le domaine naturel de la culture des grains - agronomes, économistes
et politiques anglais, tout à coup de découvrir que ce sol ne se prête guère à
d'autre production que celle des fourrages. Ce nouveau mot d'ordre, M. L. de
Lavergne s'est empressé de le répéter de l'autre côté de la Manche. Il n'y a
qu'un homme sérieux, comme M. de Lavergne l'est sans doute, pour donner dans de
telles balivernes. Retour au texte (1043)