Karl Marx
Le Capital
Livre premier
Le développement de la production capitaliste
TABLE DES MATIERES
Huitième section :
l'accumulation primitive
XXVI. Le secret de l'accumulation primitive
XXVII. L'expropriation de la
population campagnarde
XXIX. Genèse des fermiers capitalistes
XXXI. Genèse du capitaliste industriel
XXXII. Tendance historique de
l'accumulation capitaliste.
XXXIII. La théorie moderne de la
colonisation
VIII° section : L'accumulation primitive
Chapitre XXVI : Le secret de l’accumulation primitive
Nous avons vu comment l'argent devient capital, le
capital source de plus-value, et la plus-value source de capital additionnel.
Mais l'accumulation capitaliste présuppose la présence de la plus-value et
celle-ci la production capitaliste qui, à son tour, n'entre en scène qu'au
moment où des masses de capitaux et de forces ouvrières assez considérables se
trouvent déjà accumulées entre les mains de producteurs marchands. Tout ce
mouvement semble donc tourner dans un cercle vicieux, dont on ne saurait sortir
sans admettre une accumulation primitive (previous accumulation, dit
Adam Smith) antérieure à l'accumulation capitaliste et servant de point de
départ à la production capitaliste, au lieu de venir d'elle.
Cette accumulation primitive joue dans l'économie
politique à peu près le même rôle que le péché originel dans la théologie. Adam
mordit la pomme, et voilà le péché qui fait son entrée dans le monde. On nous
en expliqué l'origine par une aventure qui se serait passée quelques jours
après la création du monde.
De même, il y avait autrefois, mais il y a bien
longtemps de cela, un temps où la société se divisait en deux camps : là, des
gens d'élite, laborieux, intelligents, et surtout doués d'habitudes ménagères;
ici, un tas de coquins faisant gogaille du matin au soir et du soir au matin.
Il va sans dire que les uns entassèrent trésor sur trésor, tandis que les
autres se trouvèrent bientôt dénués de tout. De là la pauvreté de la grande
masse qui, en dépit d'un travail sans fin ni trêve, doit toujours payer de sa
propre personne, et la richesse du petit nombre, qui récolte tous les fruits du
travail sans avoir à faire oeuvre de ses dix doigts.
L'histoire du péché théologal nous fait bien voir, il
est vrai, comme quoi l'homme a été condamné par le Seigneur à gagner son pain à
la sueur de son front; mais celle du péché économique comble une lacune
regrettable en nous révélant comme quoi il y a des hommes qui échappent à cette
ordonnance du Seigneur.
Et ces insipides enfantillages, on ne se lasse pas de
les ressasser. M. Thiers, par exemple, en ose encore régaler les Français,
autrefois si spirituels, et cela dans un volume où, avec un aplomb d'homme
d'État, il prétend avoir réduit à néant les attaques sacrilèges du socialisme
contre la propriété. Il est vrai que, la question de la propriété une fois mise
sur le tapis, chacun se doit faire un devoir sacré de s'en tenir à la sagesse
de l'abécédaire, la seule à l'usage et à la portée des écoliers de tout âge (1044).
Dans les annales de l'histoire réelle, c'est la
conquête, l'asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force
brutale, qui l'a toujours emporté. Dans les manuels béats de l'économie
politique, c'est l'idylle au contraire qui a de tout temps régné. A leur dire
il n'y eut jamais, l'année courante exceptée, d'autres moyens d'enrichissement
que le travail et le droit. En fait, les méthodes de l'accumulation primitive
sont tout ce qu'on voudra, hormis matière à idylle.
Le rapport officiel entre le capitaliste et le
salarié est d'un caractère purement mercantile. Si le premier joue le rôle de
maître et le dernier le rôle de serviteur, c'est grâce à un contrat par lequel
celui-ci s'est non seulement mis au service, et partant sous la dépendance de
celui-là, mais par lequel il a renoncé à tout titre de propriété sur son propre
produit. Mais pourquoi le salarié fait-il ce marché ? Parce qu'il ne possède
rien que sa force personnelle, le travail à l'état de puissance, tandis que
toutes les conditions extérieures requises pour donner corps à cette puissance,
la matière et les instruments nécessaires à l'exercice utile du travail, le
pouvoir de disposer des subsistances indispensables au maintien de la force
ouvrière et à sa conversion en mouvement productif, tout cela se trouve de
l'autre côté.
Au fond du système capitaliste il y a dope la
séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production. Cette
séparation se reproduit sur une échelle progressive dès que le système
capitaliste s'est une fois établi; mais comme celle-là forme la base de
celui-ci, il ne saurait s'établir sans elle. Pour qu'il vienne au monde, il
faut donc que, partiellement au moins, les moyens de production aient déjà été
arrachés sans phrase aux producteurs, qui les employaient à réaliser leur
propre travail, et qu'ils se trouvent déjà détenus par des producteurs
marchands, qui eux les emploient à spéculer sur le travail d'autrui. Le
mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions
extérieures, voilà donc le fin mot de l'accumulation appelée « primitive »
parce qu'elle appartient à l'âge préhistorique du monde bourgeois.
L'ordre économique capitaliste est sorti des
entrailles de l'ordre économique féodal. La dissolution de l'un a dégagé les
éléments constitutifs de l'autre.
Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour
pouvoir disposer de sa propre personne, il lui fallait d’abord cesser d'être
attaché à la glèbe ou d'être inféodé à une autre personne; il ne pouvait non
plus devenir libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle
trouve un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs
maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d'apprentissage, etc. Le mouvement
historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc comme
leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De l*autre
côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d'eux-mêmes qu'après avoir été
dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les garanties
d'existence offertes par l'ancien ordre des choses. L'histoire de leur
expropriation n'est pas matière à conjecture - elle est écrite dans les annales
de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles.
Quant aux capitalistes entrepreneurs, ces nouveaux
potentats avaient non seulement à déplacer les maîtres des métiers, mais aussi
les détenteurs féodaux des sources de la richesse. Leur avènement se présente
de ce côté-là comme le résultat d'une lutte victorieuse contre le pouvoir
seigneurial, avec ses prérogatives révoltantes, et contre le régime corporatif avec
les entraves qu'il mettait au libre développement de la production et à la
libre exploitation de l'homme par l'homme. Mais les chevaliers d'industrie
n'ont supplanté les chevaliers d'épée qu'en exploitant des événements qui
n'étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils
que ceux dont se servit l'affranchi romain pour devenir le maître de son
patron.
L'ensemble du développement, embrassant à la fois le
genèse du salarié et celle du capitaliste, a pour point de départ la servitude
des travailleurs; le progrès qu'il accomplit consiste à changer la forme de
l'asservissement, à amener la métamorphose de l'exploitation féodale en
exploitation capitaliste. Pour en faire comprendre la marche, il ne nous faut
pas remonter trop haut. Bien que les premières ébauches de la production
capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la
Méditerranée, l'ère capitaliste ne date que du XVI° siècle. Partout où elle
éclot, l'abolition du servage est depuis longtemps un fait accompli, et le
régime des villes souveraines, cette gloire du moyen âge, est déjà en pleine
décadence.
Dans l'histoire de l'accumulation primitive, toutes
les révolutions qui servent de levier à l'avancement de la classe capitaliste
en voie de formation font époque, celles, surtout qui, dépouillant de grandes
masses de leurs moyens de production et d'existence traditionnels, les lancent
à l'improviste sur le marché du travail. Mais la base de toute cette évolution,
c'est l'expropriation des cultivateurs.
Elle ne s'est encore accomplie d'une manière radicale
qu'en Angleterre : ce pays jouera donc nécessairement le premier rôle dans
notre esquisse. Mais tous les autres pays de l'Europe occidentale parcourent le
même mouvement, bien que selon le milieu il change de couleur locale, ou se
resserre dans un cercle plus étroit, ou présente un caractère moins fortement
prononcé, ou suive un ordre de succession différent (1045).
Chapitre XXVII : L’expropriation de la
population campagnarde
En Angleterre le servage avait disparu de fait vers
la fin du XIV° siècle. L'immense majorité de la population (1046) se composait alors, et plus entièrement encore au
XV° siècle, de paysans libres cultivant leurs propres terres, quels que fussent
les titres féodaux dont on affubla leur droit de possession. Dans les grands
domaines seigneuriaux l'ancien bailli (bailiff), serf lui-même, avait
fait place au fermier indépendant. Les salariés ruraux étaient en partie des
paysans - qui, pendant le temps de loisir laissé par la culture de leurs
champs, se louaient au service des grands propriétaires - en partie une classe
particulière et peu nombreuse, de journaliers. Ceux-ci mêmes étaient aussi dans
une certaine mesure cultivateurs de leur chef, car en sus du salaire on leur
faisait concession de champs d'au moins quatre acres, avec des cottages; de
plus, ils participaient, concurremment avec les paysans proprement dits, à
l'usufruit des biens communaux, où ils faisaient paître leur bétail et se
pourvoyaient de bois, de tourbe, etc., pour le chauffage.
Nous remarquerons en passant que le serf même était
non seulement possesseur, tributaire, il est vrai, des parcelles attenant à sa
maison, mais aussi co-possesseur des biens communaux. Par exemple, quand
Mirabeau publia son livre : De la monarchie prussienne, le servage
existait encore dans la plupart des provinces prussiennes, entre autres en
Silésie. Néanmoins les serfs y possédaient des biens communaux. « On n'a
pas pu encore, dit-il, engager les Silésiens au partage des communes, tandis
que dans la nouvelle Marche, il n'y a guère de village où ce partage ne soit
exécuté avec le plus grand succès (1047) ».
Le trait le plus caractéristique de la production
féodale dans tous les pays de l'Europe occidentale, c'est le partage du sol
entre le plus grand nombre possible d'hommes-liges. Il en était du seigneur féodal
comme de tout autre souverain; sa puissance dépendait moins de la rondeur de sa
bourse que du nombre de ses sujets, c'est-à-dire du nombre des paysans établis
sur ses domaines. Le Japon, avec son organisation purement féodale de la
propriété foncière et sa petite culture, offre donc, à beaucoup d'égards, une
image plus fidèle du moyen âge européen que nos livres d'histoire imbus de
préjugés bourgeois. Il est par trop commode d'être « libéral » aux dépens du
moyen âge.
Bien que la conquête normande eût constitué toute
l'Angleterre en baronnies gigantesques - dont une seule comprenait souvent plus
de neuf cent seigneuries anglo-saxonnes - le sol était néanmoins parsemé de
petites propriétés rurales, interrompues çà et là par de grands domaines
seigneuriaux. Dès que le servage eut donc disparu et qu'au XV° siècle la
prospérité des villes prit un grand essor, le peuple anglais atteignit l'état
d'aisance si éloquemment dépeint par le chancelier Fortescue dans : De
Laudibus Legum Angliae. Mais cette richesse du peuple excluait la richesse
capitaliste.
La révolution qui allait jeter les premiers
fondements du régime capitaliste eut son prélude dans le dernier tiers du XV°
siècle et au commencement du XVI°. Alors le licenciement des nombreuses suites
seigneuriales - dont sir James Steuart dit pertinemment qu'elles
« encombraient la tour et la maison » - lança à l'improviste sur le marché
du travail une masse de prolétaires sans feu ni lieu. Bien que le pouvoir
royal, sorti lui-même du développement bourgeois, fût, dans sa tendance à la
souveraineté absolue, poussé à activer ce licenciement par des mesures
violentes, il n'en fut pas la seule cause. En guerre ouverte avec la royauté et
le Parlement, les grands seigneurs créèrent un prolétariat bien autrement considérable
en usurpant les biens communaux des paysans et en les chassant du sol qu'ils
possédaient au même titre féodal que leurs maîtres. Ce qui en Angleterre donna
surtout lieu à ces actes de violence, ce fut l'épanouissement des manufactures
de laine en Flandre et la hausse des prix de la laine qui en résulta. La longue
guerre des Deux-Roses, ayant dévoré l'ancienne noblesse, la nouvelle, fille de
son époque, regardait l'argent comme la puissance des puissances.
Transformation des terres arables en pâturages, tel fut son cri de guerre.
Dans sa « Description of England, prefixed to
Holinshed's Chronicles », Harrison raconte comment l'expropriation des
paysans a désolé le pays. « Mais qu'importe à nos grands usurpateurs
! » (What care our great encroachers !) Les maisons des paysans et les
cottages des travailleurs ont été violemment rasés ou condamnés à tomber en
ruines. Si l'on veut comparer les anciens inventaires de chaque manoir
seigneurial, on trouvera que d'innombrables maisons ont disparu avec les petits
cultivateurs qui les habitaient, que le pays nourrit beaucoup moins de gens,
que beaucoup de villes sont déchues, bien que quelques-unes de nouvelle
fondation prospèrent... A propos des villes et des villages détruits pour faire
des parcs à moutons et où l'on ne voit plus rien debout, sauf les châteaux
seigneuriaux, j'en aurais long à dire (1048). » Les plaintes de ces vieux chroniqueurs,
toujours exagérées, dépeignent pourtant d'une manière exacte l'impression
produite sur les contemporains par la révolution survenue dans l'ordre
économique de la société. Que l'on compare les écrits du chancelier Fortescue
avec ceux du chancelier Thomas More, et l'on se fera une idée de l'abîme qui
sépare le XV° siècle du XVI°. En Angleterre la classe travailleuse, dit fort
justement Thornton, fut précipitée sans transition de son âge d'or dans son âge
de fer.
Ce bouleversement fit peur à la législature. Elle
n'avait pas encore atteint ce haut degré de civilisation, où la richesse
nationale (Wealth of the nation), c'est-à-dire l'enrichissement des
capitalistes, l'appauvrissement et l'exploitation effrontée de la masse du
peuple, passe pour l'ultima Thule de la sagesse d'État.
Vers cette époque [1489], dit Bacon dans son histoire
d'Henri VII, les plaintes à propos de la conversion des terres arables en
pacages qui n'exigent que la surveillance de quelques bergers devinrent de plus
en plus nombreuses, et des fermes amodiées à vie, à long terme ou à l'année,
dont vivaient en grande partie des yeomen, furent annèxées aux terres
domaniales. Il en résulta un déclin de la population, suivi de la décadence de
beaucoup de villes, d'églises, d'une diminution des dimes, etc... Les remèdes
apportés à cette funeste situation témoignent d'une sagesse admirable de la
part du roi et du Parlement... lis prirent des mesures contre cette usurpation
dépopulatrice des terrains communaux (depopulating inclosures) et contre
l'extension des pâturages dépopulateurs (depopulating pastures) qui la
suivait de près.
Une loi d'Henri VII, 1489, c. 19, interdit la
démolition de toute maison de paysan avec attenance d'au moins vingt acres de
terre. Cette interdiction est renouvelée dans une loi de la vingt-cinquième
année du règne d'Henri VIII, où il est dit entre autres que beaucoup de fermes
et de grands troupeaux de bétail, surtout de moutons, s'accumulent en peu de
mains, d'où il résulte que les rentes du sol s'accroissent, mais que le
labourage (tillage) déchoit, que des maisons et des églises sont démolies et
d'énormes masses de peuple se trouvent dans l'impossibilité de subvenir à leur
entretien et à celui de leurs familles. La loi ordonne par conséquent la
reconstruction des maisons de ferme démolies, fixe la proportion entre les
terres à blé et les pâturages, etc. Une loi de 1533 constate que certains
propriétaires possèdent 24.000 moutons, et leur impose pour limite le chiffre
de 2.000, etc (1049).
Les plaintes du peuple, de même que les lois
promulguées depuis Henri VII, pendant cent cinquante ans, contre
l'expropriation des paysans et des petits fermiers restèrent également sans
effet. Dans ses Essays, civil and moral, sect. 20, Bacon trahit à son
insu le secret de leur inefficacité. « La loi d'Henri VII, dit-il, fut profonde
et admirable, en ce sens qu'elle créa des établissements agricoles et des
maisons rurales d'une grandeur normale déterminée, c'est-à-dire qu'elle assura
aux cultivateurs une portion de terre suffisante pour les mettre à même
d'élever des sujets jouissant d'une honnête aisance et de condition non
servile, et pour maintenir la charrue entre les mains des propriétaires et non
de mercenaires (to keep the plough in the hands of the owners and not mere
hirelings (1050)). Ce qu'il fallait à l'ordre de
production capitaliste, c'était au contraire la condition servile des masses,
leur transformation en mercenaires et la conversion de leurs moyens de travail
en capital.
Dans cette époque de transition, la législation,
chercha aussi à maintenir les quatre acres de terre auprès du cottage du
salarié agricole, et lui interdit de prendre de sous-locataires. En 1627, sous
Jacques I°, Roger Crocker de Frontmill est condamné pour avoir bâti un cottage
sur le domaine seigneurial de ce nom sans y avoir annexé quatre acres de terre
à perpétuité; en 1638, sous Charles I°, on nomme une commission royale pour
faire exécuter les anciennes lois, notamment celles sur les quatre acres.
Cromwell aussi, interdit de bâtir près de Londres, à quatre milles à la ronde,
aucune maison qui ne fût dotée d'un champ de quatre acres au moins. Enfin, dans
la première moitié du XVIII° siècle, on se plaint encore dès qu'il n'y a pas un
ou deux acres de terre adjoints au cottage de l’ouvrier agricole. Aujourd'hui
ce dernier se trouve fort heureux quand il a un petit jardin ou qu'il trouve à
louer, à une distance considérable, un champ de quelques mètres carrés.
« Landlords et fermiers, dit le Dr Hunter, se prêtent main-forte. Quelques
acres ajoutés à son cottage rendraient le travailleur trop indépendant. (1051) »
La Réforme, et la spoliation des biens d'église qui
en fut la suite, vint donner une nouvelle et terrible impulsion à
l'expropriation violente du peuple au XVI° siècle. L'Église catholique était à
cette époque propriétaire féodale de la plus grande partie du sol anglais. La
suppression des cloîtres, etc., en jeta les habitants dans le prolétariat. Les
biens mêmes du clergé tombèrent entre les griffes des favoris royaux ou furent
vendus à vil prix à des citadins, à des fermiers spéculateurs, qui commencèrent
par chasser en masse les vieux tenanciers héréditaires. Le droit de propriété
des pauvres gens sur une partie des dîmes ecclésiastiques fut tacitement
confisqué (1052). « Pauper ubique jacet (1053) » s'écriait la reine
Élisabeth après avoir fait le tour de l'Angleterre. Dans la quarante-troisième
année de son règne, on se voit enfin forcé de reconnaître le paupérisme comme
institution nationale et d'établir la taxe des pauvres. Les auteurs de cette
loi eurent honte d'en déclarer les motifs, et la publièrent sans aucun
préambule, contre l'usage traditionnel (1054). Sous Charles I°, le Parlement la déclara
perpétuelle, et elle ne fut modifiée qu'en 1834. Alors, de ce qui leur avait
été originellement accordé comme indemnité de l'expropriation subie, on fit aux
pauvres un châtiment.
Le protestantisme est essentiellement une religion
bourgeoise. Pour en faire ressortir l'« esprit » un seul exemple suffira.
C'était encore au temps d'Élisabeth : quelques propriétaires fonciers et
quelques riches fermiers de l'Angleterre méridionale se réunirent en
conciliabule pour approfondir la loi sur les pauvres récemment promulguée. Puis
ils résumèrent le résultat de leurs études communes dans in écrit, contenant
dix questions raisonnées, qu'ils soumirent ensuite à l'avis d'un célèbre
jurisconsulte d'alors, le sergent Snigge, élevé au rang de juge sous le règne
de Jacques I°. En voici un extrait :
« Neuvième question : Quelques-uns des
riches fermiers de la paroisse ont projeté un plan fort sage au moyen duquel on
peut éviter toute espèce de trouble dans l'exécution de la loi. Ils proposent
de faire bâtir dans la paroisse une prison. Tout pauvre qui ne voudra pas s'y
laisser enfermer se verra refuser l'assistance. On fera ensuite savoir dans les
environs que, si quelque individu désire louer les pauvres de cette paroisse,
il aura à remettre, à un terme fixé d'avance, des propositions cachetées
indiquant le plus bas prix auquel il voudra nous en débarrasser. Les auteurs de
ce plan supposent qu'il y a dans les comtés voisins des gens qui n'ont aucune
envie de travailler, et qui sont sans fortune ou sans crédit pour se procurer soit
ferme, soit vaisseau, afin de pouvoir vivre sans travail (so as to live
without labour). Ces gens-là seraient tout disposés à faire à la paroisse
des propositions très avantageuses. Si çà et là des pauvres venaient à mourir
sous la garde du contractant, la faute en retomberait sur lui, la paroisse
ayant rempli à l'égard de ces pauvres tous ses devoirs. Nous craignons pourtant
que la loi dont il s'agit ne permette pas des mesures de prudence (prudendial
measures) de ce genre. Mais il vous faut savoir que le reste des freeholders
(francs tenanciers) de ce comté et des comtés voisins se joindra à nous pour
engager leurs représentants à la Chambre des Communes à proposer une loi qui
permette d'emprisonner les pauvres et de les contraindre au travail, afin que
tout individu qui se refuse à l'emprisonnement perde son droit à l'assistance..
Ceci, nous l'espérons, va empêcher les misérables d'avoir besoin d'être
assistés (will prevent persons in distress from wanting relief) (1055). »
Cependant ces conséquences immédiates de la Réforme
n'en furent pas les plus importantes. La propriété ecclésiastique faisait à
l'ordre traditionnel de la propriété foncière comme un boulevard sacré. La
première emportée d'assaut, la seconde n'était plus tenable (1056).
Dans les dernières années du XVIII° siècle, la yeomanry,
classe de paysans indépendants, la proud peasantry de Shakespeare,
dépassait encore en nombre l'état des fermiers. C'est elle qui avait constitué
la force principale de la République anglaise. Ses rancœurs et ses habitudes
formaient, de l'aveu même de Macaulay, le contraste le plus frappant avec
celles des hobereaux contemporains, Nemrods grotesques, grossiers, ivrognes, et
de leurs valets, les curés de village, épouseurs empressés des « servantes
favorites » de la gentilhommerie campagnarde. Vers 1750 la yeomanry avait
disparu (1057).
Laissant de côté les influences purement économiques
qui préparaient l'expropriation des cultivateurs, nous ne nous occupons ici que
des leviers appliqués pour en précipiter violemment la marche.
Sous la restauration des Stuart, les propriétaires
fonciers vinrent à bout de commettre légalement une usurpation, accomplie
ensuite sur le continent sans le moindre détour parlementaire. Ils abolirent la
constitution féodale du sol, c'est-à-dire qu'ils le déchargèrent des servitudes
qui le grevaient, en dédommageant l'État par des impôts à lever sur les paysans
et le reste du peuple, revendiquèrent à titre de propriété privée, dans le sens
moderne, des biens possédés en vertu des titres féodaux, et couronnèrent
l’œuvre en octroyant aux travailleurs ruraux ces lois sur le domicile légal (laws
of settlement) qui faisaient d'eux une appartenance de la paroisse, tout
comme le fameux édit du Tartare, Boris Godounov, avait fait des paysans russes
une appartenance de la glèbe.
La glorieuse révolution (glorious revolution)
amena au pouvoir avec Guillaume III, prince d'Orange (1058), faiseurs d'argent, nobles terriens et capitalistes
roturiers. Ils inaugurèrent l'ère nouvelle par un gaspillage vraiment colossal
du trésor public. Les domaines de l'État que l'on n'avait pillés jusque-là
qu'avec modestie, dans des limites conformes aux bienséances, furent alors
extorqués de vive force au roi parvenu comme pots-de-vin dus à ses anciens
complices, ou vendus à des prix dérisoires, ou enfin, sans formalité aucune,
simplement annexés à des propriétés privées (1059). Tout cela à découvert, bruyamment, effrontément, au
mépris même des semblants de légalité. Cette appropriation frauduleuse du
domaine public et le pillage des biens ecclésiastiques, voilà si l'on excepte
ceux que la révolution républicaine jeta dans la circulation, la base sur
laquelle repose la puissance domaniale de l'oligarchie anglaise actuelle (1060). Les bourgeois capitalistes
favorisèrent l'opération dans le but de faire de la terre un article de
commerce, d'augmenter leur approvisionnement de prolétaires campagnards,
d'étendre le champ de la grande agriculture, etc. Du reste, la nouvelle
aristocratie foncière était l'alliée naturelle de la nouvelle bancocratie, de
la haute finance fraiche éclose et des gros manufacturiers, alors fauteurs du
système protectionniste. La bourgeoisie anglaise agissait conformément à ses
intérêts, tout comme le fit la bourgeoisie suédoise en se ralliant au contraire
aux paysans, afin d'aider les rois à ressaisir par des mesures terroristes les
terres de la couronne escamotées par l'aristocratie.
La propriété communale, tout à fait distincte de la
propriété publique dont nous venons de parler, était une vieille institution
germanique restée en vigueur au milieu de la société féodale. On a vu que les
empiètements violents sur les communes, presque toujours suivis de la
conversion des terres arables en pâturages, commencèrent au dernier tiers du
XV° siècle et se prolongèrent au delà du XVI°. Mais ces actes de rapine ne
constituaient alors que des attentats individuels combattus, vainement, il est
vrai, pendant cent cinquante ans par la législature. Mais au XVIII° siècle -
voyez le progrès ! - la loi même devint l'instrument de spoliation, ce qui
d'ailleurs n'empêcha pas les grands fermiers d'avoir aussi recours à de petites
pratiques particulières et, pour ainsi dire extra-légales (1061).
La forme parlementaire du vol commis sur les communes
est celle de « lois sur la clôture des terres communales » (Bills for
inclosures of commons). Ce sont en réalité des décrets au moyen desquels
les propriétaires fonciers se font eux-mêmes cadeau des biens communaux, des
décrets d'expropriation du peuple. Dans un plaidoyer d'avocat retors, sir F. M.
Eden cherche à présenter la propriété communale comme propriété privée, bien
qu'indivise encore, les landlords modernes ayant pris la place de leurs
prédécesseurs, les seigneurs féodaux, mais il se réfute lui-même en demandant
que le Parlement vote un statut général sanctionnant une fois pour toutes l'enclos
des communaux. Et, non content d'avoir ainsi avoué qu'il faudrait un coup
d'État parlementaire pour légaliser le transfert des biens communaux aux
landlords, il consomme sa déroute en insistant, par acquit de conscience, sur
l'indemnité due aux pauvres cultivateurs (1062). S'il n'y avait pas d'expropriés, il n'y avait
évidemment personne à indemniser.
En même temps que la classe indépendante des yeomen
était supplantée par celle des tenants at will, des petits fermiers dont
le bail peut être résilié chaque année, race timide, servile, à la merci du bon
plaisir seigneurial, - le vol systématique des terres communales, joint au
pillage des domaines de l'État, contribuait à enfler les grandes fermes
appelées au XVIII° siècle « fermes à capital (1063) » ou « fermes de marchands (1064) », et à transformer la population des campagnes
en prolétariat « disponible » pour l'industrie.
Cependant, le XVIII° siècle ne comprit pas aussi bien
que le XIX° l'identité de ces deux termes : richesse de la nation, pauvreté du
peuple. De là la polémique virulente sur l'enclos des communes que l'on
rencontre dans la littérature économique de cette époque. Des matériaux
immenses qu'elle nous a laissés sur ce sujet, il suffit d'extraire quelques
passages qui feront fortement ressortir la situation d'alors.
Dans un grand nombre de paroisses du Hertfordshire,
écrit une plume indignée, vingt-quatre fermes renfermant chacune en moyenne de
50 à 150 acres ont été réunies en trois (1065). Dans le Northamptonshire et le Lincolnshire il a
été procédé en grand à la clôture des terrains communaux; et la plupart des
nouvelles seigneuries issues de cette opération ont été converties en
pâturages, si bien que là où on labourait 1.500 acres de terre, on n'en laboure
plus que 50... Des ruines de maisons, de granges, d'étables, etc., voilà les
seules traces laissées par le anciens habitants. En maint endroit, (les
centaines de demeures et de familles... ont été réduites à huit ou dix... Dans
la plupart des paroisses où les clôtures ne datent que des quinze ou vingt
dernières années, il n'y a qu'un petit nombre de propriétaires, comparé à celui
qui cultivait le sol alors que les champs étaient ouverts. Il n'est pas rare de
voir quatre ou cinq riches éleveurs de bétail usurper des domaines, naguère
enclos, qui se trouvaient auparavant entre les mains de vingt ou trente
fermiers et d'un grand nombre de petits propriétaires et de manants. Tous ces
derniers et leurs familles sont expulsés de leurs possessions avec nombre
d'autres familles qu'ils occupaient et entretenaient (1066). » Ce n'est pas seulement les terres en friche,
mais souvent même celles qu'on avait cultivées, soit en commun, soit en payant
une certaine redevance à la commune, que les propriétaires limitrophes
s'annexèrent sous prétexte d'enclosure. Je parle ici de la clôture de
terrains et de champs déjà cultivés. Les écrivains mêmes qui soutiennent les
clôtures conviennent que, dans ce cas, elles réduisent la culture, font hausser
le prix des subsistances et amènent la dépopulation... Et, lors même qu'il ne
s'agit que de terres incultes, l'opération telle qu'elle se pratique
aujourd'hui enlève au pauvre une partie de ses moyens de subsistance et active
le développement de fermes qui sont déjà trop grandes (1067). » Quand le sol, dit le Dr Price, tombe dans
les mains d'un petit nombre de grands fermiers, les petits fermiers [qu'il a,
en un autre endroit, désignés comme autant de petits propriétaires et
tenanciers vivant eux et leurs familles du produit de la terre qu'ils
cultivent, des moutons, de la volaille, des porcs, etc. qu'ils envoient paître
sur les communaux] - les petits fermiers seront transformés en autant de
gens forcés de gagner leur subsistance en travaillant pour autrui et d'aller
acheter au marché ce qui leur est nécessaire. Il se fera plus de travail
peut-être, parce qu'il y aura plus de contrainte... Les villes et les
manufactures grandiront, parce que l'on y chassera plus de gens en quête
d'occupation. C'est en ce sens que la concentration des fermes opère
spontanément et qu'elle a opéré depuis nombre d'années dans ce royaume (1068). En somme, et c'est ainsi qu'il
résume l'effet général des enclos, la situation des classes inférieures du
peuple a empiré sous tous les rapports : les petits propriétaires et fermiers
ont été réduits à l'état de journaliers et de mercenaires, et en même temps il
est devenu plus difficile de gagner sa vie dans cette condition
(1069). » Par le fait, l'usurpation des communaux et
la révolution agricole dont elle fut suivie se firent sentir si durement chez
les travailleurs des campagnes que, d'après Eden lui-même, de 1765 à 1780, leur
salaire commença à tomber au-dessous du minimum et dut être complété au moyen
de secours officiels. « Leur salaire ne suffisait plus, dit-il, aux premiers besoins
de la vie. »
Écoutons encore un instant un apologiste des inclosures,
adversaire du docteur Price : on aurait absolument tort de conclure que le pays
se dépeuple parce qu'on ne voit plus dans les campagnes tant de gens perdre
leur temps et leur peine. S'il y en a moins dans les champs, il y en a
davantage dans les villes... Si, après la conversion des petits paysans en
journaliers obligés de travailler pour autrui, il se fait plus de travail,
n'est-ce pas là un avantage que la nation [dont les susdits « convertis »
naturellement ne font pas partie] ne peut que désirer ? Le produit sera plus
considérable, si l'on emploie dans une seule ferme leur travail combiné : il se
formera ainsi un excédent de produit pour les manufactures, et celles-ci,
vraies mines d'or de notre pays, s'accroîtront proportionnellement à la
quantité de grains fournie (1070).
Quant à la sérénité d'esprit, au stoïcisme
imperturbable, avec lesquels l'économiste envisage la profanation la plus
éhontée du « droit sacré de la propriété », et les attentats les plus
scandaleux contre les personnes, dès qu'ils aident à établir le mode de
production capitaliste, on en peut juger par l'exemple de Sir F.M. Eden, tory
et philanthrope. Les actes de rapine, les atrocités, les souffrances qui.
depuis le dernier tiers du XV° siècle jusqu'à la fin du XVIII°, forment le
cortège de l'expropriation violente des cultivateurs, le conduisent tout
simplement à cette conclusion réconfortant.e : « Il fallait établir
une juste proportion (due proportion) entre les terres de labour et les
terres de pacage. Pendant tout le XIV° siècle et la grande partie du XV°, il y
avait encore deux, trois et même quatre acres de terre arable contre un acre de
pacage. Vers le milieu du XVI° siècle, cette proportion vint à changer : il y
eut d'abord trois acres de pacage sur deux de sol cultivé, puis deux de
celui-là sur un seul de celui-ci, jusqu'à ce qu’on arrivât enfin à la juste
proportion de trois acres de terres de pacage sur un seul acre arable. »
Au XIX° siècle, on a perdu jusqu'au souvenir du lien
intime qui rattachait le cultivateur au sol communal : le peuple des campagnes
a-t-il, par exemple, jamais obtenu un liard d'indemnité pour les 3.511.770
acres qu'on lui a arrachés de 1801 à 1831 et que les landlords se sont donnés
les uns aux autres par des bills de clôture ?
Le dernier procédé d'une portée historique qu'on
emploie pour exproprier les cultivateurs s'appelle clearing of estates,
littéralement : « éclaircissement de biens-fonds ». En français on dit
« éclaircir une forêt », mais « éclaircir des biens-fonds », dans le
sens anglais, ne signifie pas une opération technique d'agronomie; c'est
l'ensemble des actes de violence au moyen desquels on se débarrasse et des
cultivateurs et de leurs demeures, quand elles se trouvent sur des biens-fonds
destinés à passer au régime de la grande culture ou à l'état de pâturage. C'est
bien à cela que toutes les méthodes d'expropriation considérées jusqu'ici ont
abouti en dernier lieu, et maintenant en Angleterre, là où il n'y a plus de
paysans à supprimer, on fait raser, comme nous l'avons vu plus haut, jusqu'aux
cottages des salariés agricoles dont la présence déparerait le sol qu’ils
cultivent. Mais le « clearing of estates », que nous allons aborder,
a pour théâtre propre la contrée de prédilection des romanciers modernes, les
Highlands d'Écosse.
Là l'opération se distingue par son caractère
systématique, par la grandeur de l'échelle sur laquelle elle s'exécute - en
Irlande souvent un landlord fit raser plusieurs villages d'un seul coup; mais
dans la haute Écosse, il s'agit de superficies aussi étendues que, plus d'une
principauté allemande - et par la forme particulière de la propriété escamotée.
Le peuple des Highlands se composait de clans dont chacun
possédait en propre le sol sur lequel il s'était établi. Le représentant du
clan, son chef ou « grand homme », n'était que le propriétaire titulaire de ce
sol, de même que la reine d'Angleterre est propriétaire titulaire du sol
national. Lorsque le gouvernement anglais parvint à supprimer définitivement
les guerres intestines de ces grands hommes et leurs incursions continuelles
dans les plaines limitrophes de la basse Écosse, ils n'abandonnèrent point leur
ancien métier de brigand; ils n'en changèrent que la forme. De leur propre
autorité ils convertirent leur droit de propriété titulaire en droit de
propriété privée, et, ayant trouvé que les gens du clan dont ils n'avaient plus
à répandre le sang faisaient obstacle à leurs projets d'enrichissement, ils
résolurent de les chasser de vive force. « Un roi d'Angleterre eût pu tout
aussi bien prétendre avoir le droit de chasser ses sujets dans la mer », dit le
professeur Newman (1071).
On peut suivre les premières phases de cette
révolution, qui commence après la dernière levée de boucliers du prétendant,
dans les ouvrages de James Anderson (1072) et de James Stuart. Celui-ci nous informe qu'à son époque, au dernier tiers
du XVIII° siècle, la haute Écosse présentait encore en raccourci un tableau de
l'Europe d'il y a quatre cents ans. « La rente [il appelle ainsi à tort le
tribut payé au chef de clan] de ces terres est très petite par rapport à leur
étendue, mais, si vous la considérez relativement au nombre des bouches que
nourrit la ferme, vous trouverez qu'une terre dans les montagnes d'Écosse
nourrit peut-être deux fois plus de monde qu'une terre de même valeur dans une
province fertile. Il en est de certaines terres comme de certains couvents de
moines mendiants : plus il y a de bouches à nourrir, mieux ils vivent (1073). »
Lorsque l'on commença, au dernier tiers du XVIII°
siècle, à chasser les Gaëls, on leur interdit en même temps l'émigration à
l'étranger, afin de les forcer ainsi à affluer à Glasgow et autres villes
manufacturières (1074).
Dans ses Observations sur la « Richesse des nations »
d'Adam Smith, publiées en 1814, David Buchanan nous donne une idée des progrès
faits par le « clearing of estates. » Dans les Highlands, dit-il, le
propriétaire foncier, sans égards pour les tenanciers héréditaires (il applique
erronément ce mot aux gens du clan qui en possédaient conjointement le sol),
offre la terre au plus fort enchérisseur, lequel, s'il est arnéliorateur
(improver), n'a rien de plus pressé que d'introduire un système nouveau. Le
sol, parsemé antérieurement de petits paysans, était très peuplé par rapport à
son rendement. Le nouveau système de culture perfectionnée et de rentes
grossissantes fait obtenir le plus grand produit net avec le moins de frais
possible, et dans ce but en se débarrasse des colons devenus désormais
inutiles... Rejetés ainsi du sol natal, ceux-ci vont chercher leur subsistance
dans les villes manufacturières, etc (1075). »
George Ensor dit dans un livre publié en 1818 : les
grands d'Écosse ont exproprié des familles comme ils feraient sarcler de
mauvaises herbes; ils ont traité des villages et leurs habitants comme les
Indiens ivres de vengeance traitent les bêtes féroces et leurs tanières. Un
homme est vendu pour une toison de brebis, pour un gigot de mouton et pour
moins encore... Lors de l'invasion de la Chine septentrionale, le grand conseil
des Mongols discuta s'il ne fallait pas extirper du pays tous les habitants et
le convertir en un vaste pâturage. Nombre de landlords écossais ont mis ce
dessein à exécution dans leur propre pays, contre leurs propres compatriotes (1076). »
Mais à tout seigneur tout honneur. L'initiative la
plus mongolique revient à la duchesse de Sutherland. Cette femme, dressée de
bonne main, avait à peine pris les rênes de l'administration qu'elle résolut
d'avoir recours aux grands moyens et de convertir en pâturage tout le comté,
dont la population, grâce à des expériences analogues, mais faites sur une plus
petite échelle, se trouvait déjà réduite au chiffre de quinze mille. De 1814 à
1820, ces quinze mille individus, formant environ trois mille familles, furent
systématiquement expulsés. Leurs villages furent détruits et brûlés, leurs
champs convertis en pâturages. Des soldats anglais, commandés pour prêter
main-forte, en vinrent aux prises avec les indigènes. Une vieille femme qui
refusait d'abandonner sa hutte périt dans les flammes. C'est ainsi que la noble
dame accapara 794.000 acres de terres qui appartenaient au clan de temps
immémorial.
Une partie des dépossédés fut absolument chassée; à
l'autre on assigna environ 6.000 acres sur le bord de la mer, terres jusque-là
incultes et n'ayant jamais rapporté un denier. Madame la duchesse poussa la
grandeur d'âme jusqu'à les affermer, à une rente moyenne de 2 sh. 6 d. par
acre, aux membres du clan qui avait depuis des siècles versé son sang au
service des Sutherland. Le terrain ainsi conquis, elle le partagea en
vingt-neuf grosses fermes à moutons, établissant sur chacune une seule famille
composée presque toujours de valets de ferme anglais. En 1825, les quinze mille
proscrits avaient déjà fait place à 131.000 moutons. Ceux qu'on avait jetés sur
le rivage de la mer s'adonnèrent à la pêche et devinrent, d'après l'expression
d'un écrivain anglais, de vrais amphibies, vivant à demi sur terre, à demi sur
eau, mais avec tout cela, ne vivant qu'à moitié (1077).
Mais il était écrit que les braves Gaëls auraient à
expier plus sévèrement encore leur idolâtrie romantique et montagnarde pour les
« grands hommes de clan ». L'odeur de leur poisson vint chatouiller les narines
de ces grands hommes, qui y flairèrent des profits à réaliser et ne tardèrent
pas à affermer le rivage aux gros mareyeurs de Londres. Les Gaëls furent une
seconde fois chassés (1078).
Enfin une dernière métamorphose s'accomplit. Une
portion des terres converties en pâturages va être reconvertie en réserves de
chasse.
On sait que l'Angleterre n'a plus de forêts
sérieuses. Le gibier élevé dans les parcs des grands n'est qu'une sorte-de
bétail domestique et constitutionnel, gras comme les aldermen de Londres.
L'Écosse est donc forcément le dernier asile de la noble passion de la chasse.
« Dans les Highlands », dit Robert Somers,
en 1848, « on a beaucoup étendu les forêts réservées aux fauves (deer
forests) (1079). Ici, du côté de Gaick, vous avez
la nouvelle forêt de Glenfeshie, et là, de l'autre côté, la nouvelle forêt
d'Ardverikie. Sur la même ligne, vous rencontrez le Black-Mount, immense désert
de création nouvelle. De l'Est à l'Ouest, depuis les environs d'Aberdeen jusqu'aux
rochers d'Oban, il y a maintenant une longue file de forêts, tandis que dans
d'autres parties des Highlands se trouvent les forêts nouvelles de Loch
Archaig, de Glengarry, de Glenmoriston, etc. La conversion de leurs champs en
pâturages... a chassé les Gaëls vers des terres moins fertiles; maintenant que
le gibier fauve commence à remplacer le mouton, leur misère devient plus
écrasante... Ce genre de forêts improvisées et le peuple ne peuvent point
exister côte à côte; il faut que l'un des deux cède la place à l'autre. Qu'on
laisse croître le chiffre et l'étendue des réserves de chasse dans le prochain
quart de siècle comme cela s'est fait dans le dernier, et l'on ne trouvera plus
un seul Gaël sur sa terre natale. D'un côté cette dévastation artificielle des
Highlands est une affaire de mode qui flatte l'orgueil aristocratique des
landlords et leur passion pour la chasse, mais de l’autre, ils se livrent au
commerce du gibier dans un but exclusivement mercantile. Il n'y a pas de doute
que souvent un espace de pays montagneux rapporte bien moins comme pacage que
comme réserve de chasse... L'amateur à la recherche d'une chasse ne met, en
général, d'autre limite à ses offres que la longueur de sa bourse
(1080)... Les Highlands ont subi des souffrances tout aussi
cruelles que celles dont la politique des rois normands a frappé l'Angleterre.
Les bêtes fauves ont eu le champ de plus en plus libre, tandis que les hommes
ont été refoulés dans un cercle de plus en plus étroit... Le peuple s'est vu
ravir toutes ses libertés l'une après l'autre... Aux yeux des landlords, c'est
un principe fixe, une nécessité agronomique que de purger le sol de ses
indigènes, comme l'on extirpe arbres et broussailles dans les contrées sauvages
de l'Amérique ou de l'Australie, et l'opération va son train tout
tranquillement et régulièrement (1081). »
Le livre de M. Robert Somers, dont nous venons de
citer quelques extraits, parut d'abord dans les colonnes du Times sous
forme de lettres sur la famine que les Gaëls, succombant devant la concurrence
du gibier, eurent à subir en 1847. De savants économistes anglais en tirèrent
la sage conclusion qu'il y avait trop de Gaëls, ce qui faisait qu'ils ne
pouvaient qu'exercer une « pression » à malsaine sur leurs
moyens de subsistance.
Vingt ans après, cet état de choses avait bien
empiré, comme le constate entre autres le professeur Leone Levi dans un
discours, prononcé en avril 1866, devant la Société des Arts. « Dépeupler
le pays, dit-il, et convertir les terres arables en pacages, c'était en premier
lieu le moyen le plus commode d'avoir des revenus sans avoir de frais...
Bientôt la substitution des deer forests aux pacages devint un
événement ordinaire dans les Highlands. Le daim en chassa le mouton comme le
mouton en avait jadis chassé l'homme... En partant des domaines du comte de
Dalhousie dans le Foriarshire, on peut monter jusqu'à ceux de John O'Groats
sans jamais quitter les prétendues forêts. Le renard, le chat sauvage, la
martre, le putois, la fouine, la belette et le lièvre des Alpes s'y sont
naturalisée il y a longtemps; le lapin ordinaire, l'écureuil et le rat en ont
récemment trouvé le chemin. D'énormes districts, qui figuraient dans la
statistique de l'Ecosse comme des prairies d'une fertilité et d'une étendue
exceptionnelles, sont maintenant rigoureusement exclus de toute sorte de
culture et d'amélioration et consacrés aux plaisirs d'une poignée de chasseurs,
et cela ne dure que quelques mois de l'année. »
Vers la fin de mai 1866, une feuille écossaise
rappelait le fait suivant dans ses nouvelles du jour : « Une des
meilleures fermes à moutons du Sutherlandshire, pour laquelle, à l'expiration
du bail courant, on avait tout récemment offert une rente de douze cent mille
l. st., va être convertie en deer forest. L'Economist de Londres,
du 2 juin 1866, écrit à cette occasion :
« Les instincts féodaux se donnent libre
carrière aujourd’hui comme au temps où le conquérant. Normand détruisait
trente-six villages pour créer la Forêt Nouvelle (New Forest)... Deux
millions d'acres comprenant les terres les plus fertiles de l'Écosse, sont tout
à fait dévastés. Le fourrage naturel de Glen Tilt passait pour un des plus
succulents du comté de Perth; la deer forest de Ben Aulden était la
meilleure prairie naturelle dans le vaste district de Badenoch; une partie de
la forêt de Black-Mount était le meilleur pâturage d'Écosse pour les moutons à
laine noire. Le sol ainsi sacrifié au plaisir de la chasse s'étend sur une superficie
plus grande que le comté de Perth de beaucoup. La perte en sources de
production que cette dévastation artificielle a causée au pays peut s'apprécier
par le fait que le sol de la forêt de Ben Aulden, capable de nourrir quinze
mille moutons, ne forme que le trentième du territoire de chasse écossais. Tout
ce terrain est devenu improductif... On l'aurait pu tout aussi bien engloutir
au fond de la mer du Nord. Il faut que le bras de la loi intervienne pour
donner le coup de grâce à ces solitudes, à ces déserts improvisés. »
Toutefois, ce même Economist de Londres publie aussi des plaidoyers en
faveur de cette fabrication de déserts. On y prouve, à l'aide de calculs
rigoureux, que le revenu net des landlords s'en est accru et, partant, la
richesse nationale des Highlands (1082).
La spoliation des biens d'église, l'aliénation
frauduleuse des domaines de l'État, le pillage des terrains communaux, la
transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même
patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les
procédés idylliques de l'accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à
l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie
des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu.
Chapitre XXVIII : La législation
sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du XV° siècle.
Les lois sur
les salaires.
La création du prolétariat sans feu ni lieu -
licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes
d'expropriations violentes et répétées - allait nécessairement plus vite que
son absorption par les manufactures naissantes. D'autre part, ces hommes
brusquement arrachés à leurs conditions de vie habituelles ne pouvaient se
faire aussi subitement à la discipline du nouvel ordre social. Il en sortit
donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds. De là, vers la fin du
XV° siècle et pendant tout le XVI°, dans l'ouest de l'Europe, une législation
sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle
furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vagabonds et de pauvres. La
législation les traita en criminels volontaires; elle supposa qu'il dépendait
de leur libre arbitre de continuer à travailler comme par le passé et comme
s'il n'était survenu aucun changement dans leur condition.
En Angleterre, cette législation commence sous le
règne de Henri VII.
Henri VIII, 1530. - Les mendiants âgés et incapables de travail
obtiennent des licences pour demander la charité. Les vagabonds robustes sont
condamnés au fouet et à l'emprisonnement. Attachés derrière une charrette, ils
doivent subir la fustigation jusqu'à ce que le sang ruisselle de leur corps;
puis ils ont à s'engager par serment à retourner soit au lieu de leur
naissance, soit à l'endroit qu'ils ont habité dans les trois dernières années,
et à « se remettre au travail » (to put themselves to labour). Cruelle
ironie ! Ce même statut fut encore trouvé trop doux dans la vingt-septième
année du règne d'Henri VIII. Le Parlement aggrava les peines par des clauses
additionnelles. En cas de première récidive, le vagabond doit être fouetté de
nouveau et avoir la moitié de l'oreille coupée; à la deuxième récidive, il
devra être traité en félon et exécuté comme ennemi de l'État.
Dans son Utopie, le chancelier Thomas More
dépeint vivement la situation des malheureux qu'atteignaient ces lois atroces.
« Ainsi il arrive », dit-il, « qu'un glouton avide et
insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s'emparer de milliers
d'arpents de terre en les entourant de pieux ou de haies, ou en tourmentant
leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à tout
vendre. » De façon ou d'autre, de gré ou de force, « il faut qu'ils
déguerpissent tous, pauvres gens, cœurs simples, hommes, femmes, époux,.
orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir; peu de
ressources, mais beaucoup de têtes, car l'agriculture a besoin de beaucoup de
bras. Il faut, dis-je, qu'ils traînent leurs pas loin de leurs anciens foyers,
sans trouver un lieu de repos. Dans d'autres circonstances, la vente de leur
mobilier et de leurs ustensiles domestiques eût pu les aider, si peu qu'ils
vaillent; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont forcés de les donner
pour une bagatelle. Et, quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu'au dernier
liard, que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu !
d'être pendus avec toutes les formes légales, ou d'aller mendier ? Et alors
encore on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu'ils mènent une vie
errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne veut donner du
travail, si empressés qu'ils soient à s'offrir pour tout genre de
besogne. » De ces malheureux fugitifs dont Thomas More, leur contemporain,
dit qu'on les força à vagabonder et à voler, « soixante-douze mille furent
exécutés sous le règne de Henri VIIII (1083) ».
Edouard VI. - Un statut de la première année de son règne
(1547) ordonne que tout individu réfractaire au travail sera adjugé pour
esclave à la personne qui l'aura dénoncé comme truand. (Ainsi, pour avoir à son
profit le travail d'un pauvre diable, on n'avait qu'à le dénoncer comme
réfractaire au travail.)
Le maître doit nourrir cet esclave au pain et à
l'eau, et lui donner de temps en temps quelque boisson faible et les restes de
viande qu'il jugera convenable. Il a le droit de l'astreindre aux besognes les
plus dégoûtantes à l'aide du fouet et de la chaîne. Si l'esclave s'absente une
quinzaine de jours, il est condamné à l'esclavage à perpétuité et sera marqué
au fer rouge de la lettre S (1084) sur la joue et le front; s'il a fui pour la troisième fois, il sera
exécuté comme félon. Le maître peut le vendre, le léguer par testament, le
louer à autrui à l'instar de tout autre bien meuble ou du bétail. Si les
esclaves machinent quelque chose contre les maîtres, ils doivent être punis de
mort. Les juges de paix ayant reçu information sont tenus de suivre les mauvais
garnements à la piste. Quand on attrape un de ces va-nu-pieds, il faut le
marquer au fer rouge du signe V sur la poitrine et le ramener à son lieu
de naissance où, chargé de fers, il aura à travailler sur les places publiques.
Si le vagabond a indiqué un faux lieu de naissance, il doit devenir, pour
punition, l'esclave à vie de ce lieu, de ses habitants ou de sa corporation; on
le marquera d'un S. Le premier venu a le droit de s'emparer des enfants
des vagabonds et de les retenir comme apprentis, les garçons jusqu'à
vingt-quatre ans, les filles jusqu'à vingt. S'ils prennent la fuite, ils
deviennent jusqu'à cet âge les esclaves des patrons, qui ont le droit de les
mettre aux fers, de leur faire subir le fouet, etc., à volonté. Chaque maître
peut passer un anneau de fer autour du cou, des bras ou des jambes de son
esclave, afin de mieux le reconnaître et d'être plus sûr de lui
(1085). La dernière partie de ce statut prévoit le cas où
certains pauvres seraient occupés par des gens ou des localités (lui veuillent
bien leur donner à boire et à manger et les mettre au travail. Ce genre
d'esclaves de paroisse s'est conservé en Angleterre jusqu'au milieu du XIX°
siècle sous le nom de roundsmen (hommes qui font les rondes).
Elisabeth, 1572. - Les mendiants sans permis et âgés de plus
de quatorze ans devront être sévèrement fouettés et marqués au fer rouge à
l'oreille gauche, si personne ne veut les prendre en service pendant deux ans.
En cas de récidive, ceux âgés de plus de dix-huit ans doivent être exécutés si
personne ne veut les employer pendant deux années. Mais, pris une troisième
fois, ils doivent être mis a mort sans miséricorde comme félons. On trouve
d'autres statuts semblables : 18 Elisabeth, 13 ch. et loi de 1597. Sous le
règne aussi maternel que virginal de « Queen Bess », on pendit les
vagabonds par fournées, rangés en longues files. Il ne se passait pas d'année
qu'il n'y en eût trois ou quatre cents d'accrochés à la potence dans un endroit
ou dans l'autre, dit Strype dans ses Annales; d'après lui, le
Somersetshire seul en compta en une année quarante d'exécutés, trente-cinq de
marqués au fer rouge, trente-sept de fouettés et cent quatre-vingt-trois - «
vauriens incorrigibles » - de relâchés. Cependant, ajoute ce philanthrope,
« ce grand nombre d'accusés ne comprend pas le cinquième des crimes
commis, grâce à la nonchalance des juges de paix et à la sotte compassion du
peuple... Dans les autres comtés de l'Angleterre, la situation n'était pas
meilleure, et, dans plusieurs, elle était pire (1086). »
Jacques I°. - Tous les individus qui courent le pays et vont
mendier sont déclarés vagabonds, gens sans aveu. Les juges de paix (tous, bien
entendu, propriétaires fonciers, manufacturiers, pasteurs, etc., investis de la
juridiction criminelle), à leurs sessions ordinaires, sont autorisés à les
faire fouetter publiquement et à leur infliger six mois de prison à la première
récidive, et deux ans à la seconde. Pendant toute la durée de l'emprisonnement,
ils peuvent être fouettés aussi souvent et aussi fort que les juges de paix le
trouveront à propos... Les coureurs de pays rétifs et dangereux doivent être
marqués d'un R (1087) sur l'épaule gauche et, si on les reprend à mendier, exécutés sans
miséricorde et privés de l'assistance du prêtre. Ces statuts ne, furent abolis
qu'en 1714.
En France, où vers la moitié du XVII° siècle les
truands avaient établi leur royaume et fait de Paris leur capitale, on trouve
dei% lois semblables. Jusqu'au commencement du règne de Louis XVI (ordonnance
(lu 13 juillet 1777), tout homme sain et bien constitué, âgé de seize à
soixante ans et trouvé sans moyens d'existence et sans profession, devait être
envoyé aux galères. Il en est de même du statut de Charles-Quint pour les
Pays-Bas, du mois d'octobre 1537, du premier édit des états et des villes de
Hollande, du 19 mars 1614, de celui des Provinces- Unies, du 25 juin 1649, etc.
C'est ainsi que la population des campagnes,
violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline
qu'exige le système du salariat par des lois d'un terrorisme grotesque, par le
fouet, la marque au fer rouge, la torture et l'esclavage.
Ce n'est pas assez que d'un côté se présentent les
conditions matérielles du travail, sous forme de capital, et de l'autre des
hommes qui n'ont rien à vendre, sauf leur puissance de travail. Il ne suffit
pas non plus qu'on les contraigne par la force à se vendre volontairement. Dans
le progrès de la production capitaliste, il se forme une classe de plus en plus
nombreuse de travailleurs, qui, grâce à l'éducation, la tradition, l'habitude,
subissent les exigences du régime aussi spontanément que le changement des
saisons. Dès que ce mode de production a acquis un certain développement, son
mécanisme brise toute résistance; la présence constante d'une surpopulation
relative maintient la loi de l'offre et la demande du travail et, partant, le
salaire dans des limites conformes aux besoins du capital, et la sourde
pression des rapports économiques achève le despotisme du capitaliste sur le
travailleur. Parfois on a bien encore recours à la contrainte, à l'emploi de la
force brutale, mais ce n'est que par exception. Dans le cours ordinaire des
choses, le travailleur peut être abandonné à l'action des « lois naturelles »
de la société, c'est-à-dire à la dépendance du capital, engendrée, garantie et
perpétuée par le mécanisme même de la production. Il en est autrement pendant
la genèse historique de la production capitaliste. La bourgeoisie naissante ne
saurait se passer de l'intervention constante de l'État; elle s'en sert pour «
régler » le salaire, c'est-à-dire pour le déprimer an niveau convenable, pour prolonger
la journée de travail et maintenir le travailleur lui-même au degré de
dépendance voulu. C'est là un moment essentiel de l'accumulation primitive.
La classe salariée, qui surgit dans la dernière
moitié du XIV° siècle, ne formait alors, ainsi que dans le siècle suivant,
qu'une très faible portion de la population. Sa position était fortement
protégée, à la campagne, par les paysans indépendants, à la ville, par le
régime corporatif des métiers; à la campagne comme à la ville, maîtres et
ouvriers étaient socialement rapprochés. Le mode de production technique ne
possédant encore aucun caractère spécifiquement capitaliste, la subordination
du travail au capital n'était que dans la forme. L'élément variable du capital
l'emportait de beaucoup sur son élément constant. La demande de travail salarié
grandissait donc rapidement avec chaque nouvelle accumulation du capital,
tandis que l'offre de travailleurs ne suivait que lentement. Une grande partie
du produit national, transformée plus tard en fonds d'accumulation capitaliste,
entrait alors encore dans le fonds de consommation du travailleur.
La législation sur le travail salarié, marquée dès
l'origine au coin de l'exploitation du travailleur et désormais toujours
dirigée contre lui (1088),
fut inaugurée en Angleterre en 1349 par le Statute of Labourers (1089) d'Edouard III. Ce statut a pour
pendant en France l'ordonnance de 1350, promulguée au nom du roi Jean. La
législation anglaise et la législation française suivent une marche parallèle,
et leur contenu est identique. Je n'ai pas à revenir sur ces statuts en tant
qu'ils concernent la prolongation forcée de la journée de travail, ce point
ayant été traité précédemment (voir chap. X, § V de cet ouvrage).
Le Statute of Labourers fut promulgué sur les
instances pressantes de la Chambre des Communes, c'est-à-dire des acheteurs de
travail. Autrefois, dit naïvement un tory, les pauvres demandaient un salaire
si élevé, que c'était une menace pour l'industrie et la richesse. Aujourd'hui
leur salaire est si bas qu'il menace également l'industrie et la richesse, et
peut-être plus dangereusement que par le passé (1090). Un tarif légal des salaires fut établi pour la
ville et la campagne, pour le travail à la tâche et le travail à la journée,
Les ouvriers agricoles durent se louer à l'année, ceux des villes faire leurs
conditions « sur le marché public ». Il fut interdit sous peine
d'emprisonnement de payer au delà du salaire légalement fixé; mais celui qui
touche le salaire supérieur encourt une punition plus sévère que celui qui le
donne. De plus, les sections 18 et 19 du statut d'apprentissage d'Elisabeth
punissent de dix jours de prison le patron qui paye un trop fort salaire et de
vingt et un jours l'ouvrier qui l'accepte. Non content de n'imposer aux patrons
individuellement que des restrictions qui tournent à leur avantage collectif,
on traite en cas de contravention le patron en compère et l'ouvrier en rebelle.
Un statut de 1360 établit des peines encore plus dures et autorisa même le
maître à extorquer du travail au tarif légal, à l'aide de la contrainte
corporelle. Tous contrats, serments, etc., par lesquels les maçons et les
charpentiers s'engageaient réciproquement furent déclarés nuls et non avenus.
Les coalitions ouvrières furent mises au rang des plus grands crimes, et y
restèrent depuis le XIV° siècle jusqu'en 1824.
L'esprit du statut de 1349, et de ceux auxquels il
servit de modèle, éclate surtout en ceci que l'on y fixe un maximum légal
au-dessus duquel le. salaire ne doit point monter, mais que l'on se garde bien
de prescrire un minimum légal au-dessous duquel il ne devrait pas tomber.
Au XIV° siècle, la situation des travailleurs
s'était, on le sait, fort empirée. Le salaire nominal s'était élevé, mais point
en proportion de la dépréciation de l'argent et de la hausse correspondante du
prix des marchandises. En réalité il avait donc baissé. Toutefois les lois
sanctionnées en vue de sa réduction n'en restèrent pas moins en vigueur, en
même temps que l'on continuait à couper l'oreille et à marquer au fer rouge
ceux que « personne ne voulait prendre à son service ». Par le statut
d'apprentissage d'Élisabeth (5 Elis. 3), les juges de paix - et, il faut
toujours y revenir, ce ne sont pas des juges dans le sens propre du mot, mais
des landlords, des manufacturiers, des pasteurs et autres membres de la classe
nantie, faisant fonction de juges - furent autorisés à fixer certains salaires
et à les modifier suivant les saisons et le prix des marchandises. Jacques I°
étendit cette réglementation du travail aux tisserands, aux fileurs et à une
foule d'autres catégories de travailleurs (1091) >. George Il étendit les lois contre les
coalitions ouvrières à toutes les manufactures.
Pendant la période manufacturière proprement dite, le
mode de production capitaliste avait assez grandi pour rendre la réglementation
légale du salaire aussi impraticable que superflue; mais on était bien aise
d'avoir sous la main, pour des cas imprévus, le vieil arsenal d'oukases. Sous
George II, le Parlement adopte un bill défendant aux compagnons tailleurs de
Londres et des environs de recevoir aucun salaire quotidien supérieur à 2 sh. 7
½ d., sauf les cas de deuil général; sous George III (13 Geo. III, c. 68), les
juges de paix sont autorisés à régler le salaire des tisseurs en soie. En 1796,
il faut même deux arrêts de cours supérieures pour décider si les ordonnances
des juges de paix sur le salaire s'appliquent également aux travailleurs non
agricoles; en 1799, un acte du Parlement déclare encore que le salaire des
mineurs d'Écosse devra être réglé d'après un statut du temps d'Élisabeth et
deux actes écossais de 1661 et de1671. Mais, sur ces entrefaites, les
circonstances économiques avaient subi une révolution si radicale qu'il se
produisit un fait inouï dans la Chambre des Communes. Dans cette enceinte où
depuis plus de quatre cents ans on ne cessait de fabriquer des lois pour fixer
au mouvement des salaires le maximum qu'il ne devait en aucun cas dépasser,
Whitbread vint proposer, en 1796, d'établir un minimum légal pour les ouvriers
agricoles. Tout en combattant la mesure, Pitt convint cependant que « les
pauvres étaient dans une situation cruelle ». Enfin, en 1813, on abolit les lois
sur la fixation des salaires; elles n'étaient plus, en effet, qu'une anomalie
ridicule, à une époque où le fabricant régissait de son autorité privée ses
ouvriers par des édits qualifiés de règlements de fabrique, où le fermier
complétait à l'aide de la taxe des pauvres le minimum de salaire nécessaire à
l'entretien de ses hommes de peine. Les dispositions des statuts sur les
contrats entre patrons et salariés, d'après lesquelles, en cas de rupture,
l'action civile est seule recevable contre les premiers, tandis que l'action
criminelle est admise contre les seconds, sont encore aujourd'hui en vigueur.
Les lois atroces contre les coalitions tombèrent en
1825 devant l'attitude menaçante du prolétariat; cependant on n'en fit point
table rase. Quelques beaux restes des statuts ne disparurent qu'en 1859. Enfin,
par la loi du 29 juin 1871, on prétendit effacer les derniers vestiges de cette
législation de classe en reconnaissant l'existence légale des trade-unions
(sociétés ouvrières de résistance) mais par une loi supplémentaire de la même
date (An Act to amend the criminal Law relating to violence, threats and
molestation (1092)),
les lois contre la coalition se trouvèrent de fait rétablies sous une nouvelle
forme. Les moyens auxquels en cas de, grève ou de lock-out (on appelle ainsi la
grève des patrons qui se coalisent pour fermer tous à la fois leurs fabriques)
les ouvriers peuvent recourir dans l'entraînement de la lutte, furent
soustraits par cet escamotage parlementaire au droit commun, et tombèrent sous
le coup d'une législation pénale d'exception, interprétée par les patrons en
leur qualité de juges de paix. Deux ans auparavant, cette même Chambre des
Communes et ce même M. Gladstone qui, par l'édit supplémentaire de 1871, ont
inventé de nouveaux délits propres aux travailleurs, avaient honnêtement fait
passer en seconde lecture un bill pour mettre fin, en matière criminelle, à
toutes lois d'exception contre la classe ouvrière. Pendant deux ans, nos fins
compères s'en tinrent à la seconde lecture; on traîna l'affaire en longueur
jusqu'à ce que le a grand Parti libéral » eût trouvé dans une alliance avec les
tories le courage de faire volte-face contre le prolétariat qui l'avait porté
au pouvoir. Et, non content de cet acte de trahison, le grand parti libéral,
toujours sous les auspices de son onctueux chef, permit aux juges anglais,
toujours empressés à servir les classes régnantes, d'exhumer les lois surannées
sur la conspiration pour les appliquer à des faits de coalition. Ce n'est, on
le voit, qu'à contre-cœur et sous la pression menaçante des masses que le
Parlement anglais renonce aux lois contre les coalitions et les trade-unions,
après avoir lui-même, avec un cynisme effronté, fait pendant cinq siècles
l'office d'une trade-union permanente des capitalistes contre les travailleurs.
Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la
bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d'association
que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin
1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts
communs fut stigmatisé d'attentat « contre la liberté et la déclaration des
droits de l'homme », punissable d'une amende de 500 livres, jointe à la
privation pendant un an des droits de citoyen actif (1093).
Ce décret qui, à l'aide du code pénal et de la
police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites
agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de
dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n'y a pas touché. Ce n'est que tout
récemment qu'Il a été effacé du code pénal, et encore avec quel luxe de
ménagements ! Rien qui caractérise ce coup d'Etat bourgeois comme le prétexte
allégué. Le rapporteur de la loi Chapelier, que Camille Desmoulins qualifie de
« misérable ergoteur (1094) », veut bien avouer que le salaire de la journée de travail devrait
être un peu plus considérable qu'il l'est à présent... car dans une nation
libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les
reçoit, soit hors de cette dépendance absolue que produit la privation
des besoins de première nécessité, et qui est presque celle de l'esclavage.
Néanmoins il est, d'après lui, « instant de prévenir le progrès de ce désordre
», à savoir « les coalitions que formeraient les ouvriers pour faire
augmenter... le prix de la journée de travail », et pour mitiger celle
dépendance absolue qui est presque celle de l'esclavage. Il faut absolument le
réprimer, et pourquoi ? Parce que les ouvriers portent ainsi atteinte à la
liberté « des entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres », et qu'en
empiétant sur le despotisme de ces ci-devant maîtres de corporation - on ne
l'aurait jamais deviné - ils cherchent à recréer les corporations anéanties «
par la révolution (1095)
».
Chapitre XXIX : La genèse du fermier capitaliste
Après avoir considéré la création violente d'un
prolétariat sans feu ni lieu, la discipline sanguinaire qui le transforme en
classe salariée, l'intervention honteuse de l'État, favorisant l'exploitation
du travail - et, partant, l'accumulation du capital - du renfort de sa police,
nous ne savons pas encore d'où viennent, originairement, les capitalistes. Car
il est clair que l'expropriation de la population des campagnes n'engendre
directement que de grands propriétaires fonciers.
Quant à la genèse du fermier capitaliste, nous
pouvons pour ainsi dire la faire toucher du doigt, parce que c'est un mouvement
qui se déroule lentement et embrasse des siècles. Les serfs, de même que les
propriétaires libres, grands ou petits, occupaient leurs terres à des titres de
tenure très divers : ils se trouvèrent donc, après leur émancipation, placés
dans des circonstances économiques très différentes.
En Angleterre, le fermier apparaît d'abord sous la
forme du bailiff (bailli), serf lui-même. Sa position ressemble à celle
du villicus de l'ancienne Rome, mais dans une sphère d'action plus
étroite. Pendant la seconde moitié du XIV° siècle, il est remplacé par le
fermier libre, que le propriétaire pourvoit de tout le capital requis,
semences, bétail et instruments de labour. Sa condition diffère peu de celle
des paysans, si ce n'est qu'il exploite plus de journaliers. Il devient bientôt
métayer, colon partiaire. Une partie du fonds de culture est alors avancée par
lui, l'autre par le propriétaire; tous deux se partagent le produit total
suivant une proportion déterminée par contrat. Ce mode de fermage, qui s'est
maintenu si longtemps en France, en Italie, etc., disparaît rapidement en
Angleterre pour faire place au fermage proprement dit, où le fermier avance le
capital, le fait valoir, en employant des salariés, et paie au propriétaire à
titre de rente foncière une partie du produit net annuel, à livrer en nature ou
en argent, suivant les stipulations du bail.
Tant que le paysan indépendant et le journalier
cultivant en outre pour son propre compte s'enrichissent par leur travail
personnel, la condition du fermier et son champ de production restent également
médiocres. La révolution agricole des trente dernières années du XV° siècle,
prolongée jusqu'au dernier quart du XVI°, l'enrichit aussi vite qu'elle
appauvrit la population des campagnes (1096). L'usurpation des pâtures communales, etc., lui
permet d'augmenter rapidement et presque sans frais son bétail, dont il tire
dès lors de gros profits par la vente, par l'emploi comme bêtes de somme et
enfin par une fumure plus abondante du sol.
Au XVI° siècle il se produisit un fait considérable
qui rapporta des moissons d'or aux fermiers, comme aux autres capitalistes
entrepreneurs. Ce fut la dépréciation progressive des métaux précieux et, par
conséquent, de la monnaie. Cela abaissa à la ville et à la campagne le taux des
salaires, dont le mouvement ne suivit que de loin la hausse de toutes les
autres marchandises. Une portion du salaire des ouvriers ruraux entra dès lors
dans les profits de la ferme. L'enchérissement continu du blé, de la laine, de
la viande, en un mot, de tous les produits agricoles, grossit le capital argent
du fermier, sans qu'il y fût pour rien, tandis que la rente foncière qu'il
avait à payer diminua en raison de la dépréciation de l'argent survenue pendant
la durée du bail. Et il faut bien remarquer qu'au XVI° siècle, les baux de
ferme étaient encore, en général, à long terme, souvent à quatre-vingt-dix-neuf
ans. Le fermier s'enrichit donc à la fois aux dépens de ses salariés et aux
dépens de ses propriétaires (1097). Dès lors rien d'étonnant que l'Angleterre possédât à la fin du XVI°
siècle une classe de fermiers capitalistes très riches pour l'époque (1098).
Chapitre XXX : Contrecoup de la
révolution agricole sur l’industrie.
Établissement du marché intérieur pour le capital
industriel
L'expropriation et l'expulsion, par secousses
toujours renouvelées, des cultivateurs fournit, comme on l'a vu, à l'industrie
des villes des masses de prolétaires recrutés entièrement en dehors du milieu
corporatif, circonstance heureuse qui fait croire au vieil Anderson (qu'il ne
faut pas confondre avec James Anderson), dans son Histoire du commerce, à
une intervention directe de la Providence. Il nous faut nous arrêter un instant
encore à cet élément de l'accumulation primitive. La raréfaction de la population
campagnarde composée de paysans indépendants, cultivant leurs propres champs,
n'entraîna pas seulement la condensation du prolétariat industriel, de même
que, suivant l'hypothèse de Geoffroy Saint-HiIaire, la raréfaction de la
matière cosmique sur un point en entraîne la condensation sur un autre (1099). Malgré le nombre décroissant de
ses cultivateurs, le sol rapporta autant, et même plus de produits
qu'auparavant, parce que la révolution dans les conditions de la propriété
foncière était accompagnée du perfectionnement des méthodes de culture, de la
coopération sur une plus grande échelle, de la concentration des moyens de
production, etc. En outre, les salariés agricoles furent astreints à un labeur
plus intense (1100), tandis que le champ qu'ils
exploitaient pour leur propre compte et à leur propre bénéfice se rétrécissait
progressivement, le fermier s'appropriant ainsi de plus en plus tout leur temps
de travail libre. C'est de cette manière que les moyens de subsistance d'une
grande partie de la population rurale se trouvèrent disponibles en même temps
qu'elle et qu'ils durent figurer à l'avenir comme élément matériel du capital
variable. Désormais le paysan dépossédé dut en acheter la valeur, sous forme de
salaire, de son nouveau maître, le capitaliste manufacturier. Et il en fut des
matières premières de l'industrie provenant de l'agriculture comme des
subsistances : elles se transformèrent en élément du capital constant.
Figurons-nous, par exemple, une partie des paysans
westphaliens, qui du temps de Frédéric II, filaient tous le lin, brusquement
expropriée du sol, et la partie restante convertie en journaliers de grandes
fermes. En même temps s'établissent des filatures et des tissanderies de
dimensions plus ou moins considérables, où les ci-devant paysans sont embauchés
comme salariés.
Le lin ne paraît pas autre que jadis, pas une de ses
fibres n'est changée, mais une nouvelle âme sociale s'est, pour ainsi dire, glissée
dans son corps. Il fait désormais partie du capital constant du maître
manufacturier. Réparti autrefois entre une multitude de petits producteurs qui
le cultivaient eux-mêmes et le filaient en famille par petites fractions, il
est aujourd'hui concentré dans les mains d'un capitaliste pour qui d'autres
filent et tissent. Le travail supplémentaire dépensé dans le filage se
convertissait autrefois en un supplément de revenu pour d'innombrables familles
de paysans, ou, si l'on veut, puisque nous sommes au temps de Frédéric, en
impôts « pour le roi de Prusse ». Il se convertit maintenant en profit pour un
petit nombre de capitalistes. Les rouets et les métiers, naguère dispersés sur
la surface du pays, sont à présent rassemblés dans quelques grands ateliers-casernes,
ainsi que les travailleurs et les matières premières. Et rouets, métiers et
matières premières, ayant cessé de servir de moyens d'existence indépendante à
ceux qui les manœuvrent, sont désormais métamorphosés en moyens de commander
des fileurs et des tisserands et d'en pomper du travail gratuit
(1101).
Les grandes manufactures ne trahissent pas à première
vue leur origine comme les grandes fermes. Ni la concentration des petits
ateliers dont elles sont sorties, ni le grand nombre de petits producteurs
indépendants qu'il a fallu exproprier pour les former ne laissent de traces
apparentes.
Néanmoins l'intuition populaire ne s'y laisse point
tromper. Du temps de Mirabeau, le lion révolutionnaire, les grandes manufactures
portaient encore le nom de « manufactures réunies », comme on parle à
présent de « terres réunies ». Mirabeau dit : « On ne fait attention
qu'aux grandes manufactures, où des centaines d'hommes travaillent sous un
directeur, et que l'on nomme communément manufactures réunies. Celles où
un très grand nombre d'ouvriers travaillent chacun séparément, et chacun pour
son propre compte, sont à peine considérées; on les met à une distance infinie
des autres. C'est une très grande erreur; car ces dernières font seules un
objet de prospérité nationale vraiment importante... La fabrique réunie
enrichira prodigieusement un ou deux entrepreneurs, mais les ouvriers ne seront
que des journaliers plus ou moins payés, et ne participeront en rien au bien de
l'entreprise. Dans la fabrique séparée, au contraire, personne ne deviendra
riche, mais beaucoup d'ouvriers seront à leur aise; les économes et les
industrieux pourront amasser un petit capital, se ménager quelque ressource
pour la naissance d'un enfant, pour une maladie, pour eux-mêmes, ou pour
quelqu'un des leurs. Le nombre des ouvriers économes et industrieux augmentera,
parce qu'ils verront dans la bonne conduite, dans l'activité, un moyen
d'améliorer essentiellement leur situation, et non d'obtenir un petit rehaussement
de gages, qui ne peut jamais être un objet important pour l'avenir, et dont le
seul produit est de mettre les hommes en état de vivre un peu mieux, mais
seulement au jour le jour... Les manufactures réunies, les entreprises de
quelques particuliers qui soldent des ouvriers au jour la journée, pour
travailler à leur compte, peuvent mettre ces particuliers à leur aise; mais
elles ne feront jamais un objet digne de l'attention des gouvernements (1102). » Ailleurs il désigne les
manufactures séparées, pour la plupart combinées avec la petite culture, comme
« les seules libres ». S'il affirme leur supériorité comme
économie et productivité sur les « fabriques réunies » et ne voit dans
celles-ci que des fruits de serre gouvernementale, cela s'explique par l'état
où se trouvaient alors la plupart des manufactures continentales.
Les événements qui transforment les cultivateurs en
salariés, et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du
capital, créent à celui-ci son marché intérieur. Jadis la même famille paysanne
façonnait d'abord, puis consommait directement - du moins en grande partie -
les vivres et les matières brutes, fruits de son travail. Devenus maintenant
marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures
fournissent le marché. D'autre part, les ouvrages tels que fils, toiles,
laineries ordinaires, etc., - dont les matériaux communs se trouvaient à la
portée de toute famille de paysans - jusque-là produits à la campagne, se
convertissent dorénavant en articles de manufacture auxquels la campagne sert
de débouché, tandis que la multitude de chalands dispersés, dont
l'approvisionnement local se tirait en détail de nombreux petits producteurs
travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne forme plus qu'un
grand marché pour le capital industriel (1103). C'est ainsi que l'expropriation des paysans, leur
transformation en salariés, amène l'anéantissement de l'industrie domestique
des campagnes, le divorce de l'agriculture d'avec toute sorte de manufacture.
Et, en effet, cet anéantissement de l'industrie domestique du paysan peut seul
donner au marché intérieur d'un pays l'étendue et la constitution qu'exigent
les besoins de la production capitaliste.
Pourtant la période manufacturière proprement dite ne
parvient point à rendre cette révolution radicale. Nous avons vu qu'elle ne
s'empare de l'industrie nationale que d'une manière fragmentaire, sporadique,
ayant toujours pour base principale les métiers des villes et l'industrie
domestique des campagnes. Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans
certaines branches particulières et sur certains points, elle la fait naître
sur d'autres, car elle ne saurait s'en passer pour la première façon des
matières brutes. Elle donne ainsi lieu à la formation d'une nouvelle classe de
petits laboureurs pour lesquels la culture du sol devient l'accessoire, et le
travail industriel, dont l'ouvrage se vend aux manufactures, soit directement,
soit par l'intermédiaire du commerçant, l'occupation principale. Il en fut
ainsi, par exemple, de la culture du lin sur la fin du règne d'Elisabeth. C'est
là une des circonstances qui déconcertent lorsqu'on étudie de près l'histoire
de l'Angleterre. En effet, dès le dernier tiers du XV° siècle, les plaintes
contré l'extension croissante de l'agriculture capitaliste et la destruction
progressive des paysans indépendants ne cessent d'y retentir que pendant de
courts intervalles, et en même temps on retrouve constamment ces paysans,
quoique en nombre toujours moindre et dans des conditions de plus en plus
empirées. Exceptons pourtant le temps de Cromwell : tant que la République
dura, toutes les couches de la population anglaise se relevèrent de la dégradation
où elles étaient tombées sous le règne des Tudors.
Cette réapparition des petits laboureurs est en
partie, comme nous venons de le voir, l'effet du régime manufacturier lui-même,
mais la raison première en est que l'Angleterre s'adonne de préférence tantôt à
la culture des grains, tantôt à l'élève du bétail, et que ses périodes
d'alternance embrassent les unes un demi-siècle, les autres à peine une
vingtaine d'années; le nombre des petits laboureurs travaillant à leur compte
varie aussi conformément à ces fluctuations.
C'est la grande industrie seule qui, au moyen des
machines, fonde l'exploitation agricole capitaliste, sur une base permanente,
qui fait radicalement exproprier l'immense majorité de la population rurale, et
consomme la séparation de l'agriculture d'avec l'industrie domestique des
campagnes, en en extirpant les racines - le filage et le tissage. Par exemple :
« des manufactures proprement dites et de la destruction des manufactures
rurales ou domestiques sort, à l'avènement des machines, la grande industrie
lainière (1104). » « La charrue, le
joug », s'écrie M. David Urquhart, furent l'invention des dieux et
l'occupation des héros : le métier à tisser, le fuseau et le rouet ont-ils une
moins noble origine ? Vous séparez le rouet de la charrue, le fuseau du joug,
et vous obtenez des fabriques et des workhouses, du crédit et des paniques,
deux nations hostiles, l'une agricole, l'autre commerciale (1105). » Mais de cette séparation fatale datent le
développement nécessaire des pouvoirs collectifs du travail et la
transformation de la production morcelée, routinière, en production combinée,
scientifique. L'industrie mécanique consommant cette séparation, c'est elle
aussi qui la première conquiert au capital tout le marché intérieur.
Les philanthropes de l'économie anglaise, tels que J.
Stuart Mill, Rogers, Goldwin Smith, Fawcett, etc., les fabricants libéraux, les
John Brighht et consorts, interpellent les propriétaires fonciers de l'Angleterre
comme Dieu interpella Caïn sur son frère Abel. Où s'en sont-ils allés,
s'écrièrent-ils, ces milliers de francs-tenanciers (freeholders) ? Mais
vous-mêmes, d'où venez-vous, sinon de la destruction de ces freeholders ?
Pourquoi ne demandez-vous pas aussi ce que sont devenus les tisserands, les
fileurs et tous les gens de métiers indépendants ?
Chapitre XXXI : Genèse du capitaliste
industriel
La genèse du capitaliste industriel
(1106) ne s'accomplit pas petit à petit comme celle du
fermier. Nul doute que maint chef de corporation, beaucoup d'artisans
indépendants et même d'ouvriers salariés, ne soient devenus d'abord des
capitalistes en herbe, et que peu à peu, grâce à une exploitation toujours plus
étendue du travail salarié, suivie d'une accumulation correspondante, ils ne
soient enfin sortis de leur coquille, capitalistes de pied en cap. L'enfance de
la production capitaliste offre, sous plus d'un aspect, les mêmes phases que
l'enfance de la cité au moyen âge, où la question de savoir lequel des serfs
évadés serait maître et lequel serviteur était en grande partie décidée par la
date plus ou moins ancienne de leur fuite. Cependant cette marche à pas de
tortue ne répondait aucunement aux besoins commerciaux du nouveau marché
universel, créé par les grandes découvertes de la fin du XV° siècle. Mais le
moyen âge avait transmis deux espèces de capital, qui poussent sous les régimes
d'économie sociale les plus divers, et même qui, avant l'ère moderne,
monopolisent à eux seuls le rang de capital. C'est le capital usuraire et
le capital commercial. « A présent - dit un écrivain anglais qui,
du reste, ne prend pas garde au rôle joué par le capital commercial - à présent
toute la richesse de la société passe en premier lieu par les mains du
capitaliste... Il paie au propriétaire foncier, la rente, au travailleur, le
salaire, au percepteur, l'impôt et la dîme, et retient pour lui-même une forte
portion du produit annuel du travail, en fait, la partie la plus grande et qui
grandit encore jour par jour. Aujourd'hui le capitaliste peut être considéré
comme propriétaire en première main de toute la richesse sociale, bien
qu'aucune loi ne lui ait conféré de droit à cette propriété... Ce changement
dans la propriété a été effectué par les opérations de l'usure... et le curieux
de l'affaire, c'est que les législateurs de toute l'Europe ont voulu empêcher
cela par des lois contre l'usure... La puissance du capitaliste sur toute la
richesse nationale implique une révolution radicale dans le droit de propriété;
et par quelle loi ou par quelle série de lois a-t-elle été opérée (1107) ? » L'auteur cité aurait dû
se dire que les révolutions ne se font pas de par la loi.
La constitution féodale des campagnes et
l'organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent, formé par
la double voie de l'usure et du commerce, de se convertir en capital
industriel. Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites
seigneuriales, avec l'expropriation et l'expulsion partielle des cultivateurs,
mais on peut juger de la résistance que rencontrèrent les marchands, sur le
point de se transformer en producteurs marchands, par le fait que les petits
fabricants de draps de Leeds envoyèrent, encore en 1794, une députation
au Parlement pour demander une loi qui interdit à tout marchand de devenir
fabricant (1108). Aussi les manufactures nouvelles
s'établirent-elles de préférence dans les ports de mer, centres d'exportation,
ou aux endroits de l'intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et
de ses corps de métiers. De là, en Angleterre, lutte acharnée entre les
vieilles villes privilégiées (Corporate towns) et ces nouvelles
pépinières d'industrie. Dans d'autres pays, en France, par exemple, celles-ci
furent placées sous la protection spéciale des rois.
La découverte des contrées aurifères et argentifères
de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans
les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage
aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne
commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques
d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore. Aussitôt
après, éclate la guerre mercantile; elle a le globe entier pour théâtre.
S'ouvrant par la révolte de la Hollande contre l'Espagne, elle prend des
proportions gigantesques dans la croisade de l'Angleterre contre la Révolution
française et se prolonge, jusqu'à nos jours, en expéditions de pirates, comme
les fameuses guerres d'opium contre la Chine.
Les différentes méthodes d'accumulation primitive que
l'ère capitaliste fait éclore se partagent d'abord, par ordre plus ou moins
chronologique, le Portugal, l'Espagne, la Hollande, la France et l'Angleterre,
jusqu'à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du XVII° siècle,
dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le
crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes
de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans
exception exploitent le pouvoir de l'État, la force concentrée et organisée de
la société, afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique
féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition.
Et, en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail.
La force est un agent économique.
Un homme dont la ferveur chrétienne a fait tout le
renom, M. W. Howitt, s'exprime ainsi sur la colonisation chrétienne :
« Les barbaries et les atrocités exécrables perpétrées par les races
soi-disant chrétiennes dans toutes les régions du monde et contre tous les
peuples qu'elles ont pu subjuguer n'ont de parallèle dans aucune autre ère de
l'histoire universelle, chez aucune race si sauvage, si grossière, si
impitoyable, si éhontée qu'elle fût (1109). »
L'histoire de l'administration coloniale des Hollandais
- et la Hollande était au XVII° siècle la nation capitaliste par excellence - «
déroule un tableau de meurtres, de trahisons, de corruption et de bassesse, qui
ne sera jamais égalé (1110) ».
Rien de plus caractéristique que leur système
d'enlèvement des naturels des Célèbes, à l'effet de se procurer des esclaves
pour Java. Ils avaient tout un personnel spécialement dressé à ce rapt d'un
nouveau genre. Les principaux agents de ce commerce étaient le ravisseur,
l'interprète et le vendeur, et les principaux vendeurs étaient des princes
indigènes. La jeunesse enlevée était enfouie dans les cachots secrets de
Célèbes jusqu'à ce qu'on l'entassât sur les navires d'esclaves.
« La seule ville de Macassar, par exemple, dit
un rapport officiel, fourmille de prisons secrètes, toutes plus horribles les
unes que les autres, remplies de malheureux, victimes de l'avidité et de la
tyrannie, chargés de fers, violemment arrachée à leurs familles. » Pour
s'emparer de Malacca, les Hollandais corrompirent le gouverneur portugais.
Celui-ci les fit entrer dans la ville en 1641. Ils coururent aussitôt à sa
maison et l'assassinèrent, s'abstenant ainsi... de lui payer la somme de 21.875
livres sterling et., prix de sa trahison. Partout où ils mettaient le pied, la
dévastation et la dépopulation marquaient leur passage. Une province de Java,
Banjuwangi, comptait en 1750 plus de 80.000 habitants. En 1811, elle n'en avait
plus que 8.000. Voilà le doux commerce !
La Compagnie anglaise des Indes orientales obtint,
outre le pouvoir politique, le monopole exclusif du commerce du thé et du
commerce chinois en général, ainsi que celui du transport des marchandises
d'Europe en Asie et d'Asie en Europe. Mais le cabotage et la navigation entre
les îles, de même que le commerce à l'intérieur de l'Inde, furent concédés
exclusivement aux employés supérieurs de la Compagnie. Les monopoles du sel, de
l'opium, du bétel et d'autres denrées, étaient des mines inépuisables de
richesse. Les employés, fixant eux-mêmes les prix, écorchaient à discrétion le
malheureux Hindou. Le gouvernement général prenait part à ce commerce privé.
Ses favoris obtenaient des adjudications telles que, plus forts que les
alchimistes, ils faisaient de l'or avec rien. De grandes fortunes poussaient en
vingt-quatre heures comme des champignons; l'accumulation primitive s'opérait
sans un liard d'avance. Le procès de Warren Hastings fourmille d'exemples de ce
genre. Citons en un seul. Un certain Sullivan obtient un contrat pour une
livraison d'opium, au moment de son départ en mission, officielle pour une
partie de l'Inde tout à fait éloignée des districts producteurs. Sullivan cède
son contrat pour 40.000 livres sterling à un certain Binn; Binn, de son côté,
le revend le même jour pour 60.000 livres sterling, et l'acheteur définitif,
exécuteur du contrat, déclare après cela avoir réalisé un bénéfice énorme.
D'après une liste présentée au Parlement, la Compagnie et ses employés
extorquèrent aux Indiens, de 1757 à 1760, sous la seule rubrique de dons
gratuits, une somme de six millions de livres sterling ! De 1769 à 1770, les
Anglais provoquèrent une famine artificielle en achetant tout le riz et en ne
consentant à le revendre qu'à des prix fabuleux (1111).
Le sort des indigènes était naturellement le plus
affreux dans les plantations destinées au seul commerce d'exportation, telles
que les Indes occidentales, et dans les pays riches et populeux, tels que les
Indes orientales et le Mexique, tombés entre les mains d'aventuriers européens,
âpres à la curée. Cependant, même dans, les colonies proprement dites, le
caractère chrétien de l'accumulation primitive ne se démentait point. Les
austères intrigants du protestantisme, les puritains, allouèrent en 1703, par
décret de leur assemblée, une prime de 40 livres sterling par scalp d'Indien et
autant par chaque Peau-Rouge fait prisonnier; en 1720, une prime de 100 livres
sterling; en 1744, Massachusetts-Bay ayant déclaré rebelle une certaine tribu,
des primes suivantes furent offertes : 100 livres sterling par scalp
d'individu mâle de douze ans et plus, 105 livres sterling par prisonnier mâle,
55 livres sterling par femme ou enfant pris, et 50 livres sterling pour leurs
scalps ! Trente ans après, les atrocités du régime colonial retombèrent sur les
descendants de ces pieux pèlerins (pilgrim fathers), devenus à leur tour
des rebelles. Les limiers dressés à la chasse des colons en révolte et les
Indiens payés pour livrer leurs scalps furent proclamés par le Parlement « des
moyens que Dieu et la nature avaient mis entre ses mains ».
Le régime colonial donna un grand essor à la
navigation et au commerce. Il enfanta les sociétés mercantiles, dotées par les
gouvernements de monopoles et de privilèges et servant de puissants leviers à
la concentration des capitaux. Il assurait des débouchés aux manufactures
naissantes, dont la facilité d'accumulation redoubla, grâce au monopole du
marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l'Europe par le
travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage
et le meurtre refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. La
vraie initiatrice du régime colonial, la Hollande, avait déjà, en 1648, atteint
l'apogée de sa grandeur. Elle était en possession presque exclusive du commerce
des Indes orientales et des communications entre le sud-ouest et le nord-est de
l'Europe. Ses pêcheries, sa marine, ses manufactures dépassaient celles des
autres pays. Les capitaux de la République étaient peut-être plus importants
que tous ceux du reste de l'Europe pris ensemble.
De nos jours, la suprématie industrielle implique la
suprématie commerciale, mais à l'époque manufacturière proprement dite, c'est
la suprématie commerciale qui donne la suprématie industrielle. De là le rôle
prépondérant que joua alors le régime colonial. Il fut « le dieu étranger » qui
se place sur l'autel, à coté des vieilles idoles de l'Europe; un beau jour il
pousse du coude ses camarades, et patatras ! voilà toutes les idoles à bas !
Le système du crédit public, c'est-à-dire des dettes
publiques, dont Venise et Gênes avaient, au moyen âge, posé les premiers
jalons, envahit l'Europe définitivement pendant l'époque manufacturière. Le
régime colonial, avec son commerce maritime et ses guerres commerciales, lui
servant de serre chaude, il s'installa d'abord en Hollande. La dette publique,
en d'autres termes l'aliénation de l'État, qu'il soit despotique,
constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l'ère capitaliste. La
seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la
possession collective des peuples modernes, c'est leur dette publique (1112). Il n'y a donc pas à s'étonner de
la doctrine moderne que plus un peuple s'endette, plus il s'enrichit. Le crédit
public, voilà le credo du capital. Aussi le manque de foi en la dette
publique vient-il, dès l'incubation de celle-ci, prendre la place du péché
contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnables (1113).
La dette publique opère comme un des agents les plus
énergiques de l'accumulation primitive. Par un coup de baguette, elle doue
l'argent improductif de la vertu reproductive et le convertit ainsi en capital,
sans qu'il ait pour cela à subir les risques, les troubles inséparables de son
emploi industriel et même de l'usure privée. Les créditeurs publics, à vrai
dire, ne donnent rien, car leur principal, métamorphosé en effets publics d'un
transfert facile, continue à fonctionner entre leurs mains comme autant de
numéraire. Mais, à part la classe de rentiers oisifs ainsi créée, à part la
fortune improvisée des financiers intermédiaires entre le gouvernement et la
nation - de même que celle des traitants, marchands, manufacturiers
particuliers, auxquels une bonne partie de tout emprunt rend le service d'un
capital tombé du ciel - la dette publique a donné le branle aux sociétés par
actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations
aléatoires, à l'agiotage, en somme, aux jeux de bourse et à la bancocratie
moderne.
Dès leur naissance les grandes banques, affublées de
titres nationaux, n'étaient que des associations de spéculateurs privés
s'établissant à côté des gouvernements et, grâce aux privilèges qu'ils en
obtenaient, à même de leur prêter l'argent du public. Aussi l'accumulation de
la dette publique n'a-t-elle pas de gradimètre plus infaillible que la hausse
successive des actions de ces banques, dont le développement intégral date de
la fondation de la Banque d'Angleterre, en 1694. Celle-ci commença par prêter
tout son capital argent au gouvernement à un intérêt de 8 %%, en même temps
elle était autorisée par le Parlement à battre monnaie du même capital en le
prêtant de nouveau au public sous forme de billets qu'on lui permit de jeter en
circulation, en escomptant avec eux des billets d'échange, en les avançant sur
des marchandises et en les employant à l'achat de métaux précieux. Bientôt
après, cette monnaie de crédit de sa propre fabrique devint l'argent avec
lequel la Banque d'Angleterre effectua ses prêts à l'État et paya pour lui les
intérêts de la dette publique. Elle donnait d'une main, non seulement pour
recevoir davantage, mais, tout en recevant, elle restait créancière de la
nation à perpétuité, jusqu'à concurrence du dernier liard donné. Peu à peu elle
devint nécessairement le réceptacle des trésors métalliques du pays et le grand
centre autour duquel gravita dès lors le crédit commercial. Dans le même temps
qu'on cessait en Angleterre de brûler les sorcières, on commença à y pendre les
falsificateurs de billets de banque.
Il faut avoir parcouru les écrits de ce temps-là,
ceux de Bolingbroke, par exemple, pour comprendre tout l'effet que produisit
sur les contemporains l'apparition soudaine de cette engeance de bancocrates,
financiers, rentiers, courtiers, agents de change, brasseurs d'affaires et
loups-cerviers (1114).
Avec les dettes publiques naquit un système de crédit
international qui cache souvent une des sources de l'accumulation primitive
chez tel ou tel peuple. C'est ainsi, par exemple, que les rapines et les
violences vénitiennes forment une des bases de la richesse en capital de la
Hollande, à qui Venise en décadence prêtait des sommes considérables. A son
tour, la Hollande, déchue vers la fin du XVII° siècle de sa suprématie
industrielle et commerciale, se vit contrainte à faire valoir des capitaux
énormes en les prêtant à l'étranger et, de 1701 à 1776, spécialement à
l'Angleterre, sa rivale victorieuse. Et il en est de même à présent de
l'Angleterre et des États-Unis. Maint capital qui fait aujourd'hui son
apparition aux États-Unis sans extrait de naissance n'est que du sang d'enfants
de fabrique capitalisé hier en Angleterre.
Comme la dette publique est assise sur le revenu
public, qui en doit payer les redevances annuelles, le système moderne des
impôts était le corollaire obligé des emprunts nationaux. Les emprunts, qui
mettent les gouvernements à même de faire face aux dépenses extraordinaires
sans que les contribuables s'en ressentent sur-le-champ, entraînent à leur
suite un surcroît d'impôts; de l'autre côté, la surcharge d'impôts causée par
l'accumulation des dettes successivement contractées contraint les
gouvernements, en cas de nouvelles dépenses extraordinaires, d'avoir recours à
de nouveaux emprunts. La fiscalité moderne, dont les impôts sur les objets de
première nécessité et, partant, l'enchérissement, de ceux-ci, formaient de
prime abord le pivot, renferme donc en soi un germe de progression automatique.
La surcharge des taxes n'en est pas un incident, mais le principe. Aussi en
Hollande, où ce système a été d'abord inauguré, le grand patriote de Witt
l'a-t-il exalté dans ses Maximes comme le plus propre à rendre le
salarié soumis, frugal, industrieux, et... exténué de travail. Mais l'influence
délétère qu'il exerce sur la situation de la classe ouvrière doit moins nous
occuper ici que l'expropriation forcée qu'il implique du paysan, de l'artisan,
et des autres éléments de la petite classe moyenne. Là-dessus, il n'y a pas
deux opinions, même parmi les économistes bourgeois. Et son action
expropriatrice est encore renforcée par le système protectionniste, qui
constitue une de ses parties intégrantes.
La grande part qui revient à la dette publique et au
système de fiscalité correspondant, dans la capitalisation de la richesse et
l'expropriation des masses, a induit une foule d'écrivains, tels que William
Cobbett, Doubleday et autres, à y chercher à tort la cause première de la
misère des peuples modernes.
Le système protectionniste fut un moyen
artificiel de fabriquer des fabricants, d'exproprier des travailleurs
indépendants, de convertir en capital les instruments et conditions matérielles
du travail, d'abréger de vive force la transition du mode traditionnel de
production au mode moderne. Les États européens se disputèrent la palme du
protectionnisme et, une fois entrés au service des faiseurs de plus-value, ils
ne se contentèrent pas de saigner à blanc leur propre peuple, indirectement par
les droits protecteurs, directement par les primes d'exportation, les monopoles
de vente à l'intérieur, etc. Dans les pays voisins placés sous leur dépendance,
ils extirpèrent violemment toute espèce d'industrie; c'est ainsi que
l'Angleterre tua la manufacture de laine en Irlande à coups d'oukases
parlementaires. Le procédé de fabrication des fabricants fut encore simplifié
sur le continent, où Colbert avait fait école. La source enchantée d'où le
capital primitif arrivait tout droit aux faiseurs, sous forme d'avance et même
de don gratuit, y fut souvent le trésor public.
Mais pourquoi, s'écrie Mirabeau, pourquoi aller
chercher si loin la cause de la population et de l'éclat manufacturier de la
Saxe avant la guerre ! Cent quatre-vingt millions de dettes faites par
les souverains (1115).
Régime colonial, dettes publiques, exactions
fiscales, protection industrielle, guerres commerciales, etc., tous ces
rejetons de la période manufacturière proprement dite, prennent un
développement gigantesque pendant la première jeunesse de la grande industrie.
Quant à sa naissance, elle est dignement célébrée par une sorte de massacre des
innocents - le vol d'enfants exécuté en grand. Le recrutement des fabriques
nouvelles se fait comme celui de la marine royale - au moyen de la presse
!
Si blasé que F.M. Eden se soit montré au sujet de
l'expropriation du cultivateur, dont l'horreur remplit trois siècles, quel que
soit son air de complaisance en face de ce drame historique, «
nécessaire » pour établir l'agriculture capitaliste et la « vraie
proportion entre les terres de labour et celles de pacage », cette sereine
intelligence des fatalités économiques lui fait défaut dès qu'il s'agit de la
nécessité du vol des enfants, de la nécessité de les asservir, afin de pouvoir
transformer l'exploitation manufacturière en exploitation mécanique et
d'établir le vrai rapport entre le capital et la force ouvrière. Le public,
dit-il, ferait peut-être bien d'examiner si une manufacture dont la réussite
exige qu'on arrache aux chaumières et aux workhouses de pauvres enfants qui, se
relevant par troupes, peineront la plus grande partie de la nuit et seront
privés de leur repos - laquelle, en outre, agglomère pêle-mêle des individus
différents de sexe, d'âge et de penchants, en sorte que la contagion de
l'exemple entraîne nécessairement la dépravation et le libertinage - si une
telle manufacture peut jamais augmenter la somme du bonheur individuel et
national (1116). »
« Dans le Derbyshire, le Nottinghamshire et
surtout le Lancashire », dit Fielden, qui était lui-même filateur,
« les machines récemment inventées furent employées dans de grandes
fabriques, tout près de cours d'eau assez puissants pour mouvoir la roue
hydraulique. Il fallut tout à coup des milliers de bras dans ces endroits
éloignés des villes, et le Lancashire en particulier, jusqu'alors relativement
très peu peuplé et stérile, eut avant tout besoin d'une population. Des doigts
petits et agiles, tel était le cri général, et aussitôt naquit la coutume de se
procurer de soi-disant apprentis, des workhouses appartenant aux diverses
paroisses de Londres, de Birmingham et d'ailleurs. Des milliers de ces pauvres
petits abandonnés, de sept à treize et quatorze ans, furent ainsi expédiée vers
le Nord. Le maître [le voleur d'enfants] se chargeait de vêtir, nourrir et
loger ses apprentis dans une maison ad hoc tout près de la fabrique. Pendant le
travail, ils étaient sous l'œil des surveillants. C'était l'intérêt de ces
gardes-chiourme de faire trimer les enfants à outrance, car, selon la quantité
de produits qu'ils en savaient extraire, leur propre paye diminuait ou
augmentait. Les mauvais traitements, telle fut la conséquence naturelle... Dans
beaucoup de districts manufacturiers, principalement dans le Lancashire, ces
êtres innocents, sans amis ni soutiens, qu'on avait livrés aux maîtres de
fabrique, furent soumis aux tortures les plus affreuses. Épuisés par l'excès de
travail,... ils furent fouettés, enchaînés, tourmentés avec les raffinements
les plus étudiés. Souvent, quand la faim les tordait le plus fort, le fouet les
maintenait au travail. Le désespoir les porta en quelques cas au suicide !...
Les belles et romantiques vallées du Derbyshire devinrent de noires solitudes
où se commirent impunément des atrocités sans nom et même des meurtres !... Les
profits énormes réalisés par les fabricants ne firent qu'aiguiser leurs dents.
Ils imaginèrent la pratique du travail nocturne, c'est-à-dire qu'après avoir
épuisé un groupe de travailleurs par la besogne de jour, ils tenaient un autre
groupe tout prêt pour la besogne de nuit. Les premiers se jetaient dans les
lits que les seconds venaient de quitter au moment même, et vice-versa. C'est
une tradition populaire dans le Lancashire que les lits ne refroidissaient
jamais (1117) ! »
Avec le développement de la production capitaliste
pendant la période manufacturière, l'opinion publique européenne avait
dépouillé son dernier lambeau de conscience et de pudeur. Chaque nation se
faisait une gloire cynique de toute infamie propre à accélérer l'accumulation
du capital. Qu'on lise, par exemple, les naïves Annales du commerce, de
l'honnête A. Anderson. Ce brave homme admire comme un trait de génie de la
politique anglaise que, lors de la paix d'Utrecht, l'Angleterre ait arraché à
l'Espagne, par le traité d'Asiento, le privilège de faire, entre l'Afrique et
l'Amérique espagnole, la traite des nègres qu'elle n'avait faite jusque-là
qu'entre l'Afrique et ses possessions de l'Inde orientale. L'Angleterre obtint
ainsi de fournir jusqu'en 1743 quatre mille huit cents nègres par an à
l'Amérique espagnole. Cela lui servait en même temps à couvrir d'un voile
officiel les prouesses de sa contrebande. Ce fut la traite des nègres qui jeta
les fondements de la grandeur de Liverpool; pour cette ville orthodoxe le
trafic de chair humaine constitua toute la méthode d'accumulation primitive.
Et, jusqu'à nos jours, les notabilités de Liverpool ont chanté les vertus
spécifiques du commerce d'esclaves, « lequel développe l'esprit d'entreprise
jusqu'à la passion, forme des marins sans pareils et rapporte énormément
d'argent (1118) ». Liverpool employait à la traite
15 navires en 1730, 53 en 1751, 74 en 1760, 96 en 1770 et 132 en 1792.
Dans le même temps que l'industrie cotonnière
introduisait en Angleterre l'esclavage des enfants, aux États-Unis elle
transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système
d'exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l'esclavage
dissimulé des salariés en Europe, l'esclavage sans phrase dans le nouveau monde (1119).
Tantœ molis erat (1120) ! Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes; voilà ce qu'il en
a coûté pour dégager les « lois éternelles et naturelles » de la production
capitaliste, pour consommer le divorce du travailleur d'avec les conditions du
travail, pour transformer celles-ci en capital, et la masse du peuple en
salariés, en pauvres industrieux (labouring poor), chef-d’œuvre
de l'art, création sublime de l'histoire moderne (1121). Si, d'après Augier, c'est « avec des taches
naturelles de sang, sur une de ses faces » que « l'argent est venu au monde (1122) », le capital y arrive suant le
sang et la boue par tous les pores (1123).
Chapitre XXXII : Tendance historique de l’accumulation
capitaliste
Ainsi donc ce qui gît au fond de l'accumulation
primitive du capital, au fond de sa genèse historique, c'est l'expropriation du
producteur immédiat, c'est la dissolution de la propriété fondée sur le travail
personnel de son possesseur.
La propriété privée, comme antithèse de la propriété
collective, n’existe que là où les instruments et les autres conditions
extérieures du travail appartiennent à des particuliers. Mais selon que ceux-ci
sont les travailleurs ou les non-travailleurs, la propriété privée change de
face. Les formes infiniment nuancées qu'elle affecte à première vue ne font que
réfléchir les états intermédiaires entre ces deux extrêmes.
La propriété privée du travailleur sur les moyens de
son activité productive est le corollaire de la petite industrie, agricole ou
manufacturière, et celle-ci constitue la pépinière de la production sociale,
l'école où s'élaborent l'habileté manuelle, l'adresse ingénieuse et la libre
individualité du travailleur. Certes, ce mode de production se rencontre au
milieu de l'esclavage, du servage et d'autres états de dépendance. Mais il ne
prospère, il ne déploie toute son énergie, il ne revêt sa forme intégrale et
classique que là où le travailleur est le propriétaire libre des conditions de
travail qu'il met lui-même en œuvre, le paysan, du sol qu'il cultive,
l'artisan, de l'outillage qu'il manie, comme le virtuose, de son instrument.
Ce régime industriel de petits producteurs
indépendants, travaillant à leur compte, présuppose le morcellement du sol et
l'éparpillement des autres moyens de production. Comme il en exclut la
concentration, il exclut aussi la coopération sur une grande échelle, la
subdivision de la besogne dans l'atelier et aux champs, le machinisme, la
domination savante de l'homme sur la nature, le libre développement des
puissances sociales du travail, le concert et l'unité dans les fins, les moyens
et les efforts de l'activité collective. Il n'est compatible qu'avec un état de
la production et de la société étroitement borné. L'éterniser, ce serait, comme
le dit pertinemment Pecqueur, « décréter la médiocrité en tout ». Mais, arrivé
à un certain degré, il engendre de lui-même les agents matériels de sa
dissolution. A partir de ce moment, des forces et des passions qu'il comprime,
commencent à s'agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. Son
mouvement d'élimination transformant les moyens de production individuels et
épars en moyens de production socialement concentrés, faisant de la propriété
naine du grand nombre la propriété colossale de quelques-uns, cette
douloureuse, cette épouvantable expropriation du peuple travailleur, voilà les
origines, voilà la genèse du capital. Elle embrasse toute une série de procédés
violents, dont nous n'avons passé en revue que les plus marquants sous le titre
de méthodes d'accumulation primitive.
L'expropriation des producteurs immédiats s'exécute
avec un vandalisme impitoyable qu'aiguillonnent les mobiles les plus infâmes,
les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. La
propriété privée, fondée sur le travail personnel, cette propriété qui soude
pour ainsi dire le travailleur isolé et autonome aux conditions extérieures du
travail, va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur
l'exploitation du travail d'autrui, sur le salariat (1124).
Dès que ce procès de transformation a décomposé
suffisamment et de fond en comble la vieille société, que les producteurs sont
changés en prolétaires, et leurs conditions de travail, en capital, qu'enfin le
régime capitaliste se soutient par la seule force économique des choses, alors
la socialisation ultérieure du travail, ainsi que la métamorphose progressive
du sol et des autres moyens de production en instruments socialement exploités,
communs, en un mot, l'élimination ultérieure des propriétés privées, va revêtir
une nouvelle forme. Ce qui est maintenant à exproprier, ce n'est plus le
travailleur indépendant, mais le capitaliste, le chef d'une armée ou d'une
escouade de salariés.
Cette expropriation s'accomplit par le jeu des lois
immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la
concentration des capitaux. Corrélativement à cette centralisation, à
l'expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit, se développent
sur une échelle toujours croissante l'application de la science à la technique,
l'exploitation de la terre avec méthode et ensemble, la transformation de
l'outil en instruments puissants seulement par l'usage commun, partant
l'économie des moyens de production, l'entrelacement de tous les peuples dans
le réseau du marché universel, d'où le caractère international imprimé au
régime capitaliste. A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui
usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution
sociale, s'accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation,
l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse
grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme
même de la production capitaliste. Le monopole du capital devient une entrave
pour le mode de production qui a grandi et prospéré avec lui et sous ses
auspices. La socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts
matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur
enveloppe capitaliste. Cette enveloppe se brise en éclats. L'heure de la
propriété capitaliste a sonné. Les expropriateurs sont à leur tour expropriés (1125).
L'appropriation capitaliste, conforme au mode de
production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété
privée qui n'est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais
la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la
fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la
négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa
propriété individuelle, fondée sur les acquêts de, l'ère capitaliste, sur la
coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y
compris le sol.
Pour transformer la propriété privée et morcelée,
objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu
plus de temps, d'efforts et de peines que n'en exigera la métamorphose en
propriété sociale de la propriété capitaliste, qui de fait repose déjà sur un
mode de production collectif. Là, il s'agissait de l'expropriation de la masse
par quelques usurpateurs; ici, il s'agit de l'expropriation de quelques,
usurpateurs par la masse.
Chapitre XXXIII : La théorie moderne de
la colonisation
L'économie politique cherche, en principe, à entretenir
une confusion des plus commodes entre deux genres de propriété privée bien
distincts, la propriété privée fondée sur le travail personnel, et la propriété
privée fondée sur le travail d'autrui, oubliant, à dessein, que celle-ci non
seulement forme l'antithèse de celle-là, mais qu'elle ne croît que sur sa
tombe. Dans l'Europe occidentale, mère-patrie de l'économie politique,
l'accumulation primitive, c'est-à-dire l'expropriation des travailleurs, est en
partie consommée, soit que le régime capitaliste se soit directement inféodé
toute la production nationale, soit que - là où les conditions économiques sont
moins avancées - il dirige au moins indirectement les couches sociales qui
persistent à côté de lui et déclinent peu à peu avec le mode de production
suranné qu'elles comportent. A la société capitaliste déjà faite, l'économiste
applique les notions de droit et de propriété léguées par une société
précapitaliste, avec d'autant plus de zèle et d'onction que les faits
protestent plus haut contre son idéologie. Dans les colonies, il en est tout
autrement (1126).
Là le mode de production et d'appropriation
capitaliste se heurte partout contre la propriété, corollaire du travail
personnel, contre le producteur qui, disposant des conditions extérieures du
travail, s'enrichit lui-même au lieu d'enrichir le capitaliste. L'antithèse de
ces deux modes d'appropriation diamétralement opposés s'affirme ici d'une façon
concrète, par la lutte. Si le capitaliste se sent appuyé par la puissance de la
mère-Patrie, il cherche à écarter violemment de son chemin la pierre
d'achoppement. Le même intérêt qui pousse le sycophante du capital,
l'économiste, à soutenir chez lui l'identité théorique de la propriété
capitaliste et de son contraire, le détermine aux colonies à entrer dans la
voie des aveux, à proclamer bien haut l'incompatibilité de ces deux ordres
sociaux. Il se met donc à démontrer qu'il faut ou renoncer au développement des
puissances collectives du travail, à la coopération, à la division
manufacturière, à l'emploi en grand des machines, etc., ou trouver des
expédients pour exproprier les travailleurs et transformer leurs moyens de
production en capital. Dans l'intérêt de ce qu'il lui plait d'appeler la
richesse de la nation, il cherche des artifices pour assurer la pauvreté
du peuple. Dès lors, sa cuirasse de sophismes apologétiques se détache
fragment par fragment, comme un bois pourri.
Si Wakefield n'a rien dit de neuf sur les colonies (1127), on ne saurait lui disputer le
mérite d'y avoir découvert la vérité sur les rapports capitalistes en Europe.
De même qu'à ses origines le système protecteur (1128) tendait à fabriquer des fabricants dans la mère
patrie, de même la théorie de la colonisation de Wakefield, que, pendant des
années, l'Angleterre s'est efforcée de mettre légalement en pratique, avait
pour objectif la fabrication de salariés dans les colonies. C’est ce qu'il
nomme la colonisation systématique.
Tout d'abord Wakefield découvrit dans les colonies
que la possession d'argent, de subsistances, de machines et d'autres moyens de
production ne fait point d'un homme un capitaliste, à moins d'un certain
complément, qui est le salarié, un autre homme, en un mot, forcé de se vendre
volontairement. Il découvrit ainsi qu'au lieu d'être une chose, le capital est
un rapport social entre personnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaire
des choses (1129). M. Peel, nous raconte-t-il d'un ton
lamentable, emporta avec lui d'Angleterre pour Swan River, Nouvelle-Hollande,
des vivres et des moyens de production d'une valeur de cinquante mille l. st.
M. Peel eut en outre la prévoyance d'emmener trois mille individus de la classe
ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivé à destination, « M.
Peel resta sans un domestique pour faire son lit on lui puiser de l'eau à la
rivière (1130). » Infortuné M. Peel qui avait
tout prévu ! Il n'avait oublié que d'exporter au Swan River les rapports de
production anglais.
Pour l'intelligence des découvertes ultérieures de
Wakefield, deux .remarques préliminaires sont nécessaires. On le sait : des
moyens de production et de subsistance appartenant au producteur immédiat, au
travailleur même, ne sont pas du capital. Ils ne deviennent capital qu'en
servant de moyens d'exploiter et de dominer le travail. Or, cette propriété,
leur âme capitaliste, pour ainsi dire, se confond si bien dans l'esprit de
l'économiste avec leur substance matérielle qu'il les baptise capital en
toutes circonstances, lors même qu'ils sont précisément le contraire. C'est
ainsi que procède Wakefield. De plus, le morcellement des moyens de production
constitués en propriété privée d'un grand nombre de producteurs, indépendants
les uns des autres et travaillant tous à leur compte, il l'appelle égale
division du capital. Il en est de l'économiste politique comme du légiste
du moyen âge qui affublait d'étiquettes féodales même des rapports purement
pécuniaires.
Supposez, dit Wakefield, le capital divisé en
portions égales entre tous le, membres de la société, et que personne n'eût
intérêt à accumuler plus de capital qu'il n'en pourrait employer de ses propres
mains. C'est ce qui, jusqu'à un certain degré, arrive actuellement dans les
nouvelles colonies américaines, où la passion pour la propriété foncière
empêche l'existence d'une classe de salariés (1131).
Donc, quand le travailleur peut accumuler pour
lui-même, et il le peut tant qu'il reste propriétaire de ses moyens de
production, l'accumulation et la production capitalistes sont impossibles. La
classe salariée, dont elles ne sauraient se passer, leur fait défaut. Mais
alors comment donc, dans la pensée de Wakefield, le travailleur a-t-il été
exproprié de ses moyens de travail dans l'ancien monde, de telle sorte que
capitalisme et salariat aient pu s'y établir ? Grâce à un contrat social d'une
espèce tout à fait originale. L'humanité « adopta une méthode bien simple pour
activer l'accumulation du capital », laquelle accumulation hantait
naturellement l'imagination de la dite humanité depuis Adam et Ève comme but
unique et suprême de son existence; « elle se divisa en propriétaires de
capital et en propriétaires de travail... Cette division fut le résultat d'une
entente et d'une combinaison faites de bon gré et d'un commun accord (1132). » En un mot, la masse de
l'humanité s'est expropriée elle-même. en l'honneur de l'accumulation du
capital ! Après cela, ne serait-on pas fondé à croire que cet instinct
d'abnégation fanatique dût se donner libre carrière précisément dans les
colonies, le seul lieu où ne rencontrent des hommes et des circonstances qui
permettraient de faire passer le contrat social du pays des rêves dans, celui
de la réalité ! Mais alors pourquoi, en somme, une colonisation systématique
par opposition à la colonisation naturelle ? Hélas ! c'est que « dans les
États du nord de l'Union américaine, il est douteux qu'un dixième de la
population appartienne à la catégorie des salariés... En Angleterre ces
derniers composent presque toute la masse du peuple (1133). »
En fait, le penchant de l'humanité laborieuse à
s'exproprier à la plus grande gloire du capital est si imaginaire que, d'après
Wakefield lui-même, la richesse coloniale n'a qu'un seul fondement naturel :
l'esclavage. La colonisation systématique est un simple pis aller, attendu que
c'est à des hommes libres et non à des esclaves qu'on a affaire. « Sans
l'esclavage, le capital aurait été perdu dans les établissements espagnols, ou
du moins se serait divisé en fractions minimes telles qu'un individu peut en
employer dans sa petite sphère. Et c'est ce qui a eu lieu réellement dans les
dernières colonies fondées par les Anglais, où un grand capital en semences,
bétail et instruments s'est perdu faute de salariés, et où chaque colon possède
plus de capital qu'il n'en peut manier personnellement (1134). »
La première condition de la production capitaliste,
c'est que la propriété du sol soit déjà arrachée d'entre les mains de la masse.
L'essence de toute colonie libre consiste, au contraire, en ce que la masse du
sol y est encore la propriété du peuple et que chaque colon peut s'en
approprier une partie qui lui servira de moyen de production individuel, sans
empêcher par là les colons arrivant après lui d'en faire autant
(1135). C'est là le secret de la prospérité des colonies,
mais aussi celui de leur mal invétéré, la résistance à l'établissement du
capital chez elles. « Là où la terre ne coûte presque rien et où tous les
hommes sont libres, chacun pouvant acquérir à volonté un morceau de terrain,
non seulement le travail est très cher, considérée la part qui revient au travailleur
dans le produit de son travail, mais la difficulté est d'obtenir à n'importe
quel prix du travail combiné (1136). »
Comme dans les colonies, le travailleur n'est pas
encore divorcé d'avec les conditions matérielles du travail, ni d'avec leur
souche, le sol, - ou ne l'est que çà et là, ou enfin sur une échelle trop
restreinte - l'agriculture ne s'y trouve pas non plus séparée d'avec la
manufacture, ni l'industrie domestique des campagnes détruite. Et alors où
trouver pour le capital le marché intérieur ?
« Aucune partie de la population de l'Amérique
n'est exclusivement agricole, sauf les esclaves et leurs maîtres qui combinent
travail et capital pour de grandes entreprises. Les Américains libres qui
cultivent le sol se livrent en même temps à beaucoup d'autres occupations. Ils
confectionnent eux-mêmes ordinairement une partie des meubles et des
instruments dont ils font usage. Ils construisent souvent leurs propres maisons
et portent le produit de leur industrie aux marchés les plus éloignés. Ils
filent et tissent, ils fabriquent le savon et la chandelle, les souliers et les
vêtements nécessaires à leur consommation. En Amérique, le forgeron, le
boutiquier, le menuisier, etc.. sont souvent en même temps cultivateurs (1137). » Quel champ de tels drôles
laissent-ils au capitaliste pour pratiquer son abstinence ?
La suprême beauté de la production capitaliste
consiste en ce que non seulement elle reproduit constamment le salarié comme salarié,
mais que, proportionnellement à l'accumulation du capital, elle fait toujours
naître des salariés surnuméraires. La loi de I’offre et la demande de travail
est ainsi maintenue dans l'ornière convenable, les oscillations du salaire se
meuvent entre les limites les plus favorables à l'exploitation, et enfin la
subordination si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie; ce
rapport de dépendance absolue, qu'en Europe l'économiste menteur travestit en
le décorant emphatiquement du nom de libre contrat entre deux marchands
également indépendants, l'un aliénant la marchandise capital, l'autre la
marchandise travail, est perpétué. Mais dans les colonies cette douce erreur
s'évanouit. Le chiffre absolu de la population ouvrière y croît beaucoup plus
rapidement que dans la métropole, attendu que nombre de travailleurs y viennent
au monde tout faits, et cependant le marché du travail est toujours
insuffisamment garni. La loi de l'offre et la demande est à vau-l'eau. D'une
part, le vieux monde importe sans cesse des capitaux avides d'exploitation et
âpres à l’abstinence, et, d'autre part, la reproduction régulière des salariés
se brise contre des écueils fatals. Et combien il s'en faut, à plus forte
raison, que, proportionnellement à l'accumulation du capital, il se produise un
surnumérariat de travailleurs ! Tel salarié d'aujourd'hui devient demain
artisan ou cultivateur indépendant. Il disparaît du marché du travail, mais non
pour reparaître au workhouse. Cette métamorphose incessante de salariés en
producteurs libres travaillant pour leur propre compte et non pour celui du
capital, et s'enrichissant au lieu d'enrichir M. le capitaliste, réagit d'une
manière funeste sur l'état du marché et partant sur le taux du salaire. Non
seulement le degré d'exploitation reste outrageusement bas, mais le salarié
perd encore, avec la dépendance réelle, tout sentiment de sujétion vis-à-vis du
capitaliste. De là tous les inconvénients dont notre excellent Wakefield nous
fait la peinture avec autant d'émotion que d'éloquence.
« L'offre de travail salarié, dit-il, n'est ni
constante, ni régulière, ni suffisante. Elle est toujours non seulement trop
faible, mais encore incertaine (1138)... Bien que le produit à partager entre le capitaliste et le
travailleur soit considérable, celui-ci en prend une portion si large qu'il
devient bientôt capitaliste... Par contre, il n'y en a qu'un petit nombre qui
puissent accumuler de grandes richesses, lors même que la durée de leur vie
dépasse de beaucoup la moyenne (1139). » Les travailleurs ne permettent absolument point au capitaliste
de renoncer au payement de la plus grande partie de leur travail. Et lors même
qu'il a l'excellente idée d'importer d'Europe avec son propre capital ses
propres salariés, cela ne lui sert de rien. « Ils cessent bientôt d'être
des salariés pour devenir des paysans indépendants, ou même pour faire
concurrence à leurs anciens patrons en leur enlevant sur le marché les bras qui
viennent s'offrir (1140). »
Peut-on s'imaginer rien de plus révoltant ? Le brave capitaliste a importé
d'Europe, au prix de son cher argent, ses propres concurrents en chair et en os
! C'est donc la fin du monde ! Rien d'étonnant que Wakefield se plaigne du
manque de discipline chez les ouvriers des colonies et de l'absence du
sentiment de dépendance. « Dans les colonies, dit son disciple Merivale,
l'élévation des salaires a porté jusqu'à la passion le désir d'un travail moins
cher et plus soumis, d'une classe à laquelle le capitaliste puisse dicter les
conditions au lieu de se les voir imposer, par elle... Dans les pays de vieille
civilisation, le travailleur est, quoique libre, dépendant du capitaliste en
vertu d'une loi naturelle (!); dans les colonies cette dépendance doit être
créée par des moyens artificiels (1141). »
Quel est donc dans les colonies le résultat du
système régnant de propriété privée, fondée sur le travail propre de chacun, au
lieu de l'être sur l'exploitation du travail d'autrui ? « Un système
barbare qui disperse les producteurs et morcelle la richesse nationale (1142). » L'éparpillement des moyens de
production entre les mains d'innombrables producteurs-propriétaires travaillant
à leur compte, anéantit, en même temps que la concentration capitaliste, la
base capitaliste de toute espèce de travail combiné.
Toutes les entreprises de longue haleine, qui
embrassent des années et nécessitent des avances considérables de capital fixe,
deviennent problématiques. En Europe, le capital n'hésite pas un instant en
pareil cas, car la classe ouvrière est son appartenance vivante, toujours
disponible et toujours surabondante. Dans les pays coloniaux... mais Wakefield
nous raconte à ce propos une anecdote touchante. Il s'entretenait avec quelques
capitalistes du Canada et de l'État de New-York, où les flots de l'émigration
restent souvent stagnants et déposent un sédiment de travailleurs. « Notre
capital, soupire un des personnages du mélodrame, notre capital était déjà prêt
pour bien des opérations dont l'exécution exigeait une grande période de temps
: mais le moyen de rien entreprendre avec des ouvriers qui, nous le savons,
nous auraient bientôt tourné le dos ! Si nous avions été certains de pouvoir
fixer ces émigrants, nous les aurions avec joie engagés sur-le-champ, et à des
prix élevés. Et malgré la certitude où nous étions de les perdre, nous les
aurions cependant embauchés, si nous avions pu compter sur des remplaçants au
fur et à mesure de nos besoins (1143). »
Après avoir fait pompeusement ressortir le contraste
de l'agriculture capitaliste anglaise à « travail combiné » avec l'exploitation
parcellaire des paysans américains, Wakefield laisse voir malgré lui le revers
de la médaille. Il nous dépeint la masse du peuple américain comme
indépendante, aisée, entreprenante et comparativement cultivée, tandis que
« l'ouvrier agricole anglais est un misérable en haillons, un pauper...
Dans quel pays, excepté l'Amérique du Nord et quelques colonies nouvelles, les
salaires du travail libre employé à l'agriculture dépassent-iIs tant soit peu
les moyens de subsistance absolument indispensables au travailleur ?... En
Angleterre, les chevaux de labour, qui constituent pour leurs maîtres une
propriété de beaucoup de valeur, sont assurément beaucoup mieux nourris que les
ouvriers ruraux (1144). »
Mais, never mind (1145) ! Encore une fois, richesse de la nation et misère du peuple, c'est,
par la nature des choses, inséparable.
Et maintenant, quel remède à cette gangrène
anticapitaliste des colonies ? Si l'on voulait convertir à la fois toute la
terre coloniale de propriété publique en propriété privée, on détruirait, il est
vrai, le mal à sa racine, mais aussi, du même coup, - la colonie. Tout l'art
consiste à faire d'une pierre deux coups. Le gouvernement doit donc vendre
cette terre vierge à un prix artificiel, officiellement fixé par lui, sans nul
égard à la loi de l'offre et la demande. L'immigrant sera ainsi forcé de
travailler comme salarié assez longtemps, jusqu'à ce qu'il parvienne à gagner
assez d'argent pour être à même d'acheter un champ et de devenir cultivateur
indépendant (1146). Les fonds réalisés par la vente
des terres à un prix presque prohibitif pour le travailleur immigrant, ces
fonds qu'on prélève sur le salaire en dépit de la loi sacrée de l’offre et la
demande, seront, à mesure qu'ils s'accroissent, employés par le gouvernement à
importer des gueux d'Europe dans les colonies, afin que monsieur le capitaliste
y trouve le marché de travail toujours copieusement garni de bras. Dès lors,
tout sera pour le mieux dans la meilleure des colonies possibles. Voilà le
grand secret de la « colonisation systématique » !
Wakefield s'écrie triomphalement : « Avec ce
plan l'offre du travail sera nécessairement constante et régulière -
premièrement, en effet, aucun travailleur n'étant capable de se procurer de la
terre avant d'avoir travaillé pour de l'argent, tous les émigrants, par cela
même qu'ils travailleront comme salariés en groupes combinés, vont produire à
leur patron un capital qui le mettra en état d'employer encore plus de
travailleurs; secondement, tous ceux qui changent leur condition de salariés en
celle de paysans doivent fournir du même coup, par l'achat des terres
publiques, un fonds additionnel destiné à l'importation de nouveaux
travailleurs dans les colonies (1147). »
Le prix de sol octroyé par l'État devra naturellement
être suffisant (sufficient price), c'est-à-dire assez élevé
« pour empêcher les travailleurs de devenir des paysans indépendants,
avant que d'autres soient venus prendre leur place au marché du travail (1148). » Ce « prix suffisant du
sol » n'est donc après tout qu'un euphémisme, qui dissimule la rançon
payée par le travailleur au capitaliste pour obtenir licence de se retirer du
marché du travail et de s'en aller à la campagne. Il lui faut d'abord produire
du capital à son gracieux patron, afin que celui-ci puisse exploiter
plus de travailleurs, et puis il lui faut fournir sur le marché un remplaçant,
expédié à ses frais par le gouvernement à ce haut et puissant seigneur.
Un fait vraiment caractéristique, c'est que pendant
nombre d'années le gouvernement anglais mit en pratique cette méthode
d'accumulation primitive recommandée par Wakefield à l'usage spécial des
colonies. Le fiasco fut aussi complet et aussi honteux que celui du Bank
Act (1149) de Sir Robert Peel. Le courant de
l'émigration se détourna tout bonnement des colonies anglaises vers les
États-Unis. Depuis lors, le progrès de la production capitaliste en Europe,
accompagné qu'il est d'une pression gouvernementale toujours croissante, a
rendu superflue la panacée de Wakefield. D'une part, le courant humain qui se
précipite tous les ans, immense et continu, vers l'Amérique, laisse des dépôts
stagnants dans l'est des États-Unis, la vague d'émigration partie d'Europe y
jetant sur le marché de travail plus d'hommes que la seconde vague d'émigration
n'en peut emporter vers le Far West. D'autre part, la guerre civile
américaine a entraîné à sa suite une énorme dette nationale, l'exaction
fiscale, la naissance de la plus vile aristocratie financière, l'inféodation
d'une grande partie des terres publiques à des sociétés de spéculateurs,
exploitant les chemins de fer, les mines, etc., en un mot, la centralisation la
plus rapide du capital. La grande République a donc cessé d'être la terre
promise des travailleurs émigrants. La production capitaliste y marche à pas de
géant, surtout dans les États de l'Est, quoique l'abaissement des salaires et
la servitude des ouvriers soient loin encore d'y avoir atteint le niveau normal
européen.
Les donations de terres coloniales en friche, si
largement prodiguées par le gouvernement anglais à des aristocrates et à des
capitalistes, ont été hautement dénoncées par Wakefield lui-même. Jointes au
flot incessant des chercheurs d'or et à la concurrence que l'importation des
marchandises anglaises fait au moindre artisan colonial, elles ont doté
l'Australie d'une surpopulation relative, beaucoup moins consolidée qu'en
Europe, mais assez considérable pour qu'à certaines périodes, chaque paquebot apporte
la fâcheuse nouvelle d'un encombrement du marché de travail australien (glut
ol the Australian labour market) et que la prostitution s'y étale en
certains endroits aussi florissante que sur le Hay-market de Londres (1150).
Mais ce qui nous occupe ici, ce n'est pas la
situation actuelle des colonies, c'est le secret que l'économie politique de
l'ancien monde a découvert dans le nouveau, et naïvement trahi par ses
élucubrations sur les colonies. Le voici : le mode de production et
d'accumulation capitaliste et partant la propriété privée capitaliste,
présuppose l'anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail
personnel; sa base, c'est l'expropriation du travailleur.
M. J. Roy s'était engagé à donner une traduction
aussi exacte et même littérale que possible; il a scrupuleusement rempli sa
tâche. Mais ses scrupules mêmes m'ont obligé à modifier la rédaction, dans le
but de la rendre plus accessible au lecteur. Ces remaniements faits au jour le
jour, puisque le livre se publiait par livraisons, ont été exécutés avec une
attention inégale et ont dû produire des discordances de style.
Ayant une fois entrepris ce travail de révision, j'ai
été conduit à l'appliquer aussi au fond du texte original (la seconde édition
allemande), à simplifier quelques développements, à en compléter d'autres, à
donner des matériaux historiques ou statistiques additionnels, à ajouter des
aperçus critiques, etc. Quelles que soient donc les imperfections littéraires
de cette édition française, elle possède une valeur scientifique indépendante
de l'original et doit être consultée même par les lecteurs familiers avec la
langue allemande.
Je donne ci-après les parties de la postface de la
deuxième édition allemande, qui ont trait au développement de l'économie
politique en Allemagne et à la méthode employée dans cet ouvrage.
Karl Marx
Londres, 28 avril 1875.
Extraits de la postface de la seconde
édition allemande
En Allemagne l'économie politique reste, jusqu'à
cette heure, une science étrangère. - Des circonstances historiques,
particulières, déjà en grande partie mises en lumière par Gustave de Gülich dans
son Histoire du commerce, de l'industrie, etc., ont longtemps arrêté
chez nous l'essor de la production capitaliste, et, partant, le développement
de la société moderne, de la société bourgeoise. Aussi l'économie politique n'y
fut-elle pas un fruit du sol; elle nous vint toute faite d'Angleterre et de
France comme un article d'importation. Nos professeurs restèrent des écoliers;
bien mieux, entre leurs mains l'expression théorique de sociétés plus avancées
se transforma en un recueil de dogmes, interprétés par eux dans le sens d'une
société arriérée, donc interprétés à rebours. Pour dissimuler leur fausse
position, leur manque d'originalité, leur impuissance scientifique, nos
pédagogues dépaysés étalèrent un véritable luxe d'érudition historique et littéraire;
ou encore ils mêlèrent à leur denrée d'autres ingrédients empruntés à ce
salmigondis de connaissances hétérogènes que la bureaucratie allemande a décoré
du nom de Kameral-wissenschaften (Sciences administratives).
Depuis 1848, la production capitaliste s'est de plus
en plus enracinée en Allemagne, et aujourd'hui elle a déjà métamorphosé ce
ci-devant pays de rêveurs en pays de faiseurs. Quant à nos économistes, ils
n'ont décidément pas de chance. Tant qu'ils pouvaient faire de l'économie
politique sans arrière-pensée, le milieu social qu'elle présuppose leur
manquait. En revanche, quand ce milieu fut donné, les circonstances qui en
permettent l'étude impartiale même sans franchir l'horizon bourgeois,
n'existaient déjà plus. En effet, tant qu'elle est bourgeoise, c'est-à-dire
qu'elle voit dans l'ordre capitaliste non une phase transitoire du progrès
historique, mais bien la forme absolue et définitive de la production sociale,
l'économie politique ne peut rester une science qu'à condition que la lutte des
classes demeure latente ou ne se manifeste que par des phénomènes isolés.
Prenons l'Angleterre. La période où cette lutte n'y
est pas encore développée, y est aussi la période classique de l'économie
politique. Son dernier grand représentant, Ricardo, est le premier économiste
qui fasse délibérément de l'antagonisme des intérêts de classe, de l'opposition
entre salaire et profit, profit et rente, le point de départ de ses recherches.
Cet antagonisme, en effet inséparable de l'existence même des classes dont la
société bourgeoise se compose, il le formule naïvement comme la loi naturelle,
immuable de la société humaine. C'était atteindre la limite que la science
bourgeoise ne franchira pas. La Critique se dressa devant elle, du vivant même
de Ricardo, en la personne de Sismondi.
La période qui suit, de 1820 à 1830, se distingue, en
Angleterre, par une exubérance de vie dans le domaine de l'économie politique.
C'est l'époque de l'élaboration de la théorie ricardienne, de sa vulgarisation
et de sa lutte contre toutes les autres écoles issues de la doctrine d'Adam
Smith. De ces brillantes passes d'armes on sait peu de choses sur le continent,
la polémique étant presque tout entière éparpillée dans des articles de revue,
dans des pamphlets et autres écrits de circonstance. La situation contemporaine
explique l'ingénuité de cette polémique, bien que quelques écrivains non
enrégimentés se fissent déjà de la théorie ricardienne une arme offensive
contre le capitalisme. D'un côté la grande industrie sortait à peine de
l'enfance, car ce n'est qu'avec la crise de 1825 que s'ouvre le cycle
périodique de sa vie moderne. De l'autre côté, la guerre de classe entre le
capital et le travail était rejetée à l'arrière-plan; dans l'ordre politique,
par la lutte des gouvernements et de la féodalité, groupés autour de la sainte
alliance, contre la masse populaire, conduite par la bourgeoisie; dans l'ordre
économique, par les démêlés du capital industriel avec la propriété terrienne
aristocratique qui, en France, se cachaient sous l'antagonisme de la petite et
de la grande propriété, et qui, en Angleterre, éclatèrent ouvertement après les
lois sur les céréales. La littérature économique anglaise de cette période
rappelle le mouvement de fermentation qui suivit, en France, la mort de Quesnay,
mais comme l'été de la Saint-Martin rappelle le printemps.
C'est en 1830 qu'éclate la crise décisive.
En France et en Angleterre la bourgeoisie s'empare du
pouvoir politique. Dès lors, dans la théorie comme dans la pratique, la lutte
des classes revêt des formes de plus en plus accusées, de plus en plus
menaçantes. Elle sonne le glas de l'économie bourgeoise scientifique. Désormais
il ne s'agit plus de savoir, si tel ou tel théorème est vrai, mais s'il est
bien ou mal sonnant, agréable ou non à la police, utile ou nuisible au capital.
La recherche désintéressée fait place au pugilat payé, l'investigation
consciencieuse à la mauvaise conscience, aux misérables subterfuges de
l'apologétique. Toutefois, les petits traités, dont l'Anticornlaw-league, sous
les auspices des fabricants Bright et Cobden, importuna le public, offrent
encore quelque intérêt, sinon scientifique, du moins historique, à cause de
leurs attaques contre l'aristocratie foncière. Mais la législation
libre-échangiste de Robert Peel arrache bientôt à l'économie vulgaire, avec son
dernier grief, sa dernière griffe.
Vint la Révolution continentale de 1848-49. Elle
réagit sur l'Angleterre; les hommes qui avaient encore des prétentions
scientifiques et désiraient être plus que de simples sophistes et sycophantes
des classes supérieures, cherchèrent alors à concilier l'économie politique du
capital avec les réclamations du prolétariat qui entraient désormais en ligne
de compte. De là un éclectisme édulcoré, dont John Stuart Mill est le meilleur
interprète. C'était tout bonnement, comme l'a si bien montré le grand savant et
critique russe N. Tschernishewsky, la déclaration de faillite de l'économie
bourgeoise.
Ainsi, au moment où en Allemagne la production
capitaliste atteignit sa maturité, des luttes de classe avaient déjà, en
Angleterre et en France, bruyamment manifesté son caractère antagonique; de
plus, le prolétariat allemand était déjà plus ou moins imprégné de socialisme.
A peine une science bourgeoise de l'économie politique semblait-elle donc
devenir possible chez nous, que déjà elle était redevenue impossible. Ses
coryphées se divisèrent alors en deux groupes : les gens avisés, ambitieux,
pratiques, accoururent en foule sous le drapeau de Bastiat, le représentant le
plus plat, partant le plus réussi, de l'économie apologétique; les autres, tout
pénétrés de la dignité professorale de leur science, suivirent John Stuart Mill
dans sa tentative de conciliation des inconciliables. Comme à l'époque
classique de l'économie bourgeoise, les Allemands restèrent, au temps de sa
décadence, de purs écoliers, répétant la leçon, marchant dans les souliers des
maîtres, de pauvres colporteurs au service de grandes maisons étrangères.
La marche propre à la société allemande excluait donc
tout progrès original de l'économie bourgeoise, mais non de sa critique. En
tant qu'une telle critique représente une classe, elle ne peut représenter que
celle dont la mission historique est de révolutionner le mode de production
capitaliste, et finalement d'abolir les classes - le prolétariat.
…………………………………………………………………………………………………………………………………
La méthode employée dans le Capital a
été peu comprise, à en juger par les notions contradictoires qu'on s'en est
faites. Ainsi, la Revue positive de Paris me reproche à la fois d'avoir
fait de l'économie politique, métaphysique et - devinez quoi ? - de m'être
borné à une simple analyse critique des éléments donnés, au lieu de formuler
des recettes (comtistes ?) pour les marmites de l'avenir. Quant à
l'accusation de métaphysique, voici ce qu'en pense M. Sieber, professeur
d'économie politique à l'Université de Kiew : « En ce qui concerne la théorie,
proprement dite, la méthode de Marx est celle de toute l'école anglaise, c'est
la méthode déductive dont les avantages et les inconvénients sont communs aux
plus grands théoriciens de l'économie politique (1151). »
M. Maurice Block (1152), lui, trouve que ma méthode est analytique, et dit
même : « Par cet ouvrage, M. Marx se classe parmi les esprits analytiques les
plus éminents. » Naturellement, en Allemagne, les faiseurs de comptes rendus
crient à la sophistique hégélienne. Le Messager européen, revue russe,
publiée à Saint-Pétersbourg (1153), dans un article entièrement consacré à la méthode du Capital,
déclare que mon procédé d'investigation est rigoureusement réaliste, mais que
ma méthode d'exposition est malheureusement dans la manière dialectique. « A
première vue, dit-il, si l'on juge d'après la forme extérieure de l'exposition,
Marx est un idéaliste renforcé, et cela dans le sens allemand, c'est-à-dire
dans le mauvais sens du mot. En fait, il est infiniment plus réaliste qu'aucun
de ceux qui l'ont précédé dans le champ de l'économie critique... On ne peut en
aucune façon l'appeler idéaliste. »
Je ne saurais mieux répondre à l'écrivain russe que
par des extraits de sa propre critique, qui peuvent d'ailleurs intéresser le
lecteur. Après une citation tirée de ma préface à la « Critique de
l'économie politique » (Berlin, 1859, p. IV-VII), où je discute la base
matérialiste de ma méthode, l'auteur continue ainsi :
« Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des
phénomènes qu'il étudie; non seulement la loi qui les régit sous leur forme
arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée.
Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c'est la loi de leur changement, de
leur développement, c'est-à-dire la loi de leur passage d'une forme à l'autre,
d'un ordre de liaison dans un autre. Une fois qu'il a découvert cette loi, il
examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie
sociale... Ainsi donc, Marx ne s'inquiète que d'une chose; démontrer par une
recherche rigoureusement scientifique, la nécessité d'ordres déterminés de
rapports sociaux, et, autant que possible, vérifier les faits qui lui ont servi
de point de départ et de point d'appui. Pour cela il suffit qu'il démontre, en
même temps que la nécessité de l'organisation actuelle, la nécessité d'une
autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer, que
l'humanité y croie ou non, qu'elle en ait ou non conscience. Il envisage le
mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques,
enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la
volonté, de la conscience et des desseins de l'homme, mais qui, au contraire,
déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins... Si l'élément conscient
joue un rôle aussi secondaire dans l'histoire de la civilisation, il va de soi
que la critique, dont l'objet est la civilisation même, ne peut avoir pour base
aucune forme de la conscience ni aucun fait de la conscience. Ce n'est pas
l'idée, mais seulement le phénomène extérieur qui peut lui servir de point de
départ. La critique se borne à comparer, à confronter un fait, non avec l'idée,
mais avec un autre fait; seulement elle exige que les deux faits aient été
observés aussi exactement que possible, et que dans la réalité ils constituent
vis-à-vis l'un de l'autre deux phases de développement différentes; par-dessus
tout elle exige que la série des phénomènes, l'ordre dans lequel ils
apparaissent comme phases d'évolution successives, soient étudiés avec non
moins de rigueur. Mais, dira-t-on, les lois générales de la vie économique sont
unes, toujours les mêmes, qu'elles s'appliquent au présent ou au passé. C'est
précisément ce que Marx conteste; pour lui ces lois abstraites n'existent
pas... Dès que la vie s'est retirée d'une période de développement donnée, dès
qu'elle passe d'une phase dans une autre, elle commence aussi à être régie par
d'autres lois. En un mot, la vie économique présente dans son développement
historique les mêmes phénomènes que l'on rencontre en d'autres branches de la
biologie... Les vieux économistes se trompaient sur la nature des lois
économiques, lorsqu'ils les comparaient aux lois de la physique et de la
chimie. Une analyse plus approfondie des phénomènes a montré que les organismes
sociaux se distinguent autant les uns des autres que les organismes animaux et
végétaux. Bien plus, un seul et même phénomène obéit à des lois absolument
différentes, lorsque la structure totale de ces organismes diffère, lorsque
leurs organes particuliers viennent à varier, lorsque les conditions dans
lesquelles ils fonctionnent viennent à changer, etc. Marx nie, par exemple, que
la loi de la population soit la même en tout temps et en tout lieu. Il affirme,
au contraire, que chaque époque économique a sa loi de population propre...
Avec différents développements de la force productive, les rapports sociaux
changent de même que leurs lois régulatrices... En se plaçant à ce point de vue
pour examiner l'ordre économique capitaliste, Marx ne fait que formuler d'une
façon rigoureusement scientifique la tâche imposée à toute étude exacte de la
vie économique. La valeur scientifique particulière d'une telle étude, c'est de
mettre en lumière les lois qui régissent la naissance, la vie, la croissance et
la mort d'un organisme social donné, et son remplacement par un autre supérieur;
c'est cette valeur-là que possède l'ouvrage de Marx. »
En définissant ce qu'il appelle ma méthode
d'investigation avec tant de justesse, et en ce qui concerne l'application que
j'en ai faite, tant de bienveillance, qu'est-ce donc que l'auteur a défini, si
ce n'est la méthode dialectique ? Certes, le procédé d'exposition doit se
distinguer formellement du procédé d'investigation. A l'investigation de
faire la matière sienne dans tous ses détails, d'en analyser les diverses
formes de développement, et de découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche
accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son
ensemble. Si l'on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse
dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a
priori.
Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la
base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l'exact opposé. Pour Hegel
le mouvement de la pensée, qu'il personnifie sous le nom de l'idée, est le
démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour
moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du
mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme.
J'ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne
il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode... Mais
bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le
mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement
d'ensemble. Chez lui elle marche sur la tête; il suffit de la remettre sur les
pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. Sous son aspect
mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait
glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un
scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues
doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle
inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction
nécessaire; parce que saisissant le mouvement même, dont toute forme faite
n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui imposer; qu'elle
est essentiellement critique et révolutionnaire.
Le mouvement contradictoire de la société capitaliste
se fait sentir au bourgeois pratique de la façon la plus frappante, par les
vicissitudes de l'industrie moderne à travers son cycle périodique, dont le
point culminant est la crise générale. Déjà nous apercevons le retour de ses
prodromes; elle approche de nouveau; par l'universalité de son champ d'action
et l'intensité de ses effets, elle va faire entrer la dialectique dans la tête
même aux tripoteurs qui ont poussé comme champignons dans le nouveau
Saint-Empire prusso-allemand (1154).
NOTES
1044 Gœthe, irrité
de ces billevesées, les raille dans le dialogue suivant :
Le maître d'école : Dis-moi donc
d'où la fortune de ton père lui est venue ?
L'enfant : Du grand-père.
Le
maître d'école : Et à celui-ci?
L'enfant : Du bisaïeul.
Le maître
d'école : Et à ce dernier ?
L'enfant : Il l'a prise. » Retour au texte (1044)
1045 En Italie, où la
production capitaliste s'est développée plus tôt qu'ailleurs, le féodalisme a
également disparu plus tôt. Les serfs y furent donc émancipés de fait avant
d'avoir eu le temps de n'assurer d'anciens droite de prescription sur les
terres qu'ils possédaient. Une bonne partie de ces prolétaires, libres et
légers comme l'air, affluaient aux villes, léguées pour la plupart par l'Empire
romain et que les seigneurs avaient de bonne heure préférées comme lieux de
séjour. Quand les grande changements survenus vers la fin du XV° siècle dans le
marché universel dépouillèrent l'Italie septentrionale de sa suprématie
commerciale et amenèrent le déclin de ses manufactures, il se produisit un
mouvement en sens contraire. Les ouvriers des villes furent en masse refoulés dans
les campagnes, où dès lors la petite culture, exécutée à la façon du jardinage,
prit un essor sans précédent. Retour au texte
(1045)
1046 Jusque vers la
fin du XVII° siècle, plus des 4/5 du peuple anglais étaient encore agricoles.
V. Macaulay : The History of England, Lond., 1858, vol. I, p. 413. Je
cite ici Macaulay parce qu'en sa qualité de falsificateur systématique, il
taille et rogne à sa fantaisie les faits de ce genre. Retour au texte (1046)
1047 Mirabeau
publia son livre : De la Monarchie prussienne, Londres, 1778, t. II, p.
125-126. Retour au texte (1047)
1048 L'édition
originale des Chroniques de Holinshed a été publiée en 1577, en deux
volumes. C'est un livre rare; l'exemplaire qui se trouve au British Museum est
défectueux. Son titre est : The firste volume of the Chronicles of England,
Scoltande, and Irelande, etc. Faithfully gathered and set forth, by
Raphael Holinshed, at London, imprinted for John Harrison. Même titre pour . The
Laste volume. La deuxième édition en trois volumes, augmentée et continuée
jusqu'à 1586, fut publiée par J. Hooker, etc., en 1587. Retour au texte (1048)
1049 Dans son Utopie,
Thomas More parle de l'étrange pays « où les moutons mangent les hommes ». Retour au texte (1049)
1050 Bacon fait
très bien ressortir comment l'existence d'une paysannerie libre et aisée est la
condition d'une bonne infanterie : « Il était, dit-il, d'une merveilleuse
importance pour la puissance et la force virile du royaume d'avoir des fermes
assez considérables pour entretenir dans l'aisance des hommes solides et
habiles, et pour fixer une grande partie du sol dans la possession de la
yeomanry ou de gens d'une condition intermédiaire entre les nobles et les
cottagers et valets de ferme... C'est en effet l'opinion générale des hommes de
guerre les plus compétents... que la force principale d'une armée réside dans
l'infanterie ou gens de pied. Mais, pour former une bonne infanterie, il faut
des gens qui n'aient pas été élevée dans une condition servile ou nécessiteuse,
mais dans la liberté et une certaine aisance. Si donc un État brille surtout
par ses gentilshommes et beaux messieurs, tandis que les cultivateurs et
laboureurs restent simples journaliers et valets de ferme, où bien cottagers,
c'est-à-dire mendiants domiciliés, il sera possible d'avoir une bonne
cavalerie, mais jamais des corps de fantassins solides... C'est ce que l'on
voit en France et en Italie et dans d'autres pays, où il n'y a en réalité que
des nobles et des paysans misérables... à tel point que ces pays sont forcés
d'employer pour leurs bataillons d'infanterie des bandes de mercenaires suisses
et autres. De là vient qu'ils ont beaucoup d'habitants et peu de soldats. » (The
Reign of Henry VII, etc. Verbatim Reprint from Kennet's England, éd.
1719, Lond., 1870, p. 308.)
1051 Dr Hunter,
Public Health, 7th Report, London 1865, p. 134. « La quantité de
terrain assignée (par les anciennes lois) serait aujourd'hui jugée trop grande
pour des travailleurs, et tendant plutôt à les convertir en petits fermiers. »
(George Roberts : The
social History of the People of the Southern Counties of England in past
Centuries. Lond., 1856, p. 184, 185.) Retour au texte (1051)
1052 « Le droit du
pauvre à avoir sa part des dîmes est établi par la teneur des anciens
statuts. » (Tuckett, l. c., vol. II, p. 804, 805.)
1053 Il y a partout
des pauvres. (N. R.) Retour au texte
(1053)
1054 William Cobbet
: A History of the
protestant reformation. §. 471.
1055 R. Blakey : The
History of political literature front the earliest times; Lond., 1855, vol.
Il, p. 84, 85. - En Écosse, l'abolition du servage a eu lieu quelques siècles
plus tard qu'en Angleterre. Encore en 1698, Fletcher de Salhoun fit à la
Chambre des Communes d'Écosse cette déclaration : « On estime qu'en Écosse le
nombre des mendiants n'est pas au-dessous de deux cent mille. Le seul remède
que moi, républicain par principe, je connaisse à cette situation, c'est de
rétablir l'ancienne condition du servage et de faire autant d'esclaves de tous
ceux qui sont incapables de pourvoir à leur subsistance. » De même Eden, l. c.,
vol. I, ch. I : « Le paupérisme date du jour où l'ouvrier agricole a été
libre... Les manufactures et le commerce, voilà les vrais parents qui ont
engendré notre paupérisme national. » Eden, de même que notre Écossais
républicain par principe, se trompe sur ce seul point : ce n'est pas
l'abolition du servage, mais l'abolition du droit au sol, qu'il accordait aux
cultivateurs, qui en a fait des prolétaires, et en dernier lieu des paupers.
- En France, où l'expropriation s'est accomplie d'une autre manière,
l'ordonnance de Moulins en 1571 et l'édit de 1656 correspondent aux lois des
pauvres de l'Angleterre. Retour au texte
(1055)
1056 Il n'est pas
jusqu'à M. Rogers, ancien professeur d'économie politique à l'Université
d'Oxford, siège de l'orthodoxie protestante, qui ne relève dans la préface de
son Histoire de l'agriculture le fait que le paupérisme anglais provient
de la Réforme. Retour au texte (1056)
1057 A letter to
sir T. C. Banbury, Brt : On the High Price of Provisions, by a Suffolk
gentleman, Ipswich, 1795, p. 4. L'avocat
fanatique du système des grandes fermes, l'auteur de l'Inquiry into the
Connection of large farms, etc., Lond., 1773, dit lui-même, p. 133 :
« Je suis profondément affligé de la disparition de notre yeomanry, de
cette classe d'hommes qui a en réalité maintenu l'indépendance de notre nation;
je suis attristé de voir leurs terres à présent entre les mains de lords
monopoleurs et de petits fermiers, tenant leurs baux à de telles conditions
qu'ils ne sont guère mieux que des vassaux toujours prêts à se rendre à
première sommation dès qu'il y a quelque mal à faire. »
1058 De la morale
privée de ce héros bourgeois on peut juger par l'extrait suivant : « Les
grandes concessions de terres faites en Irlande à lady Orknev en 1695 sont une
marque publique de l'affection du roi et de l'influence de la dame... Les bons
et loyaux services de Lady Orkney paraissent avoir été fœda laborium
ministeria. » Voy. la Sloane manuscript collection, au British
Museum, n° 4224; le manuscrit est intitulé : The character and behaviour of
king William Sunderland, etc., as represented in original Letters to the Duke
of Shrewsbury, from Somers Halilax, Oxford, secretary Vernon, etc. Il est
plein de faits curieux.
1059 « L'aliénation
illégale des biens de la couronne, soit par vente, soit par donation, forme un
chapitre scandaleux de l'histoire anglaise... une fraude gigantesque commise
sur la nation (gigantic fraud on the nation). » (F. W. NEWMAN : Lectures
on political econ., Lond., 1851, p. 129, 130.)
1060 Qu'on lise,
par exemple, le pamphlet d'Edmond Burke sur la maison ducale de Bedford, dont
le rejeton est lord John Russel : The tomtit of liberalism. Retour au texte (1060)
1061 « Les
fermiers défendirent aux cottagers de nourrir, en dehors d'eux-mêmes, aucune
créature vivante, bétail, volaille, etc., sous le prétexte que s'ils avaient du
bétail ou de la volaille, ils voleraient dans les granges du fermier de quoi
les nourrir. Si vous voulez que les cottagers restent laborieux, dirent-ils,
maintenez-les dans la pauvreté. Le fait réel, c'est que les fermiers s'arrogent
ainsi tout droit sur les terrains communaux et en font ce que bon leur
semble. » (A Political Enquiry into the consequences of enclosing waste
Lands, Lond., 1785, p. 75.)
1062 Eden, l. c., Préface.
- Les lois sur la clôture des communaux ne se font qu'en détail de sorte que
sur la pétition de certains landlords, la Chambre des Communes vote un bill
sanctionnant la clôture en tel endroit. Retour au texte (1062)
1063 Capital-farms.
(Two Letters on the Flour Trade and the Dearness of Corn, by a Person in
business. Londres, 1767, p. 19, 20.)
1064
Merchant-farms. (An Inquiry into the present High Prices of Provisions,
Lond., 1767, p. 11, nota.) Cet excellent écrit a pour auteur le Rév.
Nathaniel Forster. Retour au texte (1064)
1065 Thomas Wright
: A short address to the public on the monopoly of large farms, 1779, p.
2, 3. Retour au texte (1065)
1066 Rev. Addington
: Inquiry into the Reasons for and against enclosing open fields; Lond.
1772, p. 37-43, passim Retour au texte
(1066)
1067 Dr R. Price, l.
c., 60 id, London 1805, t. II, p. 155. Qu'on lise Forster, Addington, Kent,
Price et James Anderson, et que l'on compare le misérable bavardage du
sycophante Mac Culloch dans son catalogue : The Litterature of Political
Economy, Lond., 1845. Retour au texte
(1067)
1068 L. c., p. 147.
Retour au texte (1068)
1069 L. c., p. 159.
On se rappelle les conflits de l'ancienne Rome. « Les riches s'étaient
emparés de la plus grande partie des terres indivises. Les circonstances
d'alors leur inspirèrent la confiance qu'on ne les leur reprendrait plus, et
ils s'approprièrent les parcelles voisines appartenant aux pauvres, partie en
les achetant avec acquiescement de ceux-ci, partie par voies de fait, en sorte
qu'au lieu de champs isolée, ils n'eurent plus à faire cultiver que de vastes
domaines. A la culture et à l'élevage du bétail, ils employèrent des esclaves,
parce que les hommes libres pouvaient en cas de guerre être enlevés au travail
par la conscription. La possession d'esclaves leur était d'autant plus
profitable que ceux-ci, grâce à l'immunité du service militaire, étaient à même
de se multiplier tranquillement et qu'ils faisaient en effet une masse
d'enfants. C'est ainsi que les puissants attirèrent à eux toute la richesse, et
tout le pays fourmilla d'esclaves. Les Italiens, au contraire, devinrent de
jour en jour moins nombreux, décimée qu'ils étaient par la pauvreté, les impôts
et le service militaire. Et même lorsque arrivaient des temps de paix, ils se
trouvaient condamnés à une inactivité complète, parce que les riches étaient en
possession du sol et employaient à l'agriculture des esclaves au lieu d'hommes
libres. » (Appien : la Guerres civiles romaines, I, 7.) Ce
passage se rapporte à l'époque qui précède la loi licinienne. Le service
militaire, qui a tant accéléré la ruine du plébéien romain, fut aussi le moyen
principal dont se servit Charlemagne pour réduire à la condition de serfs les
paysans libres d'Allemagne. Retour au texte
(1069)
1070 An Inquiry
into the Connection between the present Prices of Provisions and the size of
Farms, p. 124, 129. Un écrivain
contemporain constate les mêmes faits, mais avec une tendance opposée :
« Des travailleurs sont chassés de leurs cottages et forcés d'aller
chercher de l'emploi dans les villes, mais alors on obtient un plus fort
produit net, et par là même le capital est augmenté. » (The Perils of
the Nation, 2° éd. Lond., 1843, p. 14.) Retour au texte (1070)
1071 F. W. Newman, Lectures
on polit. Economy. London, 1851, p. 132.
1072 James Anderson
: Observations on the means of exciting a spirit of national Industry,
etc., Edimburgh, 1777. Retour au texte
(1072)
1073 L. c., t. I,
ch. XVI. Retour au texte (1073)
1074 En 1860, des
gens violemment expropriés furent transportés au Canada sous de fausses promesses.
Quelques-uns s'enfuirent dans les montagnes et dans les îles voisines.
Poursuivis par des agents de police, ils en vinrent aux mains avec eux et
finirent par leur échapper.
1075 David Buchanan
: Observations on, etc., A. Smith's Wealth of Nations, Edimb.,
1814, t. IV, p. 144. Retour au texte
(1075)
1076 George Ensor :
An Inquiry concerning the Population of Nations, Lond., 1818, p. 215,
216. Retour au texte (1076)
1077 > Lorsque
Mme Beecher Stowe, l'auteur de la Case de l'oncle Tom, fut reçue à
Londres avec une véritable magnificence par l'actuelle duchesse de Sutherland,
heureuse de cette occasion d'exhaler sa haine contre la République américaine
et d'étaler son amour pour les esclaves noirs, - amour qu'elle savait
prudemment suspendre plus tard, au temps de la guerre du Sud, quand tout cœur
de noble battait en Angleterre pour les esclavagistes, je pris la liberté de
raconter dans la New-York Tribune [Edition du 9 février 1853. Article
intitulé : The Duchess of Sutherland and Slavery. (N. R.)] l'histoire
des esclaves sutherlandais. Cette esquisse (Carey l'a partiellement reproduite
dans son Slave Trade, Domatic and Foreign... Philadelphie, 1853, p. 202,
203) fut réimprimée par un journal écossais. De là une polémique agréable entre
celui-ci et les sycophantes des Sutherland. Retour au texte (1077)
1078 On trouve des
détails intéressants sur ce commerce de poissons dans le Portfolio de M.
David Urquhart, New Series. - Nassau W. Senior, dans son ouvrage
posthume déjà cité, signale l'exécution des Gaëls dans le Sutherlandshire comme
un des clearings les plus bienfaisants que l'on ait vu de mémoire d'homme. Retour au texte (1078)
1079 Il faut
remarquer que les « deer forests » de la haute Écosse ne contiennent
pas d'arbres. Après avoir éloigné les moutons des montagnes, on y pousse les daims
et les cerfs, et l'on nomme cela une « deer forest ». Ainsi pas même
de culture forestière !
Deer forests : mot à mot : forêts de cerfs. En
d'autres termes . forêts réservées à la chasse. (N. R.) Retour au texte (1079)
1080 Et la bourse
de l'amateur anglais est longue ! Ce ne sont pas seulement des membres de
l'aristocratie qui louent ces chasses, mais le premier parvenu enrichi ne croit
un M'Callum More lorsqu'il peut vous donner à entendre qu'il a son
« lodge » dans les highlands.
1081 Robert Somers
: Letters from the Highlands or the Famine of 1847, Lond., 1848, p.
12-28, passim. Retour au texte
(1081)
1082 En Allemagne,
c'est surtout après la guerre de Trente ans que les propriétaires nobles se
mirent à exproprier leurs paysans de vive force. Ce procédé, qui provoqua plus
d'une révolte (dont une des dernières éclata encore en 1790 dans la
Hesse-Electorale), infestait principalement l'Allemagne orientale. Dans la
plupart des provinces de la Prusse proprement dite, Frédéric Il fut le premier
à protéger les paysans contre ces entreprises. Après la conquête de la Silésie,
il força les propriétaires fonciers à rétablir les huttes, les granges qu'ils
avaient démolies et à fournir aux paysans le bétail et l'outillage agricole. Il
avait besoin de soldats pour son armée, et de contribuables pour son trésor. Du
reste, il ne faut pas s'imaginer que les paysans menèrent une vie agréable sous
son régime, mélange de despotisme militaire, de bureaucratie, de féodalisme et
d'exaction financière. Qu'on lise, par exemple, le passage suivant, emprunté à
son admirateur, le grand Mirabeau : « Le lin, dit-il, fait donc une des grandes
richesses du cultivateur dans le nord de l'Allemagne. Malheureusement pour
l'espèce humaine, ce n'est qu'une ressource contre la misère, et non un moyen
de bien-être. Les impôts directs, les corvées, les servitudes de tout genre,
écrasent le cultivateur allemand, qui paie encore les impôts indirecte dans
tout ce qu'il achète... et, pour comble de ruine, il n'ose pas vendre ses
productions où et comme il le veut il n'ose pas acheter ce dont il a besoin aux
marchands qui pourraient le lui livrer au meilleur prix. Toutes ces causes le
minent insensiblement, et il se trouverait hors d'état de payer les impôts
directs à l'échéance, sans la filerie; elle lui offre une ressource, en
occupant utilement sa femme, ses enfants, ses servantes, ses valets, et
lui-même mais quelle pénible vie, même aidée de ce secours !
En été, il
travaille comme un forçat au labourage et à la récolte; il se couche à neuf
heures et se lève à deux, pour suffire aux travaux; en hiver, il devrait
réparer ses forces par un plus grand repos; mais il manquera de grains pour le
pain et pour les semailles, s'il se défait des denrées qu'il faudrait vendre
pour payer les impôts. Il faut donc filer pour suppléer à ce vide; et comme la
nature de la chose rend ce travail peu lucratif, il y faut apporter la plus
grande assiduité. Aussi le paysan se couche-t-il en hiver à minuit, une heure,
et se lève à cinq ou six; ou bien il se couche à neuf, et se lève à deux, et
cela tous les jours de sa vie, si ce n'est le dimanche. Ces excès de veille et
de travail usent la nature humaine, et de là vient qu'hommes et femmes
vieillissent beaucoup plus tôt dans les campagnes que dans les villes. »
(Mirabeau : De la Monarchie prussienne, Londres, éd. 1788, t. III, p.
212 et suiv.) Retour au texte (1082)
1083 Hollingshed : Description
of England, Londres, 1578, vol. 1, p. 186.
1084 S pour « slave » : esclave (N.R.) Retour au texte (1084)
1085 Sous le règne d'Édouard
VI, remarque un champion des capitalistes, l'auteur de An Essay on Trade and
Commerce, 1770, les Anglais semblent avoir pris à cœur l'encouragement des
manufactures et l'occupation des pauvres, comme le prouve un statut remarquable
où il est dit que tous les vagabonds doivent être marqués du fer rouge, etc. -
(L. c., p. 5.) Retour au texte (1085)
1086 John Strype M. A. « Annals of the Reformation and Establishment of
Religion, and other various occurences in the Church of England during Queen
Etisabeth's Happy Reign. », 2° éd., 1725, t. Il. La seconde édition de 1725 fut
encore publiée par l'auteur lui-même.
1087 R pour « rogue » : voyou (N.R.) Retour au texte (1087)
1088 « Toutes les
fois que la législature essaie de régler les démêlés entre les maîtres et les
ouvriers, ce sont toujours les maîtres qu'elle consulte. » (A. Smith, l. c.,
trad. Garnier, t. 1, p. 296.) « L'Esprit des Lois, c'est la propriété », dit
Linguet. Retour au texte (1088)
1089 Statut des
travailleurs. (N. R.) Retour au texte
(1089)
1090 Sophisms of
Free Trade, by a Barister, Lond., 1850,
p. 235 et 236. « La législation était toujours prête, ajoute-t-il, à
interposer son autorité au profit des patrons; est-elle impuissante dès qu'il
s'agit de l'ouvrier ? »
Barister veut dire avocat. (N.R.) Retour au texte (1090)
1091 On voit par
une clause du statut 2, de Jacques I°, c. 6, que certains fabricants de drap
prirent sur eux, en leur qualité de juges de paix, de dicter dans leurs propres
ateliers un tarif officiel du salaire. - En Allemagne, les statuts ayant pour
but de maintenir le salaire aussi bas que possible se multiplient après la
guerre de Trente ans. « Sur le sol dépeuplé les propriétaires souffraient
beaucoup du manque de domestiques et de travailleurs. Il fut interdit à tous
les habitants des villages de louer des chambres à des hommes ou à des femmes
célibataires. Tout individu de cette catégorie qui ne voulait pas faire
l'office de domestique devait être signalé à l'autorité et jeté en prison,
alors même qu'il avait une autre occupation pour vivre, comme de travailler à la
journée pour les paysans ou même d'acheter ou de vendre des grains. (Privilèges
impériaux et sanctions pour la Silésie, 1, 125.) Pendant tout un siècle les
ordonnances de tous les petits princes allemande fourmillent de plaintes amères
contre la canaille impertinente qui ne veut pas se soumettre aux dures
conditions qu'on lui fait ni se contenter du salaire légal. Il est défendu à
chaque propriétaire isolément de dépasser le tarif établi par les États du
territoire. Et avec tout cela les conditions du service étaient parfois
meilleures après la guerre qu'elles ne le furent un siècle après. « En
1652, les domestiques avaient encore de la viande deux fois par semaine en
Silésie; dans notre siècle, il s'y est trouvé des districts où ils n'en ont eu
que trois fois par an. Le salaire aussi était après la guerre plus élevé que
dans les siècles suivants. » (G. Freitag.) Retour au texte (1091)
1092 Décret pour
amender la loi criminelle sur la violence, les menaces et la molestation. (N. R.)
Retour au texte (1092)
1093 L'article 1 de
cette loi est ainsi conçu : « L'anéantissement de toute espèce de corporations
des citoyens du même état et profession étant l'une des bases fondamentales de
la Constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque
prétexte et sous quelque forme que ce soit. » L'article 4 déclare : « Si
des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient des
délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert
ou à n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs
travaux, les dites délibérations et conventions sont déclarées
inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits
de l'homme, etc. », c'est-à-dire félonies, comme dans les anciens statuts.
(Révolution de Paris, Paris, 1791, 3t. III, p. 253.) Retour au texte (1093)
1094 Révolutions de
France, etc., n° LXXVII. Retour au texte (1094)
1095 Buchez et Roux
: Histoire parlementaire de la Révolution française, X, p. 193-95, passim
(édit. 1834). Retour au texte (1095)
1096 « Les
fermiers, dit Harrison dans sa Description de l'Angleterre (l. c.), qui
autrefois ne payaient que difficilement quatre livres sterling de rente, en
paient aujourd'hui quarante, cinquante, cent, et croient avoir fait de
mauvaises affaires si, à l'expiration de leur bail, ils n'ont pas mis de côté
une somme équivalent au total de la rente foncière acquittée par eux pendant
six ou sept ans. Retour au texte (1096)
1097 L'influence
que la dépréciation de l'argent exerça au XVI° siècle sur diverses classes de
la société a été très bien exposée par un écrivain de cette époque dans : A
Compendious or briefe Examination of Certayne Ordinary Complainte of Diverse of
our Countrymen in these our Days; by W. S. Gentleman (London, 1581). La
forme dialoguée de cet écrit contribua longtemps à le faire attribuer à
Shakespeare, si bien qu'en 1751, il fut encore édité sous son nom. Il a pour
auteur William Stafford. Dans un passage le chevalier (knight) raisonne
comme suit :
Le Chevalier : « Vous, mon voisin le
laboureur, vous, maître mercier, et vous, brave chaudronnier, vous pouvez vous
tirer d'affaire ainsi que les autres artisans. Car, si toutes choses sont plus
chères qu'autrefois, vous élevez d'autant le prix de vos marchandises et de
votre travail. Mais nous, nous n'avons rien à vendre sur quoi nous puissions
nous rattraper de ce que nous avons à acheter. » Ailleurs le chevalier
interroge le docteur : « Quels sont, je vous prie, les gens que vous avez en
vue, et d'abord ceux qui, selon vous, n'ont ici rien à perdre ? » - Le
docteur : « J'ai en vue tous ceux qui vivent d'achat et de vente,
car, s'ils achètent cher, ils vendent en conséquence. » - Le Chevalier
: « Et quels sont surtout ceux qui, d'après vous, doivent gagner ? »
- Le docteur : « Tous ceux qui ont des entreprises ou des fermes à
ancien bail, car s'ils paient d'après le taux ancien, ils vendent d'après le
nouveau, c'est-à-dire qu'ils paient leur terre bon marché et vendent toutes
choses à un prix toujours plus élevé... » - Le Chevalier : « Et
quels sont les gens qui, pensez-vous, auraient dans ces circonstances plus de
perte que les premiers n'ont de profit ? » - Le docteur :
« Tous les nobles, gentilshommes, et tous ceux qui vivent soit d'une
petite rente, soit de salaires, ou qui ne cultivent pas le soi, ou qui n'ont
pas pour métier d'acheter et de vendre. » Retour au texte (1097)
1098 Entre le
seigneur féodal et ses dépendants à tous les degrés de vassalité, il y avait un
agent intermédiaire qui devint bientôt homme d'affaires, et dont la méthode
d'accumulation primitive, de même que celle des hommes de finance placés entre
le trésor publie et la bourse des contribuables, consistait en concussions,
malversations et escroqueries de toute sorte. Ce personnage, administrateur et
percepteur des droits, redevances, rentes et produits quelconques dus au
seigneur, s'appela en Angleterre, Steward, en France régisseur.
Ce régisseur était parfois lui-même un grand seigneur. On lit, par exemple,
dans un manuscrit original publié par Monteil : « C'est le compte que
messire Jacques de Thoraine, chevalier chastelain sor Bezançon rent ès
seigneur, tenant les comptes à Dijon pour monseigneur le duc et conte de
Bourgogne des rentes appartenant à ladite chastellenie depuis le XXV° jour de
décembre MCCCLX jusqu'au XXVIII° jour de décembre MCCCLX, etc. » (Alexis
Monteil : Traité des matériaux manuscrits de divers genres d'histoire,
p. 234.) On remarquera que dans toutes les sphères de la vie sociale, la part
du lion échoit régulièrement à l'intermédiaire. Dans le domaine économique, par
exemple, financiers, gens de bourse, banquiers, négociants, marchands, etc.,
écrèment les affaires; en matière civile, l'avocat plume les parties sans les
faire crier; en politique, le représentant l'emporte sur son commettant, le
ministre sur le souverain, etc.; en religion, le médiateur éclipse Dieu pour
être à son tour supplanté par les prêtres, intermédiaires obligés entre le bon
pasteur et ses ouailles. - En France, de même qu'en Angleterre, les grands
domaines féodaux étaient divisés en un nombre infini de parcelles, mais dans
des conditions bien plus défavorables aux cultivateurs. L'origine des fermes
ou terriers y remonte au XIV° siècle. Ils allèrent en
s'accroissant et leur chiffre finit par dépasser cent mille. lis payaient en
nature ou en argent une rente foncière variant de la douzième à la cinquième
partie du produit. Les terriers, fiefs, arrière-fiefs, etc., suivant la valeur
et l'étendue du domaine, ne comprenaient parfois que quelques arpents de terre.
Ils possédaient tous un droit de juridiction qui était de quatre degrés.
L'oppression du peuple, assujetti à tant de petits tyrans, était naturellement
affreuse. D'après Monteil, il y avait alors en France cent soixante mille
justices féodales, là où aujourd'hui quatre mille tribunaux ou justices de paix
suffisent. Retour au texte (1098)
1099 Dans ses Notions
de philosophie naturelle, Paris, 1838.
1100 Un point que
sir James Steuart fait ressortir.
1101 « Je
permettrai, dit le capitaliste, que vous ayez l'honneur de me servir, à
condition que vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je
prendrai de vous commander. » (J.-J. Rousseau : Discours sur l'économie
politique.) Retour au texte (1101)
1102 Mirabeau : De
la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, Londres, 1788, III, p. 20,
21, 109. Retour au texte (1102)
1103 « Vingt
livres de laine tranquillement converties en hardes de paysan par la propre
industrie de la famille, pendant les moments de loisir que lui laisse le travail
rural, - cela ne fait pas grand fracas : mais portez-les au marché, envoyez-les
à la fabrique, de là au courtier, puis au marchand, et vous aurez de grandes
opérations commerciales et un capital nominal engagé, représentant vingt fois
la valeur de l'objet... La classe productive est ainsi mise à contribution afin
de soutenir une misérable population de fabrique, une classe de boutiquiers
parasites et un système commercial, monétaire et financier absolument fictif. »
(David Urquhart, l. c., p. 120.) Retour au texte
(1103)
1104 Tuckett, l.
c., vol. I, p. 144. Retour au texte (1104)
1105 David
Urquhart, l. c., p. 122. Mais voici Carey qui accuse l'Angleterre, non sans
raison assurément, de vouloir convertir tous les autres pays en pays purement
agricoles pour avoir seule le monopole des fabriques. Il prétend que c'est
ainsi que la Turquie a été ruinée, l'Angleterre « n'ayant jamais permis aux
propriétaires et cultivateurs du sol turc de se fortifier par l'alliance
naturelle de la charrue et du métier, du marteau et de la herse » (The Slave
Trade, etc., p. 125). D'après lui, D. Urquhart lui-même aurait été un des
principaux agents de la ruine de la Turquie en y propageant dans l'intérêt
anglais la doctrine du libre-échange. Le plus joli, c'est que Carey, grand
admirateur du gouvernement russe, veut prévenir la séparation du travail
industriel d'avec le travail agricole au moyen du système protectionniste, qui
n'en fait qu'accélérer la marche. Retour au
texte (1105)
1106 Le mot
« industriel » est ici employé par opposition à «
agricole »; dans le sens catégorique, le fermier est tout
aussi bien un capitaliste industriel que le fabricant. Retour au texte (1106)
1107 The natural and artificial Rights of Properly contrasted. Lond., 1832, p. 98-99. L'auteur de cet écrit anonyme est Th.
Hodgskin.
1108 Dr John Aikin,
Description from the country from
thirty to forty miles round Manchester. London, 1795. Retour au texte
(1108)
1109 William Howitt
: Colonisation and Christianity. A Popular History el the treatment of the
natives by the Europeans in all their colonies; Lond., 1838, p. 9. Sur le
traitement des esclaves, on trouve une bonne compilation chez Charles Comte. (Traité
de législation, 3° édit., Bruxelles, 1837.) Il faut étudier ce sujet en
détail pour voir ce que le bourgeois fait de lui-même et du travailleur,
partout où il peut, sans gêne, modeler le monde à son image. Retour au texte (1109)
1110 Thomas
Stamford Raffles late Governor of Java : The History of Java and its
dependencies; Lond. 1817. Retour au texte
(1110)
1111 En 1866, plus
d'un million d’Hindous moururent de faim dons la seule province d’Orissa. On
n'en chercha pu moins à enrichir le trésor public en vendant très cher aux gens
affamés les denrées.
1112 William
Cobbett remarque qu'en Angleterre toutes les choses publiques s'appellent
royales, mais que par compensation, il y a la dette nationale. Retour au texte (1112)
1113 Quand, au moment
le plus critique de la deuxième guerre de la Fronde, Bussy-Rabutin fait
demander, pour pouvoir lever un régiment, des assignations sur « les tailles du
Nivernois encore dues » et « sur le sel », Mazarin répond : « Plût à Dieu que
cela se pût, mais tout cela est destiné pour les rentes sur l'Hôtel de Ville de
Paris, et il serait d'étrange conséquence de faire des levées de ces
deniers-là; qu'il ne fallait point irriter les rentiers ni contre lui ni contre
vous. » (Mémoires du comte de Bussy-Rabutin, Amsterdam, 1751, t. I, p.
165.) Retour au texte (1113)
1114 « Si les
Tartares inondaient aujourd'hui l'Europe, il faudrait bien des affaires pour
leur faire entendre ce que c'est qu'un financier parmi nous. » (Montesquieu : Esprit
des lois, t. IV, p. 33, éd. Londres, 1769.)
1115 Mirabeau. Retour au texte (1115)
1116 Eden, The
State of the Poor, t. II, ch. 1, p. 421.
1117 John Fielden :
The Curse of the factory system, London, 1836, p. 5, 6. - Relativement
aux infamies commises à l'origine des fabriques, voyez Dr Aikin (1795), Descriplion
of the Country from 30 to 40 miles round Manchester, p. 219, et Gisbourne :
Enquiry into the Duties of Men, 1795, vol. Il. - Dès que la machine à
vapeur transplanta les fabriques des cours d'eau de la campagne au milieu des
villes, le faiseur de plus-value, amateur d'« abstinence », trouva sous la main
toute une armée d'enfants sans avoir besoin de mettre des workhouses en
réquisition. Lorsque sir R. Peel (père du ministre de la plausibilité)
présenta en 1815 son bill sur les mesures à prendre pour protéger les enfants,
F. Horner, l'ami de Ricardo, cita les faits suivants devant la Chambre des
Communes : il est notoire que récemment, parmi les meubles d'un banqueroutier,
une bande d'enfants de fabrique fut, si je puis me servir de cette expression,
mise aux enchères et vendue comme faisant partie de l'actif ! Il y a deux ans
(1813), un cas abominable se présenta devant le tribunal du Banc du Roi. Il
s'agissait d’un certain nombre d'enfants. Une paroisse de Londres les avait
livrés à un fabricant, qui de son côté les avait passés à un autre. Quelques
amis de l'humanité les découvrirent finalement dans un état complet
d'inanition. Un autre cas encore plus abominable a été porté à ma connaissance
lorsque j'étais membre du comité d'enquête parlementaire. Il y a quelques
années seulement, une paroisse de Londres et un fabricant conclurent un traité
dans lequel il fut stipulé que par vingtaine d'enfants sains de corps et
d'esprit vendus, il devrait accepter un idiot. » Retour au texte (1117)
1118 Voy. le livre
déjà cité du Dr Aikin, 1795. Retour au texte
(1118)
1119 En 1790 il y
avait dans les Indes occidentales anglaises dix esclaves pour un homme libre;
dans les Indes françaises quatorze pour un; dans les Indes hollandaises
vingt-trois pour un. (Henry Brougham : An Inquiry into the colonial policy
of the European powers, Edimb., 1803, vol. II, p. 74.) Retour au texte (1119)
1120 Tant il était
difficile. (N.R.) Retour au texte (1120)
1121 Cette
expression labouring poor se trouve dans les lois anglaises depuis le
temps où la classe des salariés commence à attirer l'attention. La
qualification de labouring poor est opposée d'une part à celle de idle
poor, pauvre fainéant, mendiant, etc., d'autre part à celle de travailleur,
possesseur de ses moyens de travail, n'étant pas encore tout à fait plumé. De
la loi l'expression est passée dans l'économie politique depuis Culpeper, J.
Child, etc., jusqu'à Adam Smith et Eden. On peut juger par là de la bonne foi
de l'execrable political cantmonger [Exécrable hypocrite politique.
(N.R.)], Edmond Burke, quand il déclare l'expression labouring poor un execrable
political cant [Exécrable hypocrite politique. (N.R.)]. Ce sycophante, qui
à la solde de l'oligarchie anglaise a joué le romantique contre la Révolution
française, de même qu'à la solde des colonies du Nord de l'Amérique, au
commencement de leurs troubles, il avait joué le libéral contre l'oligarchie
anglaise, avait l'âme foncièrement bourgeoise. « Les lois du commerce, dit-il,
sont les fois de la nature et conséquemment de Dieu » (E. Burke, Thoughts
and Details on Scarcity. London, 1800,. p. 31, 32). Rien d'étonnant que,
fidèle aux « lois de Dieu et de la nature », il se soit toujours vendu au plus
offrant enchérisseur. On trouve dans les écrits du Rev. Tucker - il était
pasteur et tory, au demeurant homme honorable et bon économiste - un portrait
bien réussi de cet Edmond Burke au temps de son libéralisme. A une époque comme
la nôtre, où la lâcheté des caractères s'unit à la foi la plus ardente aux
« lois du commerce », c'est un devoir de stigmatiser sans relâche les gens
tels que Burke, que rien ne distingue de leurs successeurs, rien, si ce n'est
le talent. Retour au texte (1121)
1122 Marie Augier :
Du crédit public, Paris, 1842, p. 265.
1123 « Le
capital, dit la Quarterly Review, fuit le tumulte et les disputes et est
timide par nature. Cela est très vrai, mais ce n'est pas pourtant toute la
vérité. Le capital abhorre l'absence de profit ou un profit minime, comme la
nature a horreur du vide. Que le profit soit convenable, et le capital devient
courageux : 10 % d'assurés, et on peut l'employer partout; 20 %, il s'échauffe
!, 50 %, il est d*une témérité folle; à 100%, il foule aux pieds toutes les
lois humaines; 300 %, et il n'est pas de crime qu'il n'ose commettre, même au
risque de la potence. Quand le désordre et la discorde portent profit, il les
encourage tous deux, à preuve la contrebande et la traite des nègres. »
(P.J. Dunning, Trade Unions and Strikes, p. 436.) Retour au texte (1123)
1124 « Nous
sommes... dans une condition tout à fait nouvelle de la société... nous tendons
à séparer complètement toute espèce de propriété d'avec toute espèce de
travail. » (Sismondi : Nouveaux principes de l’Econ. polit., t. Il,
p. 434.) Retour au texte (1124)
1125 « Le progrès
de l'industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans
résistance, substitue à l'isolement des ouvriers, résultant de leur
concurrence, leur union révolutionnaire par l'association. Ainsi, le
développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le
terrain même sur lequel elle a établi son système de production et
d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa
chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. De toutes les
classes qui, à l'heure présente, s'opposent à la bourgeoisie, le prolétariat
seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et
périssent avec la grande industrie; le prolétariat, au contraire, en est le
produit le plus authentique. Les classes moyennes, petits fabricants,
détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu'elle
est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont
donc pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus elles sont
réactionnaires. elles cherchent à faire tourner à l'envers la roue de
l'histoire. » (Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti
communiste, Lond., 1847 p. 9, 11.) Retour au texte (1125)
1126 Il s'agit ici
de colonies réelles, d'un sol vierge colonisé par des émigrants libres. Les
États-Unis sont encore, au point de vue économique, une colonie européenne. On
peut aussi du reste faire entrer dans cette catégorie les anciennes plantations
dont l'abolition de l'esclavage a depuis longtemps radicalement bouleversé
l'ordre imposé par les conquérants.
1127 Les quelques
aperçus lumineux de Wakefield avaient déjà été développés par Mirabeau père, le
physiocrate, et avant lui par des économistes anglais du XVII° siècle. tels que
Culpeper, Child, etc.
1128 Plus tard, il
devient une nécessité temporaire dans la lutte de la concurrence
internationale. Mais, quels que soient ses motifs, les conséquences restent les
mêmes. Retour au texte (1128)
1129 > « Un
nègre est un nègre. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'il devient
esclave. Une machine à filer le coton est une machine pour filer le coton.
C'est seulement dans des conditions déterminées qu'elle devient du capital.
Arrachée à ces conditions, elle n'est pas plus du capital que l'or n'est par
lui-même de la monnaie ou le sucre, le prix du sucre... Le capital représente,
lui aussi, des rapports sociaux. Ce sont des rapports bourgeois de production,
des rapports de production de la société bourgeoise. (Karl Marx : Lohnarbeit
und Kapital Voy. N. Rh. Zeitung, n° 266, 7 avril 1849. [Travail
salarié et Capital (N.R.)]) Retour au texte
(1129)
1130 E. G.
Wakefield : England and America, vol. Il, p. 33.
1131 L. c., vol. I,
p. 17, 18. Retour au texte (1131)
1132 L. c., p. 81. Retour au texte (1132)
1133 L. c., p. 43,
44. Retour au texte (1133)
1134 L. c., vol.
II, p. 5. Retour au texte (1134)
1135 « Pour devenir
élément de colonisation, la terre doit être non seulement inculte, mais encore
propriété publique, convertible en propriété privée. » (L. c., vol. II, p.
125.) Retour au texte (1135)
1136 L. c., vol. I,
p. 297. Retour au texte (1136)
1137 L. c., p. 21,
22. Retour au texte (1137)
1138 L. c., vol.
II, p. 116. Retour au texte (1138)
1139 L. c., vol. I,
p. 130, 131. Retour au texte (1139)
1140 L. c., v. II,
p. 5. Retour au texte (1140)
1141 Merivale, l.
c, v. II, p. 235, 314, passim. - Il n'est pas jusqu'à cet homme de bien,
économiste vulgaire et libre-échangiste distingué, M. de Molinari, qui ne dise
: « Dans les colonies où l'esclavage a été aboli sans que le travail forcé se
trouvât remplacé par une quantité équivalente de travail libre, on a vu
s'opérer la contre-partie du fait qui se réalise tous les jours sous nos yeux.
On a vu les simples [sic] travailleurs exploiter à leur tour les entrepreneurs
d'industrie, exiger d'eux des salaires hors de toute proportion avec la part
légitime qui leur revenait dans le produit. Les planteurs, ne pouvant obtenir
de leurs sucres un prix suffisant pour couvrir la hausse du salaire, ont été
obligée de fournir l'excédent, d'abord sur leurs profits, ensuite sur leurs
capitaux mêmes. Une foule de planteurs ont été ruinés de la sorte, d'autres ont
fermé leurs ateliers pour échapper à une ruine imminente... Sans doute, il vaut
mieux voir périr des accumulations de capitaux que des générations d'hommes
[quelle générosité ! Excellent M. Molinari !]; mais ne vaudrait-il pas mieux
que ni les unes ni les autres ne périssent ? » (Molinari, Études économiques,
Paris, 1846, p. 51, 52.) Monsieur Molinari ! monsieur Molinari ! Et que
deviennent les dix commandements, Moïse et les prophètes, la loi de l'offre et
la demande, si en Europe l'entrepreneur rogne sa part légitime à l'ouvrier et
dans l'Inde occidentale, l'ouvrier à l'entrepreneur ? Mais quelle est donc s'il
vous plait, cette part légitime que, de votre propre aveu, le capitaliste ne
paie pas en Europe ? Allons, maître Molinari, vous éprouvez une démangeaison
terrible de prêter là dans les colonies où les travailleurs sont assez simples
a pour exploiter le capitaliste », un brin de secours policier à cette pauvre
loi de l'offre et la demande, qui ailleurs, à votre dire, marche si bien toute
seule. Retour au texte (1141)
1142 Wakefield, l.
c., v. II, p. 52. Retour au texte (1142)
1143 L. c., p. 191,
192. Retour au texte (1143)
1144 L. c., v. I,
p. 47, 246, 247. Retour au texte (1144)
1145 Peu importe
(N.R.) Retour au texte (1145)
1146 « C'est,
ajoutez-vous, grâce à l'appropriation du sol et des capitaux que l'homme, qui
n'a que ses bras, trouve de l'occupation et se fait un revenu. C'est au
contraire, grâce à l'appropriation individuelle du sol qu'il se trouve des
hommes n'ayant que leurs bras... Quand vous mettez un homme dans le vide, vous
vous emparez de l'atmosphère. Ainsi faites-vous, quand vous vous emparez du
sol. C'est le mettre dans le vide de richesse, pour ne le laisser vivre qu'à
votre volonté. » (Colins, l. c., t. III, p. 267-268, 270-271, passim.)
Retour au texte (1146)
1147 Wakefield , l.
c., v. II, p. 192. Retour au texte (1147)
1148 L. c., p. 45. Retour au texte (1148)
1149 Loi sur les
banques de 1844. (N.R.) Retour au texte
(1149)
1150 Dès que l’Australie
devint autonome, elle édicta naturellement des lois favorables aux colons :
mais la dilapidation du sol, déjà accomplie par le gouvernement anglais, lui
barre le chemin. « Le premier et principal objet que vise le nouveau Land
Act (loi sur la terre) de 1862, c’est de créer des facilités pour
l’établissement de la population. » (The land law of Victoria by the
Hon. G. Duffy, Minister of Public Lands. Lond., 1862.)
1151 Théorie de la
valeur et du capital de Ricardo, etc.
Kiew, 1871.
1152 « Les
théoriciens du socialisme en Allemagne. » Extrait du Journal des
Économistes juillet et août 1872. Retour au
texte (1152)
1153 N° de mai
1872, p. 426-36. Retour au texte (1153)
1154 La postface de
la deuxième édition allemande est datée du 24 janvier 1873, et ce n'est que
quelque temps après sa publication que la crise qui y a été prédite éclata dans
l'Autriche, les EtatsUnis et l'Allemagne. Beaucoup de gens croient à tort que
la crise générale a été escomptée pour ainsi dire par ces explosions violentes,
mais partielles. Au contraire, elle tend à son apogée. L'Angleterre sera le
siège de l'explosion centrale, dont le contrecoup se fera sentir sur le marché
universel.