Vladimir Ilitch Oulianov
LENINE
La maladie infantile du communisme
Le gauchisme
TABLE DES MATIERES
1. Dans quel sens peut-on parler de portée internationale
de la révolution russe ?
2. Une des conditions essentielles du succès des
bolcheviks
3. Principales étapes de l'histoire du bolchevisme
5. Le communisme de "gauche" en Allemagne.
Chefs, partis, classe, masse.
6. Les révolutionnaires doivent-ils militer dans les
syndicats réactionnaires ?
7. Faut-il participer aux parlements bourgeois ?
9. Le "Communisme de gauche" en Angleterre
I. La scission des communistes allemands
II. Communistes et indépendants en Allemagne
IV. Conclusions fausses et prémisses justes
I. Dans quel sens peut-on parler de portée
internationale de la révolution russe ?
Pendant
les premiers mois qui suivirent la conquête du pouvoir politique par le
prolétariat en Russie (25 octobre - 7 novembre 1917), il pouvait sembler que
les différences très marquées entre ce pays arriéré et les pays avancés
d'Europe occidentale y rendraient la révolution du prolétariat très différentes
de la nôtre.
Aujourd'hui
nous avons par devers nous une expérience internationale fort appréciable, qui
atteste de toute évidence que certains traits essentiels de notre révolution
n'ont pas une portée locale, ni particulièrement nationale, ni uniquement
russe, mais bien internationale.
Et je ne
parle pas ici de la portée internationale au sens large du mot : il ne s'agit
pas de certains traits, mais tous les traits essentiels et aussi certains
traits secondaires de notre révolution ont une portée internationale, en ce
sens qu'elle exerce une action sur tous les pays. Non, c'est dans le sens le
plus étroit du mot, c'est à dire en entendant par portée internationale la
valeur internationale ou la répétition historique inévitable, à l'échelle
internationale, de ce qui c'est passé chez nous, que certains traits essentiels
ont cette portée.
Certes,
on aurait grandement tort d'exagérer cette vérité, de l'entendre au-delà de
certains traits essentiels de notre révolution. On aurait également tort de
perdre de vue qu'après la victoire de la révolution prolétarienne, si même elle
n'a lieu que dans un seul des pays avancés, il se produira, selon toute
probabilité, un brusque changement, à savoir : la Russie redeviendra, bientôt
après, un pays, non plus exemplaire, mais retardataire (au point de vue
"soviétique" et socialiste).
Mais en
ce moment de l'histoire, les choses se présentent ainsi : l'exemple russe
montre à tous les pays quelque chose de tout à fait essentiel, de leur
inévitable et prochain avenir. Les ouvriers avancés de tous les pays l'ont
compris depuis longtemps, mais le plus souvent ils ne l'ont pas tant compris
que pressenti avec leur instinct de classe révolutionnaire.
D'où la
"portée" internationale (au sens étroit du mot) du pouvoir des
Soviets, et aussi des principes de la théorie et de la tactique bolcheviques.
Voilà ce que n'ont pas compris les chefs "révolutionnaires" de la II°
Internationale, tels que Kautsky en Allemagne, Otto Bauer et Friedrich Adler en
Autriche, qui, pour cette raison, se sont révélés des réactionnaires, les
défenseurs du pire opportunisme et de la social-trahison. Au fait, la brochure
anonyme intitulée la Révolution mondiale (Weltrevolution),
parue à Vienne en 1919 ("Sozialistische Biicherei",
Heft II; Ignaz Brand), illustre avec une évidence particulière tout ce
cheminement de la pensée, ou plus exactement tout cet abîme d'inconséquence, de
pédantisme, de lâcheté et de trahison envers les intérêts de la classe
ouvrière, le tout assorti de la "défense " de l'idée de
"révolution mondiale".
Mais
nous nous arrêterons plus longuement sur cette brochure une autre fois.
Bornons-nous à indiquer encore ceci: dans les temps très reculés où Kautsky
était encore un marxiste, et non un renégat, en envisageant la question en
historien, il prévoyait l'éventualité d'une situation dans laquelle l'esprit
révolutionnaire du prolétariat russe devait servir de modèle pour l'Europe
occidentale. C'était en 1902; Kautsky publia dans l'Iskra révolutionnaire un
article intitulé "Les Slaves et la révolution". Voici ce qu'il y
disait :
"A
l'heure présente (contrairement à 1848), on peut penser que les Slaves ont non
seulement pris rang parmi les peuples révolutionnaires, mais aussi que le
centre de gravité de la pensée et de l'action révolutionnaire se déplace de
plus en plus vers les Slaves. Le centre de la révolution se déplace d'Occident
en Orient. Dans la première moitié du XIX° siècle, il se situait en France, par
moments, en Angleterre. En 1848, l'Allemagne à son tour prit rang parmi les
nations révolutionnaires... Le nouveau siècle débute par des événements qui
nous font penser que nous allons au-devant d'un nouveau déplacement du centre
de la révolution, à savoir : son déplacement vers la Russie... La Russie, qui a
puisé tant d'initiative révolutionnaire en Occident, est peut-être maintenant
sur le point d'offrir à ce dernier une source d'énergie révolutionnaire. Le
mouvement révolutionnaire russe qui monte sera peut-être le moyen le plus
puissant pour chasser l'esprit de philistinisme débile et de politicaillerie,
esprit qui commence à se répandre dans nos rangs ; de nouveau ce mouvement fera
jaillir en flammes ardentes la soif de lutte et l'attachement passionné à nos
grands idéaux. La Russie a depuis longtemps cessé d'être pour l'Europe
occidentale un simple rempart de la réaction et de l'absolutisme. Aujourd'hui,
c'est peut-être exactement le contraire qui est vrai. L'Europe occidentale
devient le rempart de la réaction et de l'absolutisme en Russie... Il y a
longtemps que les révolutionnaires russes seraient peut-être venus à bout du
tsar,' s'ils n'avaient pas eu à combattre à la fois son allié, le capital
européen. Espérons que, cette fois, ils parviendront à terrasser les deux
ennemis, et que la nouvelle "sainte alliance" s'effondrera plus vite
que ses devanciers. Mais quelle que soit l'issue de la lutte actuellement
engagée en Russie, le sang et les souffrances des martyrs qu'elle engendre
malheureusement en nombre plus que suffisant, ne seront pas perdus. Ils
féconderont les pousses de la révolution sociale dans le monde civilisé tout
entier, les feront s'épanouir plus luxuriantes et plus rapides. En 1848, les
Slaves furent ce gel rigoureux qui fit périr les fleurs du printemps populaire.
Peut-être leur sera-t-il donné maintenant d'être la tempête qui rompra la glace
de la réaction et apportera irrésistiblement un nouveau, un radieux printemps
pour les peuples." (Karl Kautsky: "Les Slaves et la révolution",
article paru dans l'lskra, journal révolutionnaire social-démocrate russe, n°
18, 10 mars 1902).
Karl
Kautsky écrivait très bien il y a dix-huit ans!
II. Une des conditions essentielles du succès des
bolcheviks
Certes, presque tout le monde voit aujourd'hui que les bolcheviks ne se
seraient pas maintenus au pouvoir, je ne dis pas deux années et demie, mais
même deux mois et demi, sans la discipline la plus rigoureuse, une véritable
discipline de fer dans notre parti, sans l'appui total et indéfectible accordé
à ce dernier par la masse de la classe ouvrière, c'est-à-dire par tout ce
qu'elle possède de réfléchi, d'honnête, de dévoué jusqu'à l'abnégation, de lié
aux masses, d'apte à conduire derrière soi ou à entraîner les couches
arriérées.
La dictature du prolétariat, c'est la guerre la plus héroïque et la
plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi plus puissant, contre la
bourgeoisie dont la résistance est décuplée du fait de son renversement (ne
fût-ce que dans un seul pays) et dont la puissance ne réside pas seulement dans
la force du capital international, dans la force et la solidité des liaisons
internationales de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l'habitude,
dans la force de la petite production. Car, malheureusement, il reste encore au
monde une très, très grande quantité de petite production: or, la petite
production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour,
à chaque heure, d'une manière spontanée et dans de vastes proportions. Pour
toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable, et il est
impossible de vaincre la bourgeoisie sans une guerre prolongée, opiniâtre,
acharnée, sans une guerre à mort qui exige la maîtrise de soi, la discipline,
la fermeté, une volonté une et inflexible.
Je répète, l'expérience de la dictature prolétarienne victorieuse en
Russie a montré clairement à ceux qui ne savent pas réfléchir ou qui n'ont pas
eu l'occasion de méditer ce problème, qu'une centralisation absolue et la plus
rigoureuse discipline du prolétariat sont une des conditions essentielles pour
vaincre la bourgeoisie.
On revient souvent là-dessus. Mais tant s'en faut qu'on se demande ce
que cela signifie, dans quelles conditions la chose est possible. Les
acclamations adressées au pouvoir des Soviets et aux bolcheviks, ne
conviendrait-il pas de les accompagner un peu plus souvent d'une très sérieuse
analyse des causes qui ont permis aux bolcheviks de forger la discipline
indispensable au prolétariat révolutionnaire ?
Le bolchevisme existe comme courant de la pensée politique et comme
parti politique depuis 1903. Seule l'histoire du bolchevisme, tout au long de
son existence, peut expliquer de façon satisfaisante pourquoi il a pu élaborer
et maintenir, dans les conditions les plus difficiles, la discipline de fer
indispensable à la victoire du prolétariat.
Et tout d'abord la question se pose: qu'est-ce qui cimente la
discipline du parti révolutionnaire du prolétariat? qu'est-ce qui la contrôle?
Qu'est-ce qui l'étaye? C'est, d'abord, la conscience de l'avant-garde
prolétarienne et son dévouement à la révolution, sa fermeté, son esprit de
sacrifice, son héroïsme. C'est, ensuite, son aptitude à se lier, à se
rapprocher et, si vous voulez, à se fondre jusqu'à un certain point avec la
masse la plus large des travailleurs, au premier chef avec la masse
prolétarienne, mais aussi la masse des travailleurs non prolétarienne.
Troisièmement, c'est la justesse de la direction politique réalisée par cette
avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politiques, à
condition que les plus grandes masses se convainquent de cette justesse par
leur propre expérience. A défaut de ces conditions, dans un parti
révolutionnaire réellement capable d'être le parti de la classe d'avant-garde
appelée à renverser la bourgeoisie et à transformer la société, la discipline
est irréalisable. Ces conditions faisant défaut, toute tentative de créer cette
discipline se réduit inéluctablement à des phrases creuses, à des mots, à des
simagrées. Mais, d'autre part, ces conditions ne peuvent pas surgir d'emblée.
Elles ne s'élaborent qu'au prix d'un long travail, d'une dure expérience; leur
élaboration est facilitée par une théorie révolutionnaire juste qui n'est pas
un dogme, et qui ne se forme définitivement qu'en liaison étroite avec la
pratique d'un mouvement réellement massif et réellement révolutionnaire. Si le
bolchevisme a pu élaborer et réaliser avec succès, de 1917-1920, dans des
conditions incroyablement difficiles, la plus rigoureuse centralisation et une
discipline de fer, la cause en est purement et simplement dans plusieurs
particularités historiques de la Russie.
D'une part, le bolchevisme est né en 1903, sur la base, solide s'il en
fut, de la théorie marxiste. Et la justesse de cette théorie révolutionnaire -
et de cette théorie seule- a été prouvée non seulement par l'expérience
universelle au XIX° siècle tout entier, mais encore et surtout par l'expérience
des flottements et des hésitations, des erreurs et des déceptions de la pensée
révolutionnaire en Russie. Pendant près d'un demi-siècle, de 1840-1890, en
Russie, la pensée d'avant-garde, soumise au joug d'un tsarisme sauvage et
réactionnaire sans nom, chercha avidement une théorie révolutionnaire juste, en
suivant avec un zèle et un soin étonnant chaque "dernier mot" de
l'Europe et de l'Amérique en la matière. En vérité, le marxisme, seule théorie
révolutionnaire juste, la Russie l'a payé d'un demi-siècle de souffrances et de
sacrifices inouïs, d'héroïsme révolutionnaire sans exemple, d'énergie
incroyable, d'abnégation dans la recherche et l'étude, d'expériences pratiques,
de déceptions, de vérification, de confrontation avec l'expérience de l'Europe.
Du fait de l'émigration imposée par le tsarisme, la Russie révolutionnaire
s'est trouvée être dans la seconde moitié du XIX° siècle infiniment plus riche
en relations internationales, infiniment mieux renseignée qu'aucun autre pays
sur les formes de théories du mouvement révolutionnaire dans le monde entier.
D'autre part, le bolchevisme né sur cette base théorique de granit, a
vécu une histoire pratique de quinze années (1903-1917), qui, pour la richesse
de l'expérience, n'a pas d'égale au monde. Aucun autre pays durant ces quinze
années n'a connu, même approximativement, une vie aussi intense quant à
l'expérience révolutionnaire, à la rapidité avec laquelle se sont succédé les formes diverses du mouvement, légal
ou illégal, pacifique ou orageux, clandestin ou avéré, cercles ou mouvement de
masse, parlementaire ou terroriste. Aucun autre pays n'a connu dans un
intervalle de temps aussi court une si riche concentration de formes, de
nuances, de méthodes, dans la lutte de toutes les classes de la société contemporaine,
lutte qui, par suite du retard du pays et du joug tsariste écrasant, mûrissait
particulièrement vite et s'assimilait avec avidité et utilement le
"dernier mot" de l'expérience politique de l'Amérique et de l'Europe…
III. Principales étapes de l'histoire du
bolchevisme
Années
de préparation de la révolution (1903-1905). On sent partout l'approche de la
grande tempête. Fermentation et préparation dans toutes les classes de la
société. A l'étranger, la presse de l'émigration pose théoriquement toutes les
questions essentielles de la révolution. Les représentants des trois classes
fondamentales, des trois principaux courants politiques, libéral-bourgeois,
démocrate petit-bourgeois (se camouflant du pavillon
"social-démocrate" ou "socialiste-révolutionnaire") et
prolétarien révolutionnaire, dans une lutte des plus acharnées où s'affrontent
programmes et tactiques, ... anticipent et préparent la future lutte de classes
déclarée. Toutes les questions pour lesquelles les masses ont combattu les
armes à la main en 1905-1907 et en 1917-1920, on peut (et l'on doit) les
retrouver, sous une forme embryonnaire, dans la presse de l'époque. Et entre
ces trois tendances principales il existe, bien entendu, une infinité de
formations intermédiaires, transitoires, bâtardes. Plus exactement: c'est dans
la lutte des organes de presse, des partis, des fractions, des groupes, que se
cristallisent les tendances idéologiques et politiques qui sont réellement des
tendances de classe; les classes se forgent l'arme idéologique et politique
dont elles ont besoin pour les combats à venir.
Années
de révolution (1905-1907). Toutes les classes s'affirment ouvertement. Toutes
les conceptions de programme et de tactique se vérifient par l'action des
masses. La lutte gréviste revêt une ampleur et une acuité sans précédent dans
le monde. Transformation de la grève économique en grève politique, de la grève
politique en insurrection. Vérification pratique des rapports entre le
prolétariat dirigeant et la paysannerie dirigée, hésitante, instable.
Naissance, dans le développement spontané de la lutte, de la forme
d'organisation soviétique. Les débats de l'époque sur le rôle des Soviets
anticipent la grande lutte des années 1917-1920. Succession des formes de lutte
parlementaires et non parlementaires, de la tactique de boycottage du
parlementarisme et de celle de la participation à ce dernier, des formes de
lutte légales et illégales, de même que les rapports et liaisons qui existent
entre ces formes, tout cela se distingue par une étonnante richesse de contenu.
Chaque mois de cette période équivalait, pour l'enseignement des principes de
la science politique - aux masses et aux chefs, aux classes et aux partis,- à
une apnée de développement "pacifique", "constitutionnel".
Sans la "répétition générale" de 1905 la victoire de la Révolution
d'Octobre 1917 eût été impossible.
Années
de réaction (1907-1910). Le tsarisme a vaincu. Tous les partis révolutionnaires
ou d'opposition sont écrasés. Abattement, démoralisation, scissions, débandade,
reniement, pornographie au lieu de politique. Tendance accentuée à l'idéalisme
philosophique; le mysticisme qui sert de masque à l'esprit
contre-révolutionnaire. Mais en même temps, la grande défaite justement offre
aux partis révolutionnaires et à la classe révolutionnaire une leçon véritable,
infiniment salutaire, une leçon de dialectique historique et qui leur fait
comprendre et apprendre l'art de soutenir la lutte politique. On connaît le
véritable ami dans le besoin. Les armées défaites sont à bonne école.
Le
tsarisme victorieux est obligé de détruire au plus vite les vestiges de l'ordre
de choses prébourgeois, patriarcal de la Russie. Son développement bourgeois
fait des progrès remarquablement rapides. Les illusions sur la possibilité de
se situer en dehors, au-dessus des classes, sur la possibilité d'éviter le
capitalisme, sont réduites en poussière. La lutte de classes s'affirme d'une
façon toute nouvelle, avec d'autant plus de relief.
Les
partis révolutionnaires doivent parachever leur instruction. Ils ont appris à
mener l'offensive. Il faut comprendre maintenant que cette science doit être
complétée par cette autre science : comment mieux reculer. Il faut comprendre,
- et la classe révolutionnaire s'applique à comprendre par sa propre et amère
expérience - qu'il est impossible de vaincre sans avoir appris la science de
l'offensive et de la retraite. De tous les partis révolutionnaires ou
d'opposition défaits, les bolcheviks furent ceux qui se replièrent avec le plus
d'ordre, avec le moins de dommage pour leur "armée", avec le moins de
pertes pour son noyau, avec les scissions les moins profondes et les moins
irréparables, avec le moins de démoralisation, avec la plus grande capacité de
fournir à nouveau le travail le plus large, le mieux conçu et le plus
énergique. Et si les bolcheviks y sont parvenus, c'est uniquement parce qu'ils
avaient dénoncé sans pitié et bouté dehors les révolutionnaires de la phrase
qui ne voulaient pas comprendre qu'il fallait se replier, qu'il fallait savoir
se replier, qu'il fallait absolument apprendre à travailler légalement dans les
parlements les plus réactionnaires, dans les plus réactionnaires organisations
syndicales, coopératives, d'assurances et autres organisations analogues.
Années
d'essor (1910-1914). Au début l'essor fut incroyablement lent, puis, à la suite
des événements de la Léna, en 1912, il se fit un peu plus rapide. Les
bolcheviks, surmontant des difficultés inouïes, refoulèrent les mencheviks,
dont le rôle d'agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier avait été
admirablement compris, après 1905, par toute la bourgeoisie qui, pour cette
raison, les soutenait de mille manières contre les bolcheviks. Pourtant les
bolcheviks ne seraient jamais arrivés à ce résultat s'ils n'avaient appliqué la
tactique juste qui allie le travail clandestin à l'utilisation expresse des
"possibilités légales". Dans la plus réactionnaire des Doumas, les
bolcheviks surent gagner toute la curie ouvrière. Première guerre impérialiste
mondiale (1914-1917). Le parlementarisme légal, étant donné le caractère
profondément réactionnaire du "parlement", rend les plus grands
services au parti du prolétariat révolutionnaire, aux bolcheviks. Les députés
bolcheviks prennent le chemin de la Sibérie. Dans la presse de l'émigration,
toutes les nuances d'opinions du social-impérialisme, du social-chauvinisme, du
social-patriotisme, de l'internationalisme inconséquent ou conséquent, du
pacifisme et de la négation révolutionnaire des illusions pacifistes, trouvent
chez nous leur expression totale. Les savantasses et les vieilles commères de
la II° Internationale, qui fronçaient le nez avec dédain et hauteur devant
l'abondance des "fractions" dans le socialisme russe et devant la
lutte acharnée qu'elles se livraient, n'ont pas su, au moment où la guerre
abolissait dans tous les pays avancés la "légalité" tant vantée,
organiser, même à peu près, un échange de vues aussi libre (illégal) et une
élaboration aussi libre (illégale) de vues justes, que ceux que les
révolutionnaires russes avaient su organiser en Suisse et dans plusieurs autres
pays. C'est bien pourquoi les social-patriotes déclarés et les
"kautskistes" de tous les pays se sont révélés les pires traîtres au
prolétariat. Et si le bolchevisme a su triompher en 1917-1920, une des
principales causes de cette victoire est que, dès la fin de 1914, il avait
dénoncé sans merci la bassesse, la vilenie et la lâcheté du social-chauvinisme
et du "kautskisme" (auquel correspondent le longuettisme en France,
les conceptions des chefs du Parti travailliste indépendant et des fabiens en
Angleterre, de Turati en Italie, etc.), et que les masses s'étaient ensuite
convaincues de plus en plus, par leur propre expérience, de la justesse des
vues bolcheviques.
Deuxième
révolution russe (de février à octobre 1917). La vétusté et la décrépitude
incroyable du tsarisme (auxquelles s'ajoutaient les atteintes et les
souffrances d'une guerre infiniment dure) avaient dressé contre lui une immense
force de destruction. En quelques jours la Russie se transforma en une
République démocratique bourgeoise plus libre - dans les conditions de la
guerre - que n'importe quel pays du monde. Les chefs des partis d'opposition et
des partis révolutionnaires se mirent en devoir de former le gouvernement tout
comme dans les républiques les plus "strictement parlementaires"; et
le titre de chef d'un parti d'opposition au parlement, même dans ce parlement
tout ce qu'il y a de plus réactionnaire, facilitait le rôle que devait jouer
plus tard un tel chef dans la révolution.
En
quelques semaines mencheviks et "socialistes-révolutionnaires"
s'assimilèrent admirablement tous les procédés et manières, les arguments et
sophismes des héros européens de la II Internationale, des ministérialistes et
autre ramassis opportuniste. Tout ce que nous lisons maintenant sur les
Scheidemann et les Noske, sur Kautsky, Hilferding, Renner et Austerlitz, Otto
Bauer et Fritz Adler, sur Turati, Longuet, sur les fabiens et les chefs du Parti
travailliste indépendant d'Angleterre, nous semble (et l'est en réalité) une
fastidieuse répétition, la reprise d'un vieil air connu. Tout cela, nous
l'avons déjà vu chez les mencheviks. L'histoire a joué un tour de sa façon:
elle a obligé les opportunistes d'un pays retardataire à anticiper le rôle des
opportunistes de plusieurs pays avancés.
Si tous
les héros de la II° Internationale ont fait faillite, s'ils se sont couverts de
honte pour n'avoir pas compris la portée et le rôle des Soviets et du pouvoir
des Soviets, si l'on a vu se déshonorer avec un singulier "éclat" et
s'enferrer sur cette question les chefs de trois partis très importants
actuellement sortis de la II° Internationale (à savoir: le Parti
social-démocrate indépendant d'Allemagne, le Parti longuettiste en France et le
Parti travailliste indépendant d'Angleterre), si tous se sont montrés les
esclaves des préjugés de la démocratie petite-bourgeoise (tout à fait dans le
goût des petits bourgeois de 1848, qui se donnaient le nom de "social-démocrates"),
tout cela nous l'avions déjà vu par l'exemple des mencheviks. L'histoire a joué
ce bon tour que les Soviets sont nés en Russie, en 1905, qu'ils ont été
falsifiés en février-octobre 1917 par les mencheviks qui firent banqueroute
pour n'avoir pas su comprendre le rôle et la portée des Soviets, et que
maintenant, dans le monde entier, est née l'idée du pouvoir des Soviets, idée
qui se répand avec une rapidité prodigieuse dans le prolétariat de tous les
pays, tandis que les héros attitrés de la W Internationale font partout
banqueroute parce que ne comprenant pas, exactement comme nos mencheviks, le
rôle et la portée des Soviets. L'expérience a prouvé que dans certaines
questions très essentielles de la révolution prolétarienne, tous les pays passeraient
inévitablement par où a passé la Russie.
Les
bolcheviks commencèrent leur lutte victorieuse contre la République
parlementaire (en fait) bourgeoise et contre les mencheviks, avec une extrême
prudence; ils l'avaient préparée avec infiniment de soin, contrairement à
l'opinion assez répandue aujourd'hui en Europe et en Amérique. Au début de
cette période nous n'avons pas appelé à renverser le gouvernement; nous avons
expliqué qu'il était impossible de le renverser sans que des changements
préalables fussent intervenus dans la composition et la mentalité des Soviets.
Nous n'avons pas proclamé le boycottage du parlement bourgeois, de la
Constituante; mais nous avons dit, - nous l'avons dit officiellement, au nom du
parti, dès notre Conférence d'avril 1917, - qu'une république bourgeoise avec
une Constituante valait mieux que cette même république sans Constituante, mais
qu'une République "ouvrière et paysanne", soviétique, valait mieux
que toute république démocratique bourgeoise, parlementaire. Sans cette préparation
prudente, minutieuse, circonspecte et persévérante, nous n'eussions pu ni
remporter la victoire en octobre 1917, ni maintenir cette victoire.
IV. Dans la lutte contre quels ennemis au sein du
mouvement ouvrier, le bolchevisme s'est-il développé, fortifié, aguerri ?
C'est,
d'abord et surtout, en combattant l'opportunisme qui, en 1914, s'est
définitivement mué en social-chauvinisme et s'est définitivement rangé aux
côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat. Il fut naturellement le
principal ennemi du bolchevisme au sein du mouvement ouvrier. C'est encore le
principal ennemi à l'échelle internationale. C'est à cet ennemi que le
bolchevisme a consacré et consacre le maximum d'attention. Aujourd'hui cet
aspect de l'activité des bolcheviks est assez connu, même à l'étranger. On ne
peut pas en dire autant de l'autre ennemi du bolchevisme au sein du mouvement
ouvrier. On ne sait pas encore suffisamment à l'étranger que le bolchevisme a
grandi, s'est constitué et s'est aguerri au cours d'une lutte de longues années
contre l'esprit révolutionnaire petit-bourgeois qui frise l'anarchisme ou lui
fait quelque emprunt et qui, pour tout ce qui est essentiel, déroge aux
conditions et aux nécessités d'une lutte de classe prolétarienne conséquente.
Il est un fait théoriquement bien établi pour les marxistes, et entièrement
confirmé par l'expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements
révolutionnaires d'Europe, - c'est que le petit propriétaire, le petit patron
(type social très largement représenté, formant une masse importante dans bien
des pays d'Europe) qui, en régime capitaliste, subit une oppression continuelle
et, très souvent, une aggravation terriblement forte et rapide de ses
conditions d'existence et la ruine, passe facilement à un révolutionnarisme
extrême, mais est incapable de faire preuve de fermeté, d'esprit
d'organisation, de discipline et de constance. Le petit bourgeois, "pris
de rage" devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social
propre, comme l'anarchisme, à tous les pays capitalistes. L'instabilité de ce
révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu'il a de se changer rapidement
en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement
"enragé" pour telle ou telle tendance bourgeoise "à la
mode", tout cela est de notoriété publique. Mais la reconnaissance
théorique, abstraite de ces vérités ne préserve aucunement les partis révolutionnaires
des vieilles erreurs qui reparaissent toujours à l'improviste sous une forme un
peu nouvelle, sous un aspect ou dans un décor qu'on ne leur connaissait pas
encore, dans une ambiance singulière, plus ou moins originale.
L'anarchisme
a été souvent une sorte de châtiment pour les déviations opportunistes du
mouvement ouvrier. Ces deux aberrations se complétaient mutuellement. Et si en
Russie, bien que la population petite-bourgeoise y soit plus nombreuse que dans
les pays d'Occident, l'anarchisme n'a exercé qu'une influence relativement
insignifiante au cours des deux révolutions (1905 et 1917) et pendant leur
préparation, le mérite doit en être sans nul doute attribué en partie au
bolchevisme, qui avait toujours soutenu la lutte la plus implacable et la plus
intransigeante contre l'opportunisme, Je dis: "en partie", car ce qui
a contribué encore davantage à affaiblir l'anarchisme en Russie, c'est qu'il
avait eu dans le passé (1870-1880) la possibilité de s'épanouir pleinement et
de révéler jusqu'au bout combien cette théorie était fausse et inapte à guider
la classe révolutionnaire.
Le bolchevisme, dès son origine, en 1903, reprit
cette tradition de lutte implacable contre l'esprit révolutionnaire
petit-bourgeois, mi-anarchiste (ou capable de flirter avec l'anarchisme), tradition
qui fut toujours celle de la social-démocratie révolutionnaire, et qui s'était
particulièrement ancrée chez nous aux années 1900-1903, au moment où étaient
jetées les fondations d'un parti de masse du prolétariat révolutionnaire en
Russie. Le bolchevisme reprit et poursuivit la lutte contre le parti qui, plus
que tout autre, traduisait les tendances de l'esprit révolutionnaire
petit-bourgeois, à savoir : le parti "socialiste-révolutionnaire",
sur trois points principaux. D'abord ce parti, niant le marxisme, s'obstinait à
ne pas vouloir (peut-être serait-il plus exact de dire: qu'il ne pouvait pas)
comprendre la nécessité de tenir compte, avec une objectivité rigoureuse, des
forces de classes et du rapport de ces forces, avant d'engager une action politique
quelconque. En second lieu, ce parti voyait une manifestation particulière de
son "esprit révolutionnaire" ou de son "gauchisme" dans la
reconnaissance par lui du terrorisme individuel, des attentats, ce que nous,
marxistes, répudions catégoriquement. Naturellement, nous ne répudions le
terrorisme individuel que pour des motifs d'opportunité. Tandis que les gens
capables de condamner "en principe" la terreur de la grande
révolution française ou, d'une façon générale, la terreur exercée par un parti
révolutionnaire victorieux, assiégé par la bourgeoisie du monde entier, - ces
gens-là, Plékhanov dès 1900-1903, alors qu'il était marxiste et
révolutionnaire, les a tournés en dérision, les a bafoués. En troisième lieu,
pour les "socialistes-révolutionnaires", être "de gauche"
revenait à ricaner sur les péchés opportunistes relativement bénins de la
social-démocratie allemande, tout en imitant les opportunistes extrêmes de ce
même parti, par exemple dans la question agraire ou dans la question de la
dictature du prolétariat.
L'histoire,
soit dit en passant, a confirmé aujourd'hui, sur une vaste échelle, à l'échelle
mondiale, l'opinion que nous avons toujours défendue, à savoir que la
social-démocratie révolutionnaire d'Allemagne (remarquez que dès 1900-1903 Plekhanov
réclama l'exclusion de Bernstein, et les bolcheviks, continuant toujours cette
tradition, dénoncèrent en 1913 la bassesse, la lâcheté et la trahison de
Legien), - la social-démocratie révolutionnaire d'Allemagne, dis-je,
ressemblait le plus au parti dont le prolétariat révolutionnaire a besoin pour
vaincre. Maintenant, en 1920, après toutes les faillites honteuses et les
crises de l'époque de la guerre et des premières années qui la suivirent, il
apparaît clairement que de tous les partis d'Occident, c'est la
social-démocratie révolutionnaire d'Allemagne qui a donné les meilleurs chefs,
qui s'est remise sur pied, s'est rétablie, a repris des forces avant les
autres. On peut le voir dans le Parti spartakiste et dans l'aile gauche, prolétarienne, du "Parti
social-démocrate indépendant d'Allemagne",
qui mène sans défaillance la lutte contre l'opportunisme et le manque de
caractère Kautsky, Hilferding, des Ledebour et des Crispien. Si l'on jette
maintenant un coup d'œil d'ensemble sur la période historique parfaitement
révolue, qui va de la Commune de Paris à la première République socialiste des
Soviets, on voit se préciser en des contours absolument nets et indiscutables
l'attitude générale du marxisme envers l'anarchisme. C'est le marxisme qui a
prévalu finalement, et si tes anarchistes n'avaient pas tort de signaler le
caractère opportuniste des idées sur l'Etat, professées par la plupart des
partis socialistes, ce caractère opportuniste tenait tout d'abord à la
déformation et même à la dissimulation pure et simple des idées de Marx sur
l'Etat (dans mon livre l'Etat et la Révolution, j'ai noté que Bebel avait tenu
sous le boisseau pendant trente-six ans, de 1873-1911, la lettre où Engels
dénonçait avec une vigueur, une franchise, une clarté et un relief étonnants,
l'opportunisme des conceptions social-démocrates courantes sur l'Etat); en
second lieu, ce sont justement les courants les plus marxistes existant dans
les partis socialistes d'Europe et d'Amérique qui ont le plus vite et le plus
largement redressé ces vues opportunistes, reconnu le pouvoir des Soviets et sa
supériorité sur la démocratie parlementaire bourgeoise.
En deux
occasions la lutte du bolchevisme contre les déviations "de gauche"
dans son propre parti prit une ampleur particulière: en 1908, à propos de la
participation au "parlement" le plus réactionnaire et aux
associations ouvrières légales, régies par des lois ultra-réactionnaires, et en
1918 (paix de Brest-Litovsk), sur la question de savoir si l'on pouvait
admettre tel ou tel "compromis".
En 1908, les bolcheviks "de
gauche" furent exclus de notre parti pour s'être obstinément refusés à
comprendre la nécessité de participer au "parlement"
ultra-réactionnaire. Les "gauches" - parmi lesquels figuraient bon
nombre d'excellents révolutionnaires qui, plus tard, appartinrent (et
continuent d'appartenir) avec honneur au Parti communiste, - s'inspiraient plus
particulièrement de l'expérience heureuse du boycottage de 1905. Lorsqu'au mois
d'août le tsar avait proclamé la convocation d'un "parlement"
consultatif, les bolcheviks, à l'encontre de tous les partis d'opposition et à
l'encontre des mencheviks, avaient proclamé le boycottage de ce parlement, et
celui-ci fut effectivement balayé par la révolution d'octobre 1905. Alors le
boycottage était tout indiqué, non pas que la non-participation aux parlements
réactionnaires soit juste en général, mais parce qu'on avait exactement tenu
compte de la situation objective qui menait à une transformation rapide des
grèves de masse en grève politique, puis en grève révolutionnaire et, enfin, en
insurrection. L'objet du débat était alors de savoir s'il fallait laisser au
tsar l'initiative de la convocation de la première institution représentative,
ou bien tenter d'arracher cette convocation des mains du vieux pouvoir. Puisque
l'on n'avait pas et que l'on ne pouvait avoir la certitude que la situation
objective était bien analogue à celle-là, et que son développement se
poursuivrait dans le même sens et à la même allure, le boycottage n'était plus
indiqué. Le boycottage bolchevik du "parlement" en 1905 enrichit le
prolétariat révolutionnaire d'une expérience politique extrêmement précieuse,
en lui montrant qu'il est parfois utile et même obligatoire, lorsqu'on use
simultanément des formes de lutte légales ou non, parlementaires et
extraparlementaires, de savoir renoncer aux formes parlementaires. Mais
transposer aveuglément, par simple imitation, sans esprit critique, cette
expérience dans d'autres conditions, dans une autre conjoncture, c'est
commettre la plus grave erreur. Le boycottage de la "Douma" par les
bolcheviks, en 1906, fut une erreur pourtant sans gravité et facile à réparer (1). Par
contre, une erreur très grave et difficilement réparable fut le boycottage de
1907, 1908 et des années suivantes. A cette époque en effet, d'une part, on ne
pouvait s'attendre à voir monter très rapidement la vague révolutionnaire, ni à
ce qu'elle se transformât en insurrection, et, d'autre part, la nécessité de
combiner le travail légal avec le travail illégal découlait de la situation
historique créée par la rénovation bourgeoise de la monarchie. Quand on
considère aujourd'hui rétrospectivement cette période historique parfaitement
révolue, dont le lien avec les périodes ultérieures est maintenant tout à fait
manifeste, il apparaît clairement que les bolcheviks n'avaient pas pu conserver
(je ne dis même pas: affermir, développer, fortifier), entre 1908 et 1914, le
noyau solide du parti révolutionnaire du prolétariat, s'ils n'avaient pas su
maintenir, au prix d'une âpre lutte, l'obligation de combiner les formes de
lutte illégales avec les formes légales, avec la participation obligatoire au
parlement ultra-réactionnaire et à une série d'autres institutions, régies par
une législation réactionnaire (caisses d'assurances, etc.).
En 1918,
les choses n'allèrent pas jusqu'à la scission. Les communistes de
"gauche" se bornèrent à constituer un groupe à part, une
"fraction" au sein de notre parti, pas pour longtemps d'ailleurs.
Dans la même année 1918, les représentants les plus marquants du
"communisme de gauche", Radek et Boukharine par exemple, reconnurent
ouvertement leur erreur. La paix de Brest-Litovsk était à leurs yeux un
compromis avec les impérialistes, inadmissible en principe et nuisible au parti
du prolétariat révolutionnaire. C'était bien, en effet, un compromis avec les
impérialistes, mais il était justement celui que les circonstances rendaient
obligatoire.
Aujourd'hui,
lorsque j'entends attaquer, comme le font par exemple les "socialistes-révolutionnaires",
la tactique que nous avons suivie en signant la paix de Brest-Litovsk, ou
lorsque j'entends cette remarque que me fit le camarade Lansbury au cours d'un
entretien: "Nos chefs anglais des trade-unions disent que les compromis
sont admissibles pour eux aussi, puisqu'ils l'ont été pour le bolchevisme",
je réponds généralement tout d'abord par cette comparaison simple et
"populaire " :
Imaginez-vous que votre automobile soit arrêtée par
des bandits armés. Vous leur donnez votre argent, votre passeport, votre
revolver, votre auto. Vous vous débarrassez ainsi de l'agréable voisinage des
bandits. C'est là un compromis, à n'en pas douter. "Do ut des" (je te
"donne" mon argent, mes armes, mon auto, "pour que tu me donnes"
la possibilité de me retirer sain et sauf). Mais on trouverait difficilement un
homme, à moins qu'il n'ait perdu la raison, pour déclarer pareil compromis
"inadmissible en principe", ou pour dénoncer celui qui l'a conclu
comme complice des bandits (encore que les bandits, une fois maîtres de l'auto,
aient pu s'en servir, ainsi que des armes, pour de nouveaux brigandages). Notre
compromis avec les bandits de l'impérialisme allemand a été analogue à
celui-là.
Mais
lorsque les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de Russie, les partisans
de Scheidemann (et dans une large mesure les kautskistes) en Allemagne, Otto
Bauer et Friedrich Adler (sans parler même de MM. Renner et Cie) en Autriche,
les Renaudel, Longuet et Cie en France, les fabiens, les
"indépendants" et les "travaillistes"
("labouristes") en Angleterre, ont conclu en 1914-1918 et en
1918-1920, contre le prolétariat révolutionnaire de leurs pays respectifs, des
compromis avec les bandits de leur propre bourgeoisie et, parfois, de la
bourgeoisie "alliée", tous ces messieurs se comportaient en complices
du banditisme.
La conclusion est claire : rejeter les compromis "en
principe", nier la légitimité des compromis en général, quels qu'ils
soient, c'est un enfantillage qu'il est même difficile de prendre au sérieux.
L'homme politique désireux d'être utile au prolétariat révolutionnaire, doit
savoir discerner les cas concrets où les compromis sont inadmissibles, où ils
expriment l'opportunisme et la trahison, et diriger contre ces compromis
concrets tout le tranchant de sa critique, les dénoncer implacablement, leur
déclarer une guerre irréconciliable, sans permettre aux vieux routiers du
socialisme "d'affaires", ni aux jésuites parlementaires de se
dérober, d'échapper par des dissertations sur les "compromis en général",
à la responsabilité qui leur incombe. C'est bien ainsi que messieurs les
"chefs" anglais des trade-unions, ou bien de la société fabienne et
du Parti travailliste "indépendant", se dérobent à la responsabilité
qui pèse sur eux pour la trahison qu'ils ont commise, pour avoir perpétré un
compromis tel qu'il équivaut en fait à de l'opportunisme, à une défection et à
une trahison de la pire espèce.
Il y a
compromis et compromis. Il faut savoir analyser la situation et les conditions
concrètes de chaque compromis ou de chaque variété de compromis. Il faut
apprendre à distinguer entre l'homme qui a donné aux bandits de l'argent et des
armes pour diminuer le mal causé par ces bandits et faciliter leur capture et
leur exécution, et l'homme qui donne aux bandits de l'argent et des armes afin
de participer au partage de leur butin. En politique, la chose est loin d'être
toujours aussi facile que dans mon exemple d'une simplicité enfantine. Mais
celui qui s'aviserait d'imaginer pour les ouvriers une recette offrant d'avance
des solutions toutes prêtes pour toutes les circonstances de la vie, ou qui
assurerait que dans la politique du prolétariat révolutionnaire il ne se
rencontrera jamais de difficultés ni de situations embrouillées, celui-là ne
serait qu'un charlatan.
Pour ne laisser place à aucun malentendu, j'essaierai
d'esquisser, ne fût-ce que très brièvement, quelques principes fondamentaux
pouvant servir à l'analyse des exemples concrets de compromis.
Le parti
qui a conclu avec les impérialistes allemands un compromis en signant la paix
de Brest-Litovsk, avait commencé à élaborer pratiquement son internationalisme
dès la fin de 1914. Il n'avait pas craint de préconiser la défaite de la
monarchie tsariste et de stigmatiser la "défense de la patrie" dans
une guerre entre deux rapaces impérialistes. Les députés de ce parti au
parlement prirent le chemin de la Sibérie, et non pas celui qui conduit aux
portefeuilles ministériels dans un gouvernement bourgeois. La révolution qui a
renversé le tsarisme et créé la République démocratique, a été pour ce parti
une nouvelle et grande épreuve; il n'a accepté aucune entente avec
"ses" impérialistes, mais a préparé leur renversement et les a
renversés. Une fois maître du pouvoir politique, ce parti n'a laissé pierre sur
pierre ni de la grande propriété terrienne ni de la propriété capitaliste.
Après avoir publié et annulé les traités secrets des impérialistes, ce parti a
proposé la paix à tous les peuples, et n'a cédé à la violence des rapaces de
Brest-Litovsk qu'après que les impérialistes anglo-français eurent torpillé la
paix, et que les bolcheviks eurent fait tout ce qui était humainement possible
pour hâter la révolution en Allemagne et dans les autres pays. La parfaite
justesse d'un tel compromis, conclu par un tel parti, dans une telle situation,
devient chaque jour plus claire et plus évidente pour tous.
Les
mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de Russie (comme d'ailleurs tous
les chefs de la lie Internationale dans le monde entier en 1914-1920) avaient
commencé par trahir, en justifiant, directement ou indirectement, la
"défense de la patrie", c'est-à-dire la défense de leur bourgeoisie
spoliatrice. Ils ont persisté dans la trahison en se coalisant avec la
bourgeoisie de leur pays et en luttant aux côtés de leur bourgeoisie contre le
prolétariat révolutionnaire de leur propre pays. Leur bloc, d'abord avec
Kérensky et les cadets, puis avec Koltchak et Dénikine en Russie, de même que
le bloc de leurs coreligionnaires étrangers avec la bourgeoisie de leurs pays
respectifs, marqua leur passage aux côtés de la bourgeoisie contre le
prolétariat. Leur compromis avec les bandits de l'impérialisme a consisté, du
commencement à la fin, à se faire les complices du banditisme impérialiste.
V. Le communisme de "gauche" en Allemagne.
Chefs, partis, classe, masse.
Les communistes allemands dont nous aurons maintenant à parler ne se
donnent pas le nom de communistes de "gauche", mais, si je ne me
trompe, celui "d'opposition de principe". Mais qu'ils présentent des
symptômes caractérisés de cette "maladie infantile, le gauchisme",
c'est ce qu'on verra dans l'exposé ci-après. La brochure la Scission du Parti
communiste d'Allemagne (Ligue Spartacus), publiée par le "groupe local de
Francfort-sur-le-Main", et qui reflète le point de vue de cette
opposition, expose avec un relief, une exactitude, une clarté et une concision
extrêmes, le fond des idées de cette opposition. Quelques citations suffiront à
le faire connaître au lecteur :
"Le parti communiste est le parti de la lutte de classe la plus
décidée.. ".
" ...Au point de vue politique, cette période de
transition" (entre le capitalisme et le socialisme) "est celle de la
dictature du prolétariat..."
" ..La question se pose: qui doit exercer la dictature: i e
Parti communiste ou la classe prolétarienne? . . Faut-il tendre en principe à
la dictature du Parti communiste ou à la dictature de la classe prolétarienne ?
Plus loin, le Comité central du Parti communiste d'Allemagne est
accusé, par l'auteur de la brochure, de chercher un moyen de se coaliser avec
le Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne, et de n'avoir soulevé "la
question de l'admission en principe de tous les moyens politiques" de lutte, y compris le parlementarisme, que pour
cacher ses véritables et principales tendances à la coalition avec les
indépendants. Et la brochure continue:
"L'opposition a choisi une autre voie. Elle est d'avis que la
domination du Parti communiste et la dictature du Parti, ce n'est qu'une
question de tactique. En tout cas, la domination du Parti communiste est la
forme dernière de toute domination de parti. Il faut tendre en principe à la
dictature de la classe prolétarienne. Et toutes les mesures prises par le
parti, son organisation, ses formes de lutte, sa stratégie et sa tactique
doivent être orientées vers ce but. Il faut par suite repousser de la façon la
plus décidée tout compromis avec les autres partis, tout retour aux formes
parlementaires de lutte qui, historiquement et politiquement, ont fait leur
temps, toute politique de louvoiement et d'entente."
"Les méthodes spécifiquement prolétariennes de lutte
révolutionnaire doivent être particulièrement soulignées. Et pour entraîner les
plus larges milieux et couches de prolétaires qui doivent entrer dans la lutte
révolutionnaire, sous la direction du Parti communiste, il faut créer de
nouvelles formes d'organisation sur la plus large base et dans le plus large
cadre. Le point de rassemblement de tous les éléments révolutionnaires est
l'union ouvrière qui a à sa base les organisations d'usines. C'est là que
doivent se réunir tous les ouvriers qui suivent le mot d'ordre: Sortez des
syndicats! C'est là que le prolétariat militant se formera en rangs serrés pour
le combat. Pour y entrer il suffit de reconnaître la lutte de classes, le
système des Soviets et la dictature. Ultérieurement, toute l'éducation
politique des masses en lutte et l'orientation politique de la lutte incombent
au Parti communiste qui reste en dehors de l'union ouvrière. .
".. .Ainsi, deux partis communistes se trouvent maintenant en
présence : L'un est le parti des chefs, qui entend organiser la lutte
révolutionnaire et la diriger par en haut, acceptant tes compromis et le
parlementarisme, afin de créer des situations permettant à ces chefs d'entrer
dans un gouvernement de coalition qui détiendrait la dictature. L'autre est le
parti des masses, qui attend l'essor de la lutte révolutionnaire d'en bas qui
ne connaît et n'applique dans cette lutte que la seule méthode menant
clairement au but ; qui repousse toutes les méthodes parlementaires et
opportunistes; cette seule méthode est celle du renversement résolu de la
bourgeoisie, afin d'instituer ensuite la dictature prolétarienne de classe et
réaliser le socialisme. "
" ..Là, c'est la dictature des chefs; ici, c'est la dictature
des masses! Tel est notre mot d'ordre."
Telles sont les thèses essentielles qui caractérisent les vues de
l'opposition dans le Parti communiste allemand.
Tout bolchevik qui a consciemment participé au développement du
bolchevisme, ou l'a observé de près depuis 1903, dira aussitôt, après avoir lu
ces raisonnements: "Quel vieux fatras connu de longue date! Quel
enfantillage de "gauche"!
Mais examinons de près les raisonnements
cités.
La seule façon de poser la question: "dictature du parti ou
bien dictature de la classe? Dictature (parti) des chefs ou bien dictature
(parti) des masses?" témoigne
déjà de la plus incroyable et désespérante confusion de pensée. Ces gens
s'appliquent à inventer quelque chose de tout à fait original et, dans leur
zèle à raffiner, ils se rendent ridicules. Tout le monde sait que les masses se
divisent en classes; qu'on ne peut opposer les masses et les classes que
lorsqu'on oppose l'immense majorité dans son ensemble sans la différencier
selon la position occupée dans le régime social de la production, et les
catégories occupant chacune une position particulière dans ce régime; que les
classes sont dirigées, ordinairement, dans la plupart des cas, du moins dans les
pays civilisés d'aujourd'hui, par des partis politiques; que les partis
politiques sont, en règle générale, dirigés par des groupes plus ou moins
stables de personnes réunissant le maximum d'autorité, d'influence,
d'expérience, portées par voie d'élection aux fonctions les plus responsables,
et qu'on appelle les chefs. Tout cela ce n'est que l'a b c. Tout cela est
simple et clair. Pourquoi a-t-on besoin d'y substituer je ne sais quel
charabia, je ne sais quel nouveau volapük ? D'une part, il est évident que ces
gens se sont empêtrés dans les difficultés d'une époque où la succession rapide
de la légalité et de l'illégalité du parti trouble le rapport ordinaire, normal
et simple entre chefs, partis et classes. En Allemagne, comme dans les autres
pays d'Europe, on s'est trop habitué à la légalité, à l'élection libre et
normale des "chefs" par les congrès réguliers des partis, à la
vérification commode de la composition de classe des partis par les élections
au parlement, les meetings, la presse, les dispositions d'esprit des syndicats
et autres associations, etc. Quand il a fallu, par suite de la marche
impétueuse de la révolution et du développement de la guerre civile, passer
rapidement de cet état de choses coutumier à la succession, à la combinaison de
la légalité et de l'illégalité, aux procédés "incommodes", "non
démocratiques", de désignation, de formation ou de conservation des
"groupes de dirigeants", on a perdu la tête et on s'est mis à
imaginer des énormités. Sans doute les "tribunistes" hollandais qui
ont eu le malheur de naître dans un petit pays jouissant des traditions et des
conditions d'une légalité particulièrement stable et privilégiée, qui n'ont
jamais vu se succéder la légalité et l'illégalité, se sont-ils empêtrés
eux-mêmes; ils ont perdu la tête et ont favorisé ces inventions
absurdes.
D'autre part, on observe l'emploi simplement irréfléchi et illogique
des vocables "à la mode", pour notre temps, sur la "masse"
et les "chefs". Les gens ont beaucoup entendu parler des
"chefs", ils ont la tête pleine d'attaques de toute sorte contre eux,
ils se sont habitués à les voir opposer à la "masse"; mais ils n'ont
pas su réfléchir au pourquoi de la chose, y voir clair.
C'est surtout à la fin
de la guerre impérialiste et dans l'après-guerre que le dissentiment entre les
"chefs" et la "masse" s'est marqué dans tous les pays avec
le plus de force et de relief. La cause principale de ce phénomène a été
maintes fois expliquée par Marx et Engels, de 1852- 1892, par l'exemple de
l'Angleterre. La situation exclusive de l'Angleterre donnait naissance à une
"aristocratie ouvrière", à demi petite-bourgeoise, opportuniste,
issue de la "masse". Les chefs de cette aristocratie ouvrière
passaient continuellement aux côtés de la bourgeoisie qui les entretenait,
directement ou indirectement. Marx s'attira la haine flatteuse de cette
racaille pour les avoir ouvertement taxés de trahison. L'impérialisme moderne
(du XX° siècle) a créé à quelques pays avancés une situation exceptionnellement
privilégiée, et c'est sur ce terrain qu'on a vu partout dans la II°
Internationale se dessiner le type des chefs traîtres, opportunistes,
social-chauvins, défendant les intérêts de leur corporation, de leur mince
couche sociale: l'aristocratie ouvrière. Les partis opportunistes se sont détachés
des "masses", c'est-à-dire des plus larges couches de travailleurs,
de leur majorité, des ouvriers les plus mal payés. La victoire du prolétariat
révolutionnaire est impossible si on ne lutte pas contre ce mal, si on ne
dénonce pas, si on ne flétrit pas, si on ne chasse pas les chefs opportunistes
social-traîtres. Telle est bien la politique pratiquée par la III°
Internationale.
Mais en arriver sous ce prétexte à opposer en général la dictature des
masses à la dictature des chefs, c'est une absurdité ridicule, une sottise. Le
plaisant, surtout, c'est qu'aux anciens chefs qui s'en tenaient à des idées
humaines sur les choses simples, on substitue en fait (sous le couvert du mot
d'ordre "à bas les chefs!")
des chefs nouveaux qui débitent des choses prodigieusement stupides et
embrouillées. Tels sont en Allemagne Laufenberg, Wolfheim, Horner, Karl
Schroeder, Friedrich Wendel, Karl Erler (2). Les tentatives de ce dernier pour
"approfondir" la question et proclamer en général l'inutilité et le
"bourgeoisisme" des partis politiques représentent à elles seules de
telles colonnes d'Hercule en fait de sottises, que les bras vous en tombent.
Voilà bien où s'applique cette vérité que d'une petite erreur on peut toujours
faire une erreur monstrueuse: il suffit d'y insister, de l'approfondir pour la
justifier, de la "mener à son terme".
Nier la nécessité du parti et de la discipline du parti, voilà où en
est arrivée l'opposition. Or, cela équivaut à désarmer entièrement le
prolétariat au profit de la bourgeoisie. Cela équivaut, précisément, à faire
siens ces défauts de la petite bourgeoisie que sont la dispersion,
l'instabilité, l'inaptitude à la fermeté, à l'union, à l'action conjuguée,
défauts qui causeront inévitablement la perte de tout mouvement révolutionnaire
du prolétariat, pour peu qu'on les encourage. Nier du point de vue du
communisme la nécessité du parti, c'est sauter de la veille de la faillite du
capitalisme (en Allemagne), non pas dans la phase inférieure ou moyenne du
communisme, mais bien dans sa phase supérieure. En Russie nous en sommes encore
(plus de deux ans après le renversement de la bourgeoisie) à faire nos premiers
pas dans la voie de la transition du capitalisme au socialisme, ou stade
inférieur du communisme. Les classes subsistent, et elles subsisteront partout,
pendant des années après la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Peut-être ce délai sera-t-il moindre en Angleterre où il n'y a pas de
paysans (mais où il y a cependant des petits patrons!). Supprimer les classes,
ce n'est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les
capitalistes, - ce qui nous a été relativement facile, - c'est aussi supprimer
les petits producteurs de marchandises; or, ceux-ci on ne peut pas les chasser,
on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on
doit) les transformer, les rééduquer, - mais seulement par un travail
d'organisation très long, très lent et très prudent. Ils entourent de tous
côtés le prolétariat d'une ambiance petite-bourgeoise, ils l'en pénètrent, ils
l'en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat des récidives
de défauts propres à la petite bourgeoisie: manque de caractère, dispersion,
individualisme, passage de l'enthousiasme à l'abattement. Pour y résister, pour
permettre au prolétariat d'exercer comme il se doit, avec succès et
victorieusement, son rôle d'organisateur (qui est son rôle principal), le parti
politique du prolétariat doit faire régner dans son sein une centralisation et
une discipline rigoureuses. La dictature du prolétariat est une lutte
opiniâtre, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et
économique, pédagogique et administrative, contre les forces et les traditions
de la vieille société. La force de l'habitude chez les millions et les dizaines
de millions d'hommes est la force la plus terrible. Sans un parti de fer,
trempé dans la lutte, sans un parti jouissant de la confiance de tout ce qu'il
y a d'honnête dans la classe en question, sans un parti sachant observer l'état
d'esprit de la masse et influer sur lui, il est impossible de soutenir cette
lutte avec succès. Il est mille fois plus facile de vaincre la grande
bourgeoisie centralisée que de "vaincre" les millions et les millions
de petits patrons; or ceux-ci, par leur activité quotidienne, coutumière,
invisible, insaisissable, dissolvante, réalisent les mêmes résultats qui sont
nécessaires à la bourgeoisie, qui restaurent la bourgeoisie. Celui qui
affaiblit tant soit peu la discipline de fer dans le parti du prolétariat
(surtout pendant sa dictature), aide en réalité la bourgeoisie contre le
prolétariat.
A côté de la question relative aux chefs, au parti, à la classe, à la
masse, il faut poser la question des syndicats "réactionnaires". Mais
auparavant je me permettrai encore, en guise de conclusion, quelques remarques
fondées sur l'expérience de notre parti. Des attaques contre la "dictature
des chefs", il y en a toujours eu dans notre parti: les premières dont je
me souvienne remontent à 1895, à l'époque où notre parti n'existait pas encore
formellement, mais où le groupe central de Pétersbourg commençait à se
constituer et devait prendre sur lui la direction des groupements de quartier.
Au IX° Congrès de notre parti (avril 1920), il y avait une petite opposition
qui s'élevait aussi contre la "dictature des chefs",
l'"oligarchie", etc. Il n'y a donc rien d'étonnant, rien de nouveau,
rien de terrible dans cette "maladie infantile" qu'est le
"communisme de gauche", chez les Allemands. Cette maladie passe sans
danger et, après elle, l'organisme devient même plus robuste. D'autre part, la
rapide succession du travail légal et illégal, qui impose la nécessité de
"cacher" tout particulièrement, d'entourer d'un secret particulier,
justement l'état-major, justement les chefs, entraîne parfois chez nous les
plus funestes conséquences. Le pire fut, en 1912, l'entrée du provocateur
Malinovski au Comité central bolcheviks. Il fit repérer des dizaines et des
dizaines de camarades, parmi les meilleurs et les plus dévoués, il les fit
envoyer au bagne et hâta la mort de beaucoup d'entre eux. S'il ne causa pas un
mal encore plus grand, c'est parce que nous avions bien établi le rapport entre
le travail légal et illégal. Pour gagner notre confiance, Malinovski, en sa
qualité de membre du Comité central du Parti et de député à la Douma, devait
nous aider à lancer des journaux quotidiens légaux qui savaient, même sous le
tsarisme, livrer combat à l'opportunisme des mencheviks, et répandre, sous une
forme utilement voilée, les principes fondamentaux du bolchevisme. D'une main
Malinovski envoyait au bagne et à la mort des dizaines et des dizaines de
meilleurs militants du bolchevisme; de l'autre, il devait aider, par la voie de
la presse légale, à l'éducation de dizaines et de dizaines de milliers de
nouveaux bolcheviks. Voilà un fait que feront bien de méditer les camarades
allemands (et aussi anglais et américains, français et italiens) qui ont pour
tâche d'apprendre à mener le travail révolutionnaire dans les syndicats
réactionnaires (3).
Dans nombre de pays, y compris les plus avancés, la bourgeoisie envoie
certainement et enverra des provocateurs dans les partis communistes. L'un des
moyens de combattre ce danger, c'est de combiner avec intelligence le travail
légal et illégal.
VI. Les révolutionnaires doivent-ils militer dans les
syndicats réactionnaires ?
Les
"gauches" allemands croient pouvoir répondre sans hésiter à cette
question par la négative. Selon eux, les déclamations et les apostrophes
courroucées à l'adresse des syndicats "réactionnaires"
et "contre-révolutionnaires
", suffisent (K. Horner l'affirme avec une "gravité" très part
et très sotte) à "démontrer" l'inutilité et même l'inadmissibilité
pour les révolutionnaires, les communistes, de militer dans les syndicats
jaunes, contre-révolutionnaires, les syndicats des social-chauvins, des
conciliateurs, des Legiens.
Mais, si
convaincus que soient les "gauches" allemands du caractère
révolutionnaire de cette tactique, elle réalité foncièrement erronée et ne
renferme rien d'au des phrases creuses.
Pour
bien le montrer, je partirai de notre expérience conformément au plan général
du présent article qui a pour but d'appliquer à l'Europe occidentale ce qu'il y
a de généralement applicable, de généralement significatif, de généralement
obligatoire dans l'histoire et dans la tactique actuelle du bolchevisme.
Le
rapport entre les chefs, le parti, la classe, les masses et, d'autre part, l'attitude
de la dictature du prolétariat et de son parti envers les syndicats, se
présentent aujourd'hui chez nous, concrètement, de la manière suivante. La
dictature est exercée par le prolétariat organisé dans les soviets et dirigé
par le Parti communiste bolchevik qui, selon les données de son dernier congrès
(avril 1920), groupe 611000 membres. Ses effectifs ont subi de sensibles
variation avant et après la Révolution d'Octobre; ils étaient beaucoup moins
importants autrefois, même en 1918 et en 1919. Nous craignons une extension
démesurée du parti, car les arrivistes et les gredins - qui ne méritent que le
poteau d'exécution cherchent forcément à se glisser dans les rangs du parti
gouvernemental. La dernière fois que nous ouvrîmes grandes les portes du parti
- rien qu'aux ouvriers et aux paysans - c'était aux jours (hiver 1919) où
Ioudénitch se trouvait à quelques verstes de Pétrograd et Dénikine à Orel (350
kilomètres environ de Moscou); c'est-à-dire dans un moment où un danger
terrible, un danger de mort menaçait la République des Soviets, et où les
aventuriers, les arrivistes, les gredins et, d'une façon générale, les éléments
instables ne pouvaient pas le moins du monde compter sur une carrière
avantageuse (mais plutôt s'attendre à la potence et aux tortures) en se
joignant aux communistes. Un Comité central de 19 membres, élu au congrès,
dirige le parti qui réunit des congrès annuels (au dernier congrès, la
représentation était de 1 délégué par 1 000 membres); le travail courant est
confié, à Moscou, à des collèges encore plus restreints appelés
"Orgbureau" (Bureau d'organisation) et "Politbureau"
(Bureau politique), qui sont élus en assemblée plénière du Comité central, à
raison de 5 membres pris dans son sein pour chaque bureau. Il en résulte donc la
plus authentique "oligarchie". Et dans notre République il n'est pas
une question politique ou d'organisation de quelque importance qui soit
tranchée par une institution de l'Etat sans que le Comité central du Parti ait
donné ses directives.
Dans son
travail, le parti s'appuie directement sur les syndicats qui comptent
aujourd'hui, d'après les données du dernier congrès (avril 1920), plus de
quatre millions de membres et, formellement, sont sans-parti. En fait, toutes
les institutions dirigeantes de l'immense majorité des syndicats et, au premier
chef, naturellement, le Centre ou le Bureau des syndicats de Russie (Conseil
central des syndicats de Russie) sont composés de communistes et appliquent
toutes les directives du parti. On obtient en somme un appareil prolétarien
qui, formellement, n'est pas communiste, qui est souple et relativement vaste,
très puissant, un appareil au moyen duquel le parti est étroitement lié à la
classe et à la masse, et au moyen duquel la dictature de la classe se réalise
sous la direction du parti. Sans la plus étroite liaison avec les syndicats,
sans leur appui énergique, sans leur travail tout d'abnégation non seulement
dans la construction économique, mais aussi dans l'organisation militaire, il
est évident que nous n'aurions pas pu gouverner le pays et réaliser la
dictature, je ne dis pas pendant deux ans et demi, mais même pendant deux mois
et demi. On conçoit que, pratiquement, cette liaison très étroite implique un
travail de propagande et d'agitation très complexe et très varié, d'opportunes
et fréquentes conférences non seulement avec les dirigeants, mais, d'une façon
générale, avec les militants influents des syndicats; une lutte résolue contre
les mencheviks qui, jusqu'à ce jour, comptent un certain nombre - bien petit,
il est vrai - de partisans qu'ils initient à toutes les roueries de la
contre-révolution, depuis la défense idéologique de la démocratie (bourgeoise),
depuis le prône de " l'indépendance" des syndicats (indépendance
vis-à-vis du pouvoir d'Etat prolétarien!) jusqu'au sabotage de la discipline
prolétarienne, etc., etc.
Nous
reconnaissons que la liaison avec les "masses" par les syndicats, est
insuffisante. La pratique a créé chez nous, au cours de la révolution, une
institution que nous nous efforçons par tous les moyens de maintenir, de
développer, d'élargir: ce sont les conférences d'ouvriers et de paysans
sans-parti, qui nous permettent d'observer l'état d'esprit des masses, de nous
rapprocher d'elles, de pourvoir à leurs besoins, d'appeler les meilleurs de
leurs éléments aux postes d'Etat, etc. Un récent décret sur la réorganisation
du Commissariat du peuple pour le contrôle d'Etat en "Inspection ouvrière
et. paysanne", donne à ces conférences de sans-parti le droit d'élire des
membres des services du contrôle d'Etat, qui procéderont à diverses révisions,
etc.
Ensuite,
il va de soi que tout le travail du parti se fait par les Soviets qui groupent
les masses laborieuses sans distinction de profession. Les congrès des Soviets
de district représentent une institution démocratique comme n'en ont encore
jamais vu les meilleures parmi les républiques démocratiques du monde
bourgeois; c'est par l'intermédiaire de ces congrès (dont le parti s'efforce de
suivre les travaux avec une attention soutenue), de même qu'en déléguant
constamment des ouvriers conscients à la campagne, aux fonctions les plus
diverses, - que le prolétariat remplit son rôle dirigeant à l'égard de la
paysannerie; que se réalise la dictature du prolétariat des villes, la lutte
systématique contre les paysans riches, bourgeois, exploiteurs, spéculateurs,
etc.
Tel est
le mécanisme général du pouvoir d'Etat prolétarien considéré "d'en
haut", du point de vue de l'application pratique de la dictature. Le
lecteur comprendra, on peut l'espérer, pourquoi au bolchevik russe qui connaît
ce mécanisme, qui l'a vu naître des petits cercles illégaux, clandestins, et se
développer pendant vingt-cinq ans, toutes ces discussions sur la dictature
"d'en haut" ou " d'en bas", des chefs ou de la masse, etc,
ne peuvent manquer de paraître enfantines et ridicules, comme le serait une
discussion sur la question de savoir ce qui est le plus utile à l'homme, sa
jambe gauche ou son bras droit.
Non
moins enfantines et ridicules doivent nous paraître les graves dissertations
tout à fait savantes et terriblement révolutionnaires des "gauches"
allemands qui prétendent que les communistes ne peuvent ni ne doivent militer
dans les syndicats réactionnaires, qu'il est permis de refuser ce travail,
qu'il faut sortir des syndicats et organiser, sans faute, une "union
ouvrière" toute neuve, toute proprette, inventée par des communistes bien
gentils (et, pour la plupart, sans doute, bien jeunes), etc., etc.
Le
capitalisme laisse nécessairement en héritage au socialisme, d'une part, les
vieilles distinctions professionnelles et corporatives, qui se sont établies
durant des siècles entre les ouvriers, et, d'autre part, des syndicats qui ne
peuvent se développer et ne se développeront que très lentement, pendant des
années et des années, en des syndicats d'industrie plus larges, moins
corporatifs (s'étendant à des industries entières, et non pas simplement à des
corporations, des corps de métiers et des professions). Par l'intermédiaire de
ces syndicats d'industrie, on supprimera plus tard la division du travail entre
les hommes; on passera à l'éducation, à l'instruction et à la formation
d'hommes universellement développés, universellement préparés, et sachant tout
faire. C'est là que va, doit aller et arrivera le communisme, mais seulement au
bout de longues années. Tenter aujourd'hui d'anticiper pratiquement sur ce
résultat futur du communisme pleinement développé, solidement constitué, à
l'apogée de sa maturité, c'est vouloir enseigner les hautes mathématiques à un
enfant de quatre ans.
Nous pouvons
(et devons) commencer à construire le socialisme, non pas avec du matériel
humain imaginaire ou que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec
ce que nous a légué le capitalisme. Cela est très "difficile",
certes, mais toute autre façon d'aborder le problème est si peu sérieuse
qu'elle ne vaut même pas qu'on en parle.
Les
syndicats ont marqué un progrès gigantesque de la classe ouvrière au début du
développement du capitalisme; ils ont marqué le passage de l'état de dispersion
et d'impuissance où se trouvaient les ouvriers, aux premières ébauches du
groupement de classe. Lorsque commença à se développer la forme suprême de
l'union de classe des prolétaires, le parti révolutionnaire du prolétariat (qui
ne méritera pas ce nom aussi longtemps qu'il ne saura pas lier les chefs, la
classe et les masses en un tout homogène, indissoluble), les syndicats
révélèrent inévitablement certains traits réactionnaires, une certaine
étroitesse corporative, une certaine tendance à l'apolitisme, un certain esprit
de routine, etc. Mais nulle part au monde le développement du prolétariat ne
s'est fait et ne pouvait se faire autrement que par les syndicats, par l'action
réciproque des syndicats et du parti de la classe ouvrière. La conquête du
pouvoir politique par le prolétariat est, pour le prolétariat considéré comme
classe, un immense pas en avant. Aussi le parti doit-il, plus encore que dans
le passé, à la manière nouvelle et pas seulement à l'ancienne, éduquer les
syndicats, les diriger, sans oublier toutefois qu'ils restent et resteront
longtemps l'indispensable "école du communisme" et l'école
préparatoire des prolétaires pour l'application de leur dictature, le
groupement nécessaire des ouvriers afin que la gestion de toute l'économie du
pays passe graduellement d'abord aux mains de la classe ouvrière (et non à
telles ou telles professions), et puis à l'ensemble des travailleurs.
Un certain
"esprit réactionnaire" des syndicats, en ce sens, est inévitable sous
la dictature du prolétariat. Ne pas le comprendre, c'est faire preuve d'une
totale incompréhension des conditions essentielles de la transition du
capitalisme au socialisme. Redouter cet "esprit réactionnaire",
essayer de l'éluder, de passer outre, c'est commettre une grave erreur, car
c'est craindre d'assumer ce rôle de l'avant-garde du prolétariat qui consiste à
instruire, éclairer, éduquer, appeler à une vie nouvelle les couches et les
masses les plus retardataires de la classe ouvrière et de la paysannerie.
D'autre part, remettre la mise en œuvre de la dictature du prolétariat jusqu'au
moment ou il ne resterait plus un seul ouvrier atteint d'étroitesse
professionnelle, plus un ouvrier imbu des préjugés corporatifs et
trade-unionistes, serait une erreur encore plus grave. L'art du politique (et
la juste compréhension de ses devoirs par un communiste) est d'apprécier
correctement les conditions et le moment où l'avant-garde du prolétariat sera à
même de s'emparer du pouvoir; de bénéficier, pendant et après, d'un appui
suffisant de couches suffisamment larges de la classe ouvrière et des masses
laborieuses non prolétariennes; où elle saura dès lors soutenir, renforcer,
élargir sa domination, en éduquant, en instruisant, en attirant à elle des
masses toujours plus grandes de travailleurs.
Poursuivons.
Dans les pays plus avancés que la Russie, un certain esprit réactionnaire des
syndicats s'est manifesté et devait se manifester incontestablement, avec
beaucoup plus de force que chez nous. En Russie les mencheviks avaient (et ont
encore en partie, dans un très petit nombre de syndicats) un appui dans les
syndicats, précisément grâce à cette étroitesse corporative, à cet égoïsme
professionnel et à l'opportunisme. Les mencheviks d'Occident se sont bien plus
solidement "incrustés" dans les syndicats, et une "aristocratie
ouvrière " corporative, étroite, égoïste, sans entrailles, cupide,
philistine, d'esprit impérialiste, soudoyée et corrompue par l'impérialisme, y
est apparue bien plus puissante que chez nous. Cela est indiscutable. La lutte
contre les Gompers, contre MM. Jouhaux, Henderson, Merrheim, Legien et Cie en
Europe occidentale, est beaucoup plus difficile que la lutte contre nos
mencheviks qui représentent un type politique et social parfaitement analogue.
Cette lutte doit être impitoyable et il faut absolument la pousser, comme nous
l'avons fait, jusqu'à déshonorer complètement et faire chasser des syndicats
tous les incorrigibles leaders de l'opportunisme et du social-chauvinisme. Il
est impossible de conquérir le pouvoir politique (et il ne faut pas essayer de
prendre le pouvoir) aussi longtemps que cette lutte n'a pas été poussée jusqu'à
un certain degré; dans les différents pays et dans des conditions diverses, ce
"certain degré" n'est pas le même, et seuls des dirigeants politiques
du prolétariat, réfléchis, expérimentés et compétents, peuvent le déterminer
exactement dans chaque pays. (En Russie, la mesure du succès dans cette lutte
nous fut donnée notamment par les élections à l'Assemblée constituante, en
novembre 1917, quelques jours après la révolution prolétarienne du 25 octobre
1917. Lors de ces élections, les mencheviks furent battus à plate couture,
n'ayant recueilli que 700 000 suffrages -1 400 000 voix en ajoutant celles de
la Transcaucasie - contre 9 000 000 de voix aux bolcheviks. Voir à ce sujet mon
article "Les élections à l'Assemblée constituante et la dictature du
prolétariat" dans le n° 7-8 de l'Internationale
Communiste.)
Mais
nous luttons contre "l'aristocratie ouvrière" au nom de la masse
ouvrière et pour la gagner à nous; nous combattons les leaders opportunistes et
social-chauvins pour gagner à nous la classe ouvrière. Il serait absurde de
méconnaître cette vérité élémentaire et évidente entre toutes. Or, c'est
précisément la faute que commettent les communistes allemands "de
gauche" qui, de l'esprit réactionnaire et contre-révolutionnaire des
milieux dirigeants syndicaux, concluent à . . . la sortie des communistes des
syndicats ! Au refus d'y travailler! et voudraient créer de nouvelles formes
d'organisation ouvrière qu'ils inventent !
Bêtise impardonnable qui équivaut à un immense service rendu par les
communistes à la bourgeoisie. Car nos mencheviks, de même que tous les leaders opportunistes,
social-chauvins et kautskistes des syndicats, ne sont pas autre chose que des
"agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier" (ce que nous
avons toujours dit des mencheviks) ou "les commis ouvriers de la classe
capitaliste" (labour lieutenants of the capitalist class), selon la belle
expression, profondément juste, des disciples américains de Daniel De Leon. Ne
pas travailler dans les syndicats réactionnaires, c'est abandonner les masses
ouvrières insuffisamment développées ou arriérées à l'influence des leaders
réactionnaires, des agents de la bourgeoisie, des aristocrates ouvriers ou des
"ouvriers embourgeoisés" (cf. à ce sujet la lettre d'Engels à Marx
sur les ouvriers anglais, 1858).
La
"théorie" saugrenue de la non-participation des communistes dans les
syndicats réactionnaires montre, de toute évidence, avec quelle légèreté ces
communistes "de gauche" envisagent la question de l'influence sur les
"masses", et quel abus ils font dans leurs clameurs du mot "masse".
Pour savoir aider la "masse" et gagner sa sympathie, son adhésion et
son appui, il ne faut pas craindre les difficultés, les chicanes, les pièges,
les outrages, les persécutions de la part des "chefs" (qui,
opportunistes et social-chauvins, sont dans la plupart des cas liés -
directement ou indirectement - à la bourgeoisie et à la police) et travailler
absolument là où est la masse. Il faut savoir consentir tous les sacrifices,
surmonter les plus grands obstacles, afin de faire un travail de propagande et
d'agitation méthodique, persévérant, opiniâtre et patient justement dans les
institutions, sociétés, organisations - même tout ce qu'il y a de plus
réactionnaires - partout où il y a des masses prolétariennes ou
semi-prolétariennes. Or les syndicats et les coopératives ouvrières (celles-ci
dans certains cas, tout au moins) sont justement des organisations où se trouve
la masse. En Angleterre, d'après les informations d'un journal suédois, le
Folkets Dagblad Politiken (du 10 mars 1920), les effectifs des trade-unions ont
passé, de fin 1917 - fin 1918, de 5500 000 à 6 600 000 membres, accusant ainsi
une augmentation de 29%. A la fin de 2929, on en comptait jusqu'à 7 500 000. Je
n'ai pas sous la main les chiffres correspondants pour la France et
l'Allemagne, mais il est des faits absolument indiscutables et connus de tous,
qui attestent un accroissement sensible du nombre des syndiqués dans ces pays
également.
Ces
faits attestent de toute évidence ce que des milliers d'autres symptômes
confirment: la conscience accrue et la tendance toujours plus grande à
l'organisation qui se manifestent justement dans les masses prolétariennes,
dans les "couches inférieures", retardataires. Des millions
d'ouvriers en Angleterre, en France, en Allemagne passent pour la première fois
de l'inorganisation totale à la forme d'organisation élémentaire, inférieure,
la plus simple et la plus accessible (pour ceux qui sont encore profondément
imbus des préjugés démocratiques bourgeois), à savoir: aux syndicats. Et les
communistes de gauche, révolutionnaires, mais peu raisonnables, sont là à
crier: "la masse", "la masse"! et refusent de militer au
sein des syndicats !! en prétextant leur "esprit réactionnaire"! ! Et
ils inventent une "Union ouvrière" toute neuve, proprette, innocente
des préjugés démocratiques bourgeois, des péchés corporatifs et étroitement
professionnels, - cette Union qui, à ce qu'ils prétendent, sera (qui sera!)
large, et pour l'adhésion à laquelle il faut simplement (simplement!)
"reconnaître le système des Soviets et la dictature" (voir plus haut
la citation)!!
On ne
saurait concevoir plus grande déraison, plus grand tort fait à la révolution
par des révolutionnaires "de gauche"! Mais, si en Russie, après deux
années et demie de victoires sans précédent sur la bourgeoisie de la Russie et
de l'Entente, nous posions, aujourd'hui, comme condition d'admission aux
syndicats, la "reconnaissance de la dictature", nous commettrions une
sottise, nous porterions préjudice à notre influence sur les masses, nous
ferions le jeu des mencheviks. Car toute la tâche des communistes est de savoir
convaincre les retardataires, de savoir travailler parmi eux et non de se
séparer d'eux par des mots d'ordre "de gauche" d'une puérile
invention.
Il est
hors de doute que MM. Gompers, Henderson, Jouhaux et Legien sont très
reconnaissants à ces révolutionnaires "de gauche" qui, comme ceux de
l'opposition "de principe" allemande (Dieu nous préserve de
semblables "principes"!) ou comme certains révolutionnaires
américains des "Ouvriers industriels du monde
" prêchent l'abandon des syndicats réactionnaires et se refusent à y
travailler. N'en doutons pas, messieurs les "leaders" de
l'opportunisme useront de toutes les roueries de la diplomatie bourgeoise, ils
en appelleront au concours des gouvernements bourgeois, du clergé, de la
police, des tribunaux pour fermer aux communistes l'entrée des syndicats, pour
les en éliminer par tous les moyens, leur rendre le travail dans les syndicats
désagréable au possible, pour les outrager, les traquer, les persécuter. Il
faut savoir résister à tout cela, consentir tous les sacrifices, user même - en
cas de nécessité - de tous les stratagèmes, de toutes les astuces, recourir aux
expédients, taire, celer la vérité, à seule fin de pénétrer dans les syndicats,
d'y rester et d'y mener coûte que coûte l'action communiste. Sous le tsarisme,
jusqu'en 1905, nous n'eûmes aucune "possibilité légale"; mais quand
le policier Zoubatov organisait ses réunions ultra-réactionnaires d'ouvriers et
ses associations ouvrières pour repérer et combattre les révolutionnaires, nous
envoyions à ces réunions et dans ces associations des membres de notre parti
(dans leur nombre, je me souviens personnellement de l'ouvrier pétersbourgeois
Babouchkine, militant remarquable, fusillé en 1906 par les généraux du tsar),
qui établissaient la liaison avec la masse, s'ingéniaient à faire leur travail
de propagande et arrachaient les ouvriers à l'influence des hommes de Zoubatov (4).
Certes, il est plus difficile d'en faire autant dans les pays d'Europe
occidentale, particulièrement imbus de préjugés légalistes, constitutionnels,
démocratiques bourgeois, particulièrement enracinés. Cependant on peut et on
doit le faire, et le faire systématiquement.
Le
Comité exécutif de la III° Internationale doit, à mon avis personnel, condamner
ouvertement et engager le prochain congrès de l'Internationale Communiste à
condamner d'une façon générale la politique de non-participation aux syndicats
réactionnaires (en expliquant minutieusement ce qu'une telle non-participation
a de déraisonnable et d'infiniment préjudiciable à la cause de la révolution
prolétarienne), et, notamment, la ligne de conduite de certains membres du
Parti communiste hollandais, qui - directement ou indirectement, ouvertement ou
non, totalement ou en partie, peu importe - ont soutenu cette politique fausse.
La III° Internationale doit briser avec la tactique de la II°, ne pas éluder
les questions angoissantes, ne pas les estomper, mais au contraire les poser de
front. Nous avons dit, bien en face, toute la vérité aux
"indépendants" (au Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne);
il faut la dire de même aux communistes "de gauche".
VII. Faut-il participer aux parlements
bourgeois ?
Les communistes "de gauche" allemands répondent à cette
question avec le plus grand dédain - et la plus grande légèreté - par la
négative. Leurs arguments ? Dans la citation reproduite plus haut nous avons
vu:
" ... . repousser de la façon la plus décidée tout retour aux
formes parlementaires de lutte qui, historiquement et politiquement, ont fait
leur temps. . "
Cela est dit en termes prétentieux jusqu'au ridicule, et cela est
manifestement faux. "Retour" aux formes parlementaires ! Peut-être
qu'en Allemagne la république soviétique existe déjà ? Non, ce me semble. Mais
alors comment peut-on parler de "retour" ? N'est-ce pas là une phrase
en l'air ?
Les formes parlementaires "historiquement ont fait leur
temps". C'est vrai au sens de la propagande. Mais chacun sait que de là à
leur disparition dans la pratique, il y a encore très loin. Depuis des dizaines d'années on pouvait dire
à bon droit que le capitalisme "historiquement avait fait son temps";
mais' cela ne nous dispense nullement de la nécessité de soutenir une lutte
très longue et très opiniâtre sur le terrain du capitalisme. Le parlementarisme a "historiquement fait son
temps" au point de vue de l'histoire universelle, autrement dit l'époque du parlementarisme bourgeois est terminée, l'époque de la dictature du prolétariat a commencé. C'est indéniable. Mais à l'échelle de l'histoire
universelle, c'est par dizaines d'années que l'on compte. Dix ou vingt ans plus
tôt ou plus tard ne comptent pas du point de vue de l'histoire universelle;
c'est au point de vue de l'histoire universelle une quantité négligeable qu'il
est impossible de mettre en ligne de compte, même par approximation. Mais c'est
justement pourquoi, en invoquant, dans une question de politique pratique,
l'échelle de l'histoire mondiale, on commet la plus flagrante erreur théorique.
Le parlementarisme a-t-il "politiquement fait son temps" ? Là, c'est une autre affaire. Si c'était vrai, les
communistes "de gauche" seraient en bonne position. Mais il faudrait
le prouver par une analyse très sérieuse; or, les communistes "de
gauche" ne savent même pas aborder cette tâche. L'analyse contenue dans
les Thèses sur le parlementarisme, publiées dans le n°1 du Bulletin du Bureau provisoire d'Amsterdam
de l'internationale Communiste (Bulletin
of the Provisional Bureau in Amsterdam of the Communist international, February 1920), et qui traduisent manifestement la
tendance de gauche des hollandais ou la tendance hollandaise de gauche, - cette
analyse, comme nous le verrons, ne tient pas debout.
Premièrement. Les "gauches" d'Allemagne, on le sait,
estimaient dès le mois de janvier 1919 que le parlementarisme avait "politiquement
fait son temps",
contrairement à l'opinion de ces chefs politiques éminents qu'étaient Luxemburg
et Liebknecht. On sait que les
"gauches" se sont trompés. Ce fait seul détruit d'emblée et
radicalement la thèse selon laquelle le parlementarisme aurait
"politiquement fait son temps". Les "gauches" ont le devoir
de démontrer que leur erreur indiscutable autrefois a cessé d'en être une
aujourd'hui. Mais ils n'apportent pas l'ombre d'une preuve et ne peuvent
l'apporter. L'attitude d'un parti politique en face de ses erreurs est un des
critériums les plus importants et les plus sûrs pour juger si ce parti est
sérieux et s'il remplit réellement ses obligations envers sa classe et envers les masses
laborieuses. Reconnaître ouvertement son erreur, en découvrir les causes,
analyser la situation qui l'a fait naître, examiner attentivement les moyens de
corriger cette erreur, voilà la marque d'un parti sérieux, voilà ce qui
s'appelle, pour lui, remplir ses obligations, éduquer et instruire la classe, et puis les masses. En ne remplissant pas ce devoir, en n'apportant pas dans l'étude de
leur erreur manifeste une extrême attention, le soin et la prudence nécessaires,
les "gauches" d'Allemagne (et de Hollande) prouvent par là qu'ils ne
sont pas le parti d'une classe, mais un
petit cercle; qu'ils ne sont pas le parti des masses, mais un groupe formé d'intellectuels et d'un petit nombre
d'ouvriers rééditant les pires déformations de la gent intellectuelle.
Deuxièmement. Dans la même brochure du groupe des "gauches"
de Francfort, dont nous avons donné plus haut des citations détaillées, nous
lisons:
" .... des millions d'ouvriers qui suivent encore la politique
du Centre (du parti catholique du "Centre") sont
contre-révolutionnaires. Les prolétaires des campagnes forment les légions des
troupes contre-révolutionnaires" (p. 3 de la brochure en question). "
On voit tout de suite le ton: à la fois désinvolte et prétentieux. Mais
le fait essentiel est indiscutable, et l'aveu qu'en font les
"gauches" atteste leur erreur avec une évidence particulière. En
effet, comment peut-on dire que "le parlementarisme a fait son temps
politiquement", si des "millions" et des "légions" de prolétaires non seulement s'affirment encore pour le parlementarisme
en général, mais sont franchement "contre-révolutionnaires"!? Il est
évident qu'en Allemagne le parlementarisme n'a pas encore fait son temps politiquement. Il est évident que les
"gauches" d'Allemagne ont pris leur désir, leur façon de voir en idéologie et en politique, pour une
réalité objective. C'est là pour des révolutionnaires la plus dangereuse
erreur. En Russie, où le joug exceptionnellement sauvage et féroce du tsarisme
engendra, pendant une période particulièrement longue et sous des formes
particulièrement variées, des révolutionnaires de toute nuance, des
révolutionnaires admirables d'enthousiasme, de dévouement, d'héroïsme, de force
de volonté, - en Russie nous avons pu observer de très près, étudier avec une
attention toute spéciale, cette erreur dans laquelle tombent les
révolutionnaires. Nous la connaissons fort bien, et c'est pourquoi nous la
voyons si bien chez les autres. Il est évident que pour les communistes d'Allemagne
le parlementarisme "a fait son temps politiquement"; mais le tout est
justement de ne pas croire que ce qui
a fait son temps pour nous, a fait
son temps pour la classe, a fait son temps
pour les masses. Nous voyons ici une fois de plus que les "gauches"
ne savent pas raisonner, ne savent pas se conduire en parti de la classe, en
parti des masses. Vous êtes tenus de ne pas vous abaisser au niveau des masses,
au niveau des couches retardataires d'une classe. C'est indiscutable. Vous êtes
tenus de leur dire l'amère vérité. Vous êtes tenus d'appeler préjugés leurs
préjugés démocratiques bourgeois et parlementaires. Mais en même temps vous
êtes tenus de surveiller d'un œil lucide l'état réel de conscience et
de préparation de la classe tout entière (et pas seulement de son avant-garde
communiste), de la masse travailleuse tout
entière (et pas seulement de ses éléments avancés).
Si même ce n'était pas des "millions" et des
"légions", mais simplement une minorité assez importante d'ouvriers industriels qui suivait les
prêtres catholiques, et d'ouvriers agricoles qui suivait les grands
propriétaires fonciers et les koulaks (Grossbauern), il en résulterait déjà sans
le moindre doute que le
parlementarisme en Allemagne n'a pas encore fait son temps politiquement, que la participation aux élections
parlementaires et aux luttes parlementaires est obligatoire pour le parti du prolétariat révolutionnaire précisément afin d'éduquer les couches retardataires de sa classe,
précisément afin d'éveiller et d'éclairer la masse villageoise inculte,
opprimée et ignorante. Tant que vous n'avez pas la force de dissoudre le
parlement bourgeois et toutes les autres institutions réactionnaires, vous êtes
tenus de travailler dans ces institutions précisément parce qu'il s'y trouve encore
des ouvriers abrutis par la prêtraille et par l'atmosphère étouffante des trous
de province. Autrement vous risquez de n'être plus que des bavards.
Troisièmement. Les communistes "de gauche" disent beaucoup de
bien de nous, bolcheviks. Parfois on a envie de leur répondre: Louez-nous donc
un peu moins, étudiez davantage la tactique des bolcheviks, familiarisez-vous
davantage avec elle! Nous avons participé aux élections pour le parlement bourgeois
de Russie, pour l'Assemblée constituante, en septembre-novembre 1917. Notre
tactique était-elle juste ou non? Si c'est non, il faut le dire clairement et
le prouver: cela est nécessaire pour que le communisme international puisse
élaborer une tactique juste. Si c'est oui, certaines conclusions s'imposent.
Bien entendu, il ne saurait être question d'assimiler les conditions de la
Russie à celles de l'Europe occidentale. Mais sur la question spéciale de
savoir ce que signifie la notion: "le parlementarisme a fait son temps
politiquement", il faut de toute nécessité tenir exactement compte de
notre expérience, car ces notions se changent trop aisément en phrases creuses,
quand on néglige de tenir compte de l'expérience concrète. Nous, les bolcheviks
russes, n'avions-nous pas, en septembre-novembre 1917, plus que tous les communistes d'Occident, le droit d'estimer
que le parlementarisme avait politiquement fait son temps en Russie? Nous
l'avions, évidemment, car la question n'est pas de savoir si les parlements
bourgeois existent depuis longtemps ou depuis peu, mais si les grandes masses
laborieuses sont prêtes (idéologiquement,
politiquement, pratiquement) à adopter le régime soviétique et à dissoudre le
parlement démocratique bourgeois - ou à en permettre la dissolution. Que la
classe ouvrière des villes, les soldats et les paysans de Russie aient été, en
septembre-novembre 1917, par suite de conditions particulières, admirablement
préparés à l'adoption du régime soviétique et à la dissolution du plus démocratique
des parlements bourgeois, c'est là un fait historique tout à fait indéniable et
parfaitement établi. Et cependant les bolcheviks n'avaient pas boycotté
l'Assemblée constituante; ils avaient, au contraire, participé aux élections
avant et après la conquête du
pouvoir politique par le prolétariat. Que ces élections aient donné des
résultats politiques infiniment précieux (et utiles au plus haut point pour le
prolétariat), c'est ce que j'ai démontré - j'ose l'espérer - dans l'article
mentionné plus haut, où j'analyse en détail les résultats des élections à
l'Assemblée constituante de Russie.
De là une conclusion absolument indiscutable: la preuve est faite que
même quelques semaines avant la victoire de la République soviétique, même après cette victoire, la participation à un parlement
démocratique bourgeois, loin de nuire au prolétariat révolutionnaire, lui
permet de démontrer plus facilement
aux masses retardataires pourquoi ces parlements méritent d'être dissous, facilite le succès de leur dissolution, facilite l'"élimination politique" du parlementarisme
bourgeois. Dédaigner cette expérience et prétendre cependant appartenir à l'Internationale Communiste, qui doit élaborer internationalement sa tactique (une tactique non pas étroitement ou
exclusivement nationale, mais réellement internationale), c'est commettre une
grosse erreur, et c'est précisément renier en fait l'internationalisme, tout en
le reconnaissant en paroles.
Considérons maintenant les arguments des "hollandais de
gauche" en faveur de la non-participation aux parlements. Voici, traduite
de l'anglais, la plus importante des thèses "hollandaises" ci-dessus
mentionnées, la thèse :
"Lorsque le système de production capitaliste est brisé et que
la société se trouve en état de révolution, l'action parlementaire perd peu à
peu de sa valeur, si on la compare à l'action des masses elles-mêmes. Lorsque,
dans ces conditions, le parlement devient le centre et L'organe de la
contre-révolution, et que, d'autre part, la classe ouvrière construit les instruments
de son pouvoir sous forme des Soviets, il peut s'avérer même indispensable de
répudier toute participation, quelle qu'elle soit, à l'action
parlementaire."
La première phrase est manifestement fausse, car l'action des masses -
une grande grève, par exemple - est plus importante que l'action parlementaire toujours et non pas seulement pendant la révolution ou dans une
situation révolutionnaire. Cet argument, qui est d'une inconsistance manifeste,
qui est historiquement et politiquement faux, révèle simplement avec une clarté
particulière que les auteurs de cette thèse ne tiennent aucun compte ni de
l'expérience de l'Europe en général (de La France avant les révolutions de 1848
et de 1870, de l'Allemagne entre 1878 et 1890, etc.), ni de l'expérience russe
(voir plus haut), sur l'importance qu'il y a à combiner la lutte légale et
illégale. Cette question a une importance considérable, générale et spéciale,
parce que dans tous les pays civilisés et avancés, l'heure approche rapidement
où cette combinaison deviendra de plus en plus obligatoire - partiellement elle
l'est déjà devenue - pour le parti du prolétariat révolutionnaire, étant donné
la maturation, l'approche de la guerre civile du prolétariat contre la
bourgeoisie, étant donné les persécutions féroces auxquelles sont en butte les
communistes de la part des gouvernements républicains et, en général, des
gouvernements bourgeois, qui violent constamment la légalité (l'exemple de
l'Amérique est assez édifiant), etc. Cette question essentielle reste absolument
incomprise des Hollandais et, en général, des gauches.
La seconde phrase est, d'abord, historiquement fausse. Nous,
bolcheviks, avons participé aux parlements les plus contre-révolutionnaires, et
l'expérience a montré que cette participation avait été non seulement utile,
mais même indispensable au parti du prolétariat révolutionnaire, précisément
après la première révolution bourgeoise en Russie (1905), pour préparer la
seconde révolution bourgeoise (février 1917) et puis la révolution socialiste
(octobre 1917). En second lieu, cette phrase est d'un illogisme surprenant. De
ce que le parlement devient l'organe et le "centre" (en fait, il n'a
jamais été et ne peut jamais être le "centre", soit dit en passant)
de la contre-révolution, tandis que les ouvriers créent les instruments de Leur
pouvoir sous la forme des Soviets, il s'ensuit que les ouvriers doivent se
préparer - idéologiquement, politiquement, techniquement - à la lutte des
Soviets contre le parlement, à la dissolution du parlement par les Soviets.
Mais il ne s'ensuit nullement que cette dissolution soit entravée ou ne soit
pas facilitée par la présence d'une opposition soviétique au sein du parlement
contre-révolutionnaire. Pas une fois nous n'avons remarqué pendant notre lutte
victorieuse contre Denikine et Koltchak, que l'existence chez eux d'une
opposition prolétarienne, soviétique, ait été sans effet pour nos victoires.
Nous savons fort bien que la dissolution par nous de la Constituante, le
janvier 1918, ne fut pas entravée, mais facilitée par la présence, au sein de
la Constituante contre-révolutionnaire que nous dissolvions, d'une opposition
soviétique conséquente, bolchevique, et d'une opposition soviétique
inconséquente, socialiste-révolutionnaire de gauche. Les auteurs de la thèse se
sont complètement embrouillés et ils oublient l'expérience de plusieurs
révolutions, sinon de toutes, expérience qui atteste combien il est utile,
surtout en temps de révolution, de combiner l'action des masses en dehors du
parlement réactionnaire avec celle d'une opposition sympathique à la révolution
(ou mieux encore : soutenant directement la révolution) à l'intérieur de ce
parlement. Les Hollandais et les "gauches" en général raisonnent ici
en doctrinaires de la révolution, qui n'ont jamais participé à une révolution
véritable, ou qui n'ont jamais médité l'histoire des révolutions, ou qui
prennent naïvement la "négation" subjective d'une institution
réactionnaire pour sa destruction effective par les forces conjuguées de divers
facteurs objectifs. Le moyen le plus sûr de discréditer une nouvelle idée
politique (et pas seulement politique) et de lui nuire, c'est de la défendre en
la poussant ê l'absurde. En effet, toute vérité, si on la rend
"exorbitante" (comme disait Dietzgen père), si on l'exagère, Si on l'étend
au-delà des limites de son application réelle, peut être poussée à l'absurde,
et, dans ces conditions, se change même infailliblement en absurdité. Tel est
le pavé de l'ours que les "gauches" de Hollande et d'Allemagne
jettent à la vérité nouvelle: la supériorité du pouvoir des Soviets sur les
parlements démocratiques bourgeois. Certes, il aurait tort celui qui dirait
comme autrefois, et d'une façon générale, que quelles que soient les
circonstances, le refus de participer aux parlements bourgeois est
inadmissible. Mais essayer de formuler ici les conditions dans lesquelles le
boycottage est utile, je ne le puis, l'objet du présent article étant beaucoup
plus modeste: tirer des enseignements de l'expérience russe pour éclairer
certaines questions brûlantes de tactique communiste internationale.
L'expérience russe nous offre une application réussie et juste (en 1905), une
autre application erronée (en 1906) du boycottage par les bolcheviks. En
analysant le premier cas, nous voyons que les bolcheviks avaient réussi à
empêcher la convocation d'un parlement réactionnaire par un pouvoir
réactionnaire, dans un moment où l'action révolutionnaire extraparlementaire
des masses (notamment le mouvement gréviste) croissait avec une rapidité
exceptionnelle; où pas une couche du prolétariat et de la paysannerie ne
pouvait soutenir, de quelque façon que ce fût, le pouvoir réactionnaire; où le
prolétariat révolutionnaire assurait son influence sur les grandes masses
arriérées par la lutte gréviste et le mouvement agraire. Il est parfaitement
évident que cette expérience n'est pas applicable aux conditions actuelles de
l'Europe. De même, il est parfaitement évident, - pour les raisons exposées
plus haut, - que la justification, même conditionnelle, du refus des Hollandais
et des "gauches" de prendre part aux parlements, est foncièrement
erronée et nuisible à la cause du prolétariat révolutionnaire.
En Europe occidentale et en Amérique, le parlement s'est rendu
particulièrement odieux à l'avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière.
C'est indéniable. Et cela se conçoit, car il est difficile de se représenter
chose plus infâme, plus lâche, plus perfide, que la conduite de l'immense
majorité des députés socialistes et social-démocrates au parlement, pendant et
après la guerre.
Mais il ne serait pas simplement déraisonnable, il serait
franchement criminel de se laisser aller à ce sentiment au moment de trancher
la question de savoir comment il faut combattre un mal universellement reconnu.
Dans beaucoup de pays d'Europe occidentale, le sentiment révolutionnaire est
aujourd'hui, on peut le dire, une "nouveauté" ou une
"rareté" attendue trop longtemps, en vain, avec trop d'impatience. Et
peut-être est-ce pour cela que l'on cède avec tant de facilité au sentiment.
Certes, en l'absence d'un sentiment révolutionnaire chez les masses, sans des
conditions favorisant le progrès de ce sentiment, la tactique révolutionnaire
ne se changera pas en acte; mais en Russie, une trop longue, dure et sanglante
expérience nous a convaincus de cette vérité qu'on ne saurait fonder une
tactique révolutionnaire sur le seul sentiment révolutionnaire. La tactique
doit être tracée de sang-froid, avec une objectivité rigoureuse, en tenant
compte de toutes les forces de classe dans un Etat donné (de même que dans les
Etats qui l'entourent et dans tous les Etats, à l'échelle mondiale), ainsi que
de l'expérience des mouvements révolutionnaires. Manifester son "esprit
révolutionnaire" en se contentant d'invectiver l'opportunisme
parlementaire, de répudier la participation au parlement, est très facile. Mais
justement parce qu'elle est trop facile, cette solution ne résout pas un
problème ardu et même très ardu.
Créer dans les parlements d'Europe une fraction parlementaire
authentiquement révolutionnaire est infiniment plus malaisé qu'en Russie.
Evidemment. Mais ce n'est là qu'un aspect particulier de cette vérité générale,
qu'étant donné la situation historique concrète, extrêmement originale, de
1917, il a été facile à la Russie de commencer la révolution socialiste, tandis
qu'il lui sera plus difficile qu'aux pays d'Europe de la continuer et de la
mener à son terme. J'ai déjà eu l'occasion, au début de 1918, d'indiquer ce
fait, et une expérience de deux ans a entièrement confirmé ma façon de voir.
Des conditions spécifiques telles que :
Ø la possibilité
d'associer la révolution soviétique à la cessation - grâce à cette révolution -
de la guerre impérialiste qui infligeait aux ouvriers et aux paysans
d'incroyables tortures;
Ø la possibilité
de mettre à profit, pendant un certain temps, la lutte à mort des deux groupes
de rapaces impérialistes les plus puissants du monde qui n'avaient pu se
coaliser contre l'ennemi soviétique;
Ø la possibilité
de soutenir une guerre civile relativement longue, en partie grâce aux vastes
étendues du pays et à ses mauvais moyens de communications;
Ø l'existence dans
la paysannerie d'un mouvement révolutionnaire démocratique bourgeois si profond
que le parti du prolétariat a pu prendre les revendications révolutionnaires du
parti des paysans (parti socialiste-révolutionnaire, nettement hostile, dans sa
majorité, au bolchevisme) et les réaliser aussitôt grâce à la conquête du
pouvoir politique par le prolétariat, - pareilles conditions spécifiques
n'existent pas actuellement en Europe occidentale, et le renouvellement de
conditions identiques ou analogues n'est guère facile.
Voilà pourquoi, en plus d'une série d'autres raisons, il est notamment
plus difficile à l'Europe occidentale qu'à nous de commencer la révolution
socialiste. Essayer de "tourner" cette difficulté en
"sautant" par-dessus le problème ardu de l'utilisation des parlements
réactionnaires à des fins révolutionnaires, est pur enfantillage. Vous voulez
créer une société nouvelle et vous reculez devant la difficulté de créer une bonne
fraction parlementaire de communistes convaincus, dévoués, héroïques, dans un
parlement réactionnaire! N'est-ce pas de l'enfantillage ? Si Karl Liebknecht en
Allemagne et Hôglund en Suède ont su, même sans un appui massif d'en bas,
donner des modèles d'utilisation véritablement révolutionnaire des parlements
réactionnaires, comment un parti révolutionnaire de masse, qui se développe
rapidement, dans le cadre de la déception et de la colère des masses au
lendemain de la guerre, n'aurait-il pas la force de forger une fraction
communiste dans les pires des parlements?! C'est justement parce qu'en Europe
occidentale la masse arriérée des ouvriers et, plus encore, des petits paysans
est beaucoup plus qu'en Russie pénétrée de préjugés démocratiques bourgeois et
parlementaires, - c'est pour cette raison que les communistes peuvent (et
doivent) uniquement du sein d'institutions comme les parlements bourgeois,
poursuivre une lutte opiniâtre de longue haleine, et qui ne reculerait devant
aucune difficulté, pour dénoncer, dissiper, vaincre ces préjugés.
Les "gauches" d'Allemagne se plaignent des mauvais
"chefs" de leur parti et se laissent aller au désespoir; ils en
arrivent à une ridicule "négation" des "chefs". Mais dans
des conditions où l'on est souvent obligé de cacher les "chefs" dans
l'illégalité, la formation de bons chefs, sûrs, éprouvés, ayant l'autorité
morale nécessaire, est une tâche particulièrement difficile, dont il est
impossible de venir à bout sans allier le travail légal au travail illégal et
sans faire passer les "chefs", entre autres épreuves, par celle de
l'arène parlementaire. La critique la plus violente, la plus implacable, la
plus intransigeante, doit être dirigée non point contre le parlementarisme ou
l'action parlementaire, mais contre les chefs qui ne savent pas - et, plus
encore, contre ceux qui ne veulent pas - tirer parti des élections au parlement
et de la tribune parlementaire en révolutionnaires, en communistes. Seule une
telle critique jointe, bien entendu, à l'expulsion des chefs incapables et à
leur remplacement par d'autres, plus capables, sera un travail révolutionnaire
utile et fécond; il éduquera à la fois les "chefs", - afin qu'ils
soient dignes de la classe ouvrière et des masses laborieuses, - et les masses,
afin qu'elles apprennent à bien s'orienter dans la situation politique et à
comprendre les problèmes souvent très complexes et embrouillés qui en découlent (5).
Nous
avons vu, dans la citation empruntée à la brochure de Francfort, sur quel ton
décidé les "gauches" lancent ce mot d'ordre. Il est triste de voir
des gens qui, se croyant sans doute des marxistes et désirant l'être, oublient
les vérités fondamentales du marxisme. Voici ce qu'écrivait, en 1874, contre le
manifeste des 33 communards-blanquistes, Engels qui, comme Marx, compte parmi
ces rares et très rares écrivains dont chaque phrase de chacun de leurs grands
ouvrages est d'une remarquable profondeur de substance :
"
. . . Nous sommes communistes" (écrivaient dans leur manifeste les
communards-blanquistes) "parce que nous voulions arriver à notre but sans
passer par les étapes intermédiaires et par les compromis qui ne font
qu'éloigner le jour de la victoire et prolonger la période d'esclavage."
Les
communistes allemands sont communistes parce qu'à travers toutes les étapes
intermédiaires et tous les compromis créés non par eux, mais par le
développement historique, ils voient clairement et poursuivent constamment leur
but final : l'abolition des classes et la création d'un régime social qui ne
laissera plus de place à la propriété privée du sol et des moyens de
production. Les 33 blanquistes sont communistes parce qu'ils s'imaginent que
dès l'instant où ils veulent brûler les étapes
intermédiaires et les compromis, l'affaire est dans le sac, et que si
"cela commence" un de ces jours, ce dont ils sont fermement
convaincus, et que le pouvoir tombe entre leurs mains, "le communisme
sera instauré" dès après-demain. Si on ne peut le faire
aussitôt, c'est donc qu'ils ne sont pas communistes.
"Quelle
naïveté enfantine que d'ériger sa propre impatience en argument théorique
!" (F. Engels, Internationales aus dem Volksstaat, 1874, n°73 Extrait de
l'article "Le programme des communards-blanquistes".)
Dans ce
même article, Engels dit l'estime profonde que lui inspire Vaillant, il parle
des "mérites indiscutables" de Vaillant (qui fut comme Guesde un des
grands chefs du socialisme international, avant leur trahison du socialisme en
août 1914). Mais Engels ne laisse pas d'analyser en détail une erreur
manifeste. Certes, à des révolutionnaires très jeunes et inexpérimentés, et
aussi à des révolutionnaires petits-bourgeois, même d'âge très respectable et
très expérimentés, il paraît extrêmement "dangereux",
incompréhensible, erroné d'"autoriser les compromis". Et nombre de
sophistes (politiciens ultra ou trop "expérimentés") raisonnent
précisément comme les chefs opportunistes anglais mentionnés par le camarade
Lansbury : "Si les bolcheviks se permettent tel ou tel compromis,
pourquoi ne pas nous permettre n'importe quel compromis ?"
Mais les prolétaires instruits par des grèves nombreuses (pour ne prendre que
cette manifestation de la lutte de classe), s'assimilent d'ordinaire
admirablement la très profonde vérité (philosophique, historique, politique,
psychologique) énoncée par Engels. Tout prolétaire a connu des grèves, a connu
des "compromis" avec les oppresseurs et les exploiteurs exécrés,
lorsque les ouvriers étaient contraints de reprendre le travail sans avoir rien
obtenu, ou en acceptant la satisfaction partielle de leurs revendications. Tout
prolétaire, vivant dans une atmosphère de lutte de masse et d'exaspération des
antagonismes de classes, peut se rendre compte de la différence qui existe
entre un compromis imposé par les conditions objectives (la caisse des
grévistes est pauvre, ils ne sont pas soutenus, ils sont affamés et épuisés
au-delà du possible), compromis qui ne diminue en rien chez les ouvriers qui
l'ont conclu le dévouement révolutionnaire et la volonté de continuer la lutte,
- et un compromis de traîtres qui rejettent sur les causes objectives leur bas
égoïsme (les briseurs de grèves concluent eux aussi un "compromis"!),
leur lâcheté, leur désir de se faire bien venir des capitalistes, leur manque
de fermeté devant les menaces, parfois devant les exhortations, parfois devant
les aumônes, parfois devant la flatterie des capitalistes (ces compromis de
trahison sont particulièrement nombreux dans l'histoire du mouvement ouvrier
anglais, du côté des chefs des trade-unions, mais presque tous les ouvriers
dans tous les pays ont pu observer, sous une forme ou sous une autre, des
phénomènes analogues).
Il se
présente évidemment des cas isolés, exceptionnellement difficiles et complexes,
où les plus grands efforts sont nécessaires pour bien déterminer le caractère
véritable de tel ou tel "compromis", - de même qu'il est très
difficile de décider, dans certains cas, si le meurtre était absolument
légitime et même indispensable (par exemple, en cas de légitime défense), ou
s'il est le résultat d'une négligence impardonnable, voire d'un plan perfide, habilement
mis à exécution. (Il va de soi qu'en politique, où il s'agit parfois de
rapports extrêmement complexes - nationaux et internationaux - entre les
classes et les partis, de nombreux cas se présenteront, infiniment plus
difficiles que la question de savoir Si un "compromis" conclu à
l'occasion d'une grève est légitime, ou s'il est le fait d'un chef traître,
d'un briseur de grève, etc. Vouloir trouver une recette, ou une règle générale
("Jamais de compromis" !) bonne pour tous les cas, est absurde. Il faut
être assez compréhensif pour savoir se retrouver dans chaque cas particulier.
La raison d'être de l'organisation du parti et des chefs dignes de ce nom
c'est, entre autres choses, qu'ils doivent par un travail de longue haleine,
opiniâtre, multiple et varié de tous les représentants conscients de la classe
en question (6),
acquérir les connaissances nécessaires, l'expérience nécessaire et, de plus, le
flair politique nécessaire à la solution juste et prompte de questions politiques
complexes.
Les gens
naïfs et totalement dépourvus d'expérience s'imaginent qu'il suffit d'admettre
les compromis en général pour que toute limite soit effacée entre
l'opportunisme, contre lequel nous soutenons et devons soutenir une lutte
intransigeante, et le marxisme révolutionnaire ou le communisme. Ces gens-là,
s'ils ne savent pas encore que toutes les
limites dans la nature et dans la société sont mobiles et jusqu'à un certain
point conventionnelles, on ne peut leur venir en aide que moyennant une longue
étude, instruction, éducation, expérience de la vie et des choses politiques.
Il faut savoir discerner, dans les questions de politique pratique qui se
posent à chaque moment particulier ou spécifique de l'histoire, celles où se
manifestent les compromis les plus inadmissibles, les compromis de trahison,
incarnant l'opportunisme funeste à la classe révolutionnaire, et consacrer tous
les efforts pour les révéler et les combattre. Pendant la guerre impérialiste
de 1914-1918 où s'affrontaient deux groupes de pays également pillards et
rapaces, la forme principale, essentielle de l'opportunisme fut le
social-chauvinisme, c'est-à-dire le soutien de la "défense nationale"
qui, dans cette guerre, signifiait en réalité la
défense des intérêts spoliateurs de "sa" bourgeoisie nationale. Après
la guerre: la défense de la spoliatrice "Société des Nations"; la
défense des coalitions directes ou indirectes avec la bourgeoisie de son pays
contre le prolétariat révolutionnaire et le mouvement "soviétique";
la défense de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme bourgeois contre
le "pouvoir des Soviets", - telles ont été les principales
manifestations de ces inadmissibles compromis de trahison qui ont toujours
abouti, en fin de compte, à un opportunisme funeste au prolétariat
révolutionnaire et à la cause.
" .....
Repousser de la façon la plus décidée tout compromis avec les autres partis...
toute politique de louvoiement et d'entente",
écrivent
les "gauches" d'Allemagne dans la brochure de Francfort.
Il est
bien étonnant qu'avec de pareilles idées Ces gauches ne prononcent pas une
condamnation catégorique du bolchevisme! Car enfin, il n'est pas possible que
les gauches d'Allemagne ignorent que toute l'histoire du bolchevisme, avant et
après la Révolution d'Octobre, abonde en exemples de louvoiement, d'ententes et
de compromis avec les autres partis, sans en excepter les partis bourgeois!
Faire la
guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale, guerre cent fois
plus difficile, plus longue, plus compliquée que la plus acharnée des guerres
ordinaires entre Etats, et renoncer d'avance à louvoyer, à exploiter les
oppositions d'intérêts (fusent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à
passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fusent-ils
temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels); n'est-ce pas d'un ridicule
achevé ? N'est-ce pas quelque chose comme de renoncer d'avance, dans
l'ascension difficile d'une montagne inexplorée et inaccessible jusqu'à ce
jour, à marcher parfois en zigzags, à revenir parfois sur ses pas, à renoncer à
la direction une fois choisie pour essayer des directions différentes ? Et des
gens manquant à ce point de conscience et d'expérience (encore si leur jeunesse
en était la cause : les jeunes ne sont-ils pas faits pour débiter un certain
temps des bêtises pareilles!) ont pu être soutenus - de près ou de loin, de
façon franche ou déguisée, entièrement ou en partie, il n'importe! - par
certains membres du Parti communiste hollandais!!
Après la
première révolution socialiste du prolétariat, après le renversement de la
bourgeoisie dans un pays, le prolétariat de ce pays reste encore longtemps
plus faible que la bourgeoisie, d'abord simplement à cause des
relations internationales étendues de cette dernière, puis à cause du
renouvellement spontané et continu, de la régénération du capitalisme et de la
bourgeoisie par les petits producteurs de marchandises dans le pays qui a
renversé sa bourgeoisie. On ne peut triompher d'un adversaire plus puissant
qu'au prix d'une extrême tension des forces et à la condition expresse
d'utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus
circonspecte, la plus intelligente, la moindre "fissure" entre les
ennemis, les moindres oppositions d'intérêts entre tes bourgeoisies des
différents pays, entre les différents groupes ou catégories de la bourgeoisie à
l'intérieur de chaque pays, aussi bien que la moindre possibilité de s'assurer
un allié numériquement fort, fut-il un allié temporaire, chancelant,
conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n'a pas compris cette vérité n'a
compris goutte au marxisme, ni en général au
socialisme scientifique contemporain. Qui n'a pas prouvé pratiquement,
pendant un laps de temps assez long et en des situations politiques assez
variées, qu'il sait appliquer cette vérité dans les faits, n'a pas encore
appris à aider la classe révolutionnaire dans sa lutte pour affranchir des
exploiteurs toute l'humanité laborieuse. Et ce qui vient d'être dit est aussi
vrai pour la période qui précède et qui suit
la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
Notre
théorie n'est pas un dogme, mais un guide pour l'action, ont dit Marx et Engels
et la plus grave erreur, le crime le plus grave de marxistes aussi
"patentés" que Karl Kautsky, Bauer et autres, c'est qu'ils n'ont pas
compris, c'est qu'ils n'ont pas su appliquer cette vérité aux heures les plus
décisives de la révolution prolétarienne. "L'action politique, ce n'est
pas un trottoir de la perspective Nevski" (un trottoir net, large et uni
de l'artère principale, absolument rectiligne, de Pétersbourg), disait déjà N.
Tchernychevski, le grand socialiste russe de la période d'avant Marx. Depuis
Tchernychevski, les révolutionnaires russes ont payé de sacrifices sans nombre
leur méconnaissance ou leur oubli de cette vérité. Il faut à tout prix faire en
sorte que les communistes de gauche et les révolutionnaires d'Europe
occidentale et d'Amérique, dévoués à la classe ouvrière, ne payent pas aussi
cher que les Russes retardataires l'assimilation de cette vérité.
Jusqu'à
la chute du tsarisme, les social-démocrates révolutionnaires de Russie
recoururent maintes fois aux services des libéraux bourgeois, c'est-à-dire
qu'ils passèrent quantité de compromis pratiques avec ces derniers. En
1901-1902, dès avant la naissance du bolchevisme, l'ancienne rédaction de
l'Iskra (faisaient partie de cette rédaction: Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch,
Martov, Potressov et moi) avait conclu (pas pour longtemps, il est vrai) une
alliance politique formelle avec le leader politique du libéralisme bourgeois,
Strouve, tout en soutenant sans discontinuer la lutte idéologique et politique
la plus implacable contre le libéralisme bourgeois et contre les moindres
manifestations de son influence au sein du mouvement ouvrier. Les bolcheviks
ont toujours suivi cette politique. Depuis 1905, ils ont systématiquement
préconisé l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie contre la
bourgeoisie libérale et le tsarisme, sans toutefois refuser jamais de soutenir
la bourgeoisie contre le tsarisme (par exemple, au scrutin de 2e degré ou au
scrutin de ballottage) et sans cesser la lutte idéologique et politique la plus
intransigeante contre le parti paysan révolutionnaire bourgeois, les
"socialistes-révolutionnaires", qu'ils dénonçaient comme des
démocrates petits-bourgeois se prétendant socialistes. En 1907, les bolcheviks
constituèrent, pour peu de temps, un bloc politique formel avec les
"socialistes-révolutionnaires" pour les élections à la Douma. De 1903
à 1912, nous avons séjourné avec les mencheviks, parfois pendant plusieurs
années, nominalement dans le même parti social-démocrate, sans jamais
cesser de les combattre sur le terrain idéologique et politique comme agents de
l'influence bourgeoise sur le prolétariat et comme opportunistes. Nous avons
conclu pendant la guerre une sorte de compromis avec les
"kautskistes", les mencheviks de gauche (Martov) et une partie des
"socialistes-révolutionnaires" (Tchernov, Nathanson); nous avons siégé
avec eux à Zimmerwald et Kienthal, publié des manifestes communs; mais nous
n'avons jamais cessé ni relâché notre lutte idéologique et politique contre les
"kautskistes", les Martov et les Tchernov. (Nathanson est mort en
1919, étant "communiste-révolutionnarie" populiste très proche de
nous, presque solidaire avec nous.) Au moment même de la Révolution d'Octobre,
nous avons constitué un bloc politique, non point formel, mais très important
(et très réussi) avec la paysannerie petite-bourgeoise, en acceptant en
entier, sans y rien changer, le programme agraire des socialistes-révolutionnaires;
c'est-à-dire que nous avons consenti un compromis indéniable, afin de prouver
aux paysans que, loin de vouloir nous imposer, nous désirions nous entendre
avec eux. Nous avons proposé en même temps (et nous réalisions peu après) un
bloc politique formel - avec participation au gouvernement - aux
"socialistes-révolutionnaires de gauche" qui dénoncèrent ce bloc au
lendemain de la paix de Brest-Litovsk pour en venir ensuite, en juillet 1918, à
une insurrection armée et, plus tard, à la lutte armée contre nous.
On
conçoit donc que les attaques des gauches d'Allemagne contre le Comité central
du Parti communiste allemand, auquel on reproche d'admettre l'idée d'un bloc
avec les "indépendants" (le "Parti social-démocrate indépendant
d'Allemagne", les kautskistes), nous paraissent absolument dénuées de
sérieux; c'est une démonstration évidente de l'erreur des "gauches".
Il y a eu, en Russie également, des mencheviks de droite (ils firent partie du
gouvernement Kérensky) qui correspondaient aux Scheidemann d'Allemagne, et des
mencheviks de gauche (Martov) en opposition aux mencheviks de droite et
correspondant aux kautskistes allemands. Nous avons pu observer clairement en
1917 le passage graduel des masses ouvrières, du camp menchevik aux côtés des
bolcheviks: au 1° Congrès des Soviets de Russie, en juin 1917, nous ne
réunissions que 53% des voix. La majorité appartenait aux socialistes-révolutionnaires
et aux mencheviks. Au deuxième Congrès des Soviets (25 octobre 1917, vieux
style) nous avions 51 % des suffrages. Pourquoi en Allemagne le même
élan, absolument identique, des ouvriers - de droite
vers la gauche - n'a-t-il pas conduit d'emblée à l'affermissement des
communistes, mais d'abord à celui du parti intermédiaire des
"indépendants", quoique ce parti n'ait jamais eu aucune idée
politique propre, aucune politique à lui, et n'ait jamais fait que balancer
entre les Scheidemann et les communistes ?
Une des
causes en a été évidemment la tactique erronée des
communistes allemands, qui doivent reconnaître avec loyauté et sans crainte
leur erreur et apprendre à la corriger. Cette erreur consistait à repousser la
participation au parlement réactionnaire, bourgeois, et aux syndicats
réactionnaires; elle consistait en de nombreuses manifestations de cette
maladie infantile dite le "gauchisme", qui enfin s'est extériorisée
et n'en sera que mieux et plus vite guérie, avec plus de profit pour l'organisme.
Le
"Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne" manque nettement
d'homogénéité: à côté des vieux chefs opportunistes (Kautsky, Hilferding et,
vraisemblablement, dans une large mesure, Crispien, Ledebour et autres), qui
ont prouvé leur incapacité à comprendre la signification du pouvoir des Soviets
et de la dictature du prolétariat, leur incapacité à diriger la lutte
révolutionnaire de ce dernier, - il s'est formé dans ce parti une aile gauche,
prolétarienne, qui suit une progression singulièrement rapide. Des centaines de
milliers de membres de ce parti (qui en compte, je crois, jusqu'à 3/4 de
million) sont des prolétaires qui, s'éloignant de Scheidemann, marchent à
grands pas vers le communisme. Cette aile prolétarienne avait déjà proposé au
congrès des indépendants à Leipzig (en 1919) l'adhésion immédiate et sans
condition à la III° Internationale. Redouter un "compromis" avec
cette aile du parti serait tout bonnement ridicule. Au contraire, les
communistes se doivent de rechercher et de trouver
une forme appropriée de compromis susceptible, d'une part, de faciliter et de
hâter la complète et nécessaire fusion avec cette aile, et, d'autre part, de ne
gêner en rien la campagne idéologique et politique des communistes contre
l'aile droite opportuniste des "indépendants". Sans doute ne
sera-t-il pas facile d'établir la forme convenable du compromis, mais il faut
être un charlatan pour promettre aux ouvriers et aux communistes allemands de
les conduire à la victoire par un chemin "facile".
Le
capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat "pur"
n'était entouré d'une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la
transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu'à moitié
ses moyens d'existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire
au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit
exploitant en général); du petit paysan au paysan moyen, etc.; si le
prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins
développées, groupes d'originaires, professionnels, parfois religieux, etc.
D'où la nécessité, la nécessité absolue pour l'avant-garde du prolétariat, pour
sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des
ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers
partis d'ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer
cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience
général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de
vaincre. Notons d'ailleurs que la victoire des bolcheviks sur les mencheviks a
exigé, non seulement avant mais aussi après la Révolution d'Octobre 1917,
l'application d'une tactique de louvoiement, d'ententes, de compromis, de celles
et de ceux, bien entendu, qui pouvaient faciliter, hâter, consolider, renforcer
la victoire des bolcheviks aux dépens des mencheviks. Les démocrates
petits-bourgeois (les mencheviks y compris) balancent forcément 'entre la
bourgeoisie et le prolétariat, entre la démocratie bourgeoise et le régime
soviétique, entre le réformisme et l'esprit révolutionnaire, entre
l'ouvriérisme et la crainte devant la dictature du prolétariat, etc. La juste
tactique des communistes doit consister à utiliser
ces hésitations, et non point à les ignorer; or les utiliser, c'est faire des
concessions aux éléments qui se tournent vers le prolétariat, et n'en faire
qu'au moment et dans la mesure où ils s'orientent vers ce dernier, tout en
luttant contre ceux qui se tournent vers la bourgeoisie. Grâce à l'application
de cette juste tactique, le menchevisme s'est de plus en plus disloqué et se
disloque chez nous, isolant les chefs qui s'obstinent dans l'opportunisme et
amenant dans notre camp les meilleurs ouvriers, les meilleurs éléments de la
démocratie petite-bourgeoise. C'est là un processus de longue haleine, et les
"solutions" à tir rapide: "Jamais de compromis, jamais de
louvoiement" ne peuvent qu'être préjudiciables à l'accroissement de
l'influence du prolétariat révolutionnaire et à la montée de ses effectifs.
Enfin,
une des erreurs incontestables des "gauchistes" d'Allemagne, c'est
qu'ils persistent dans leur refus de reconnaître le traité de Versailles. Plus
ce point de vue est formulé avec "poids" et "sérieux", avec
"résolution" et sans appel, comme le fait par exemple K. Horner, et
moins cela paraît sensé. Il ne suffit pas de renier les absurdités criantes du
"bolchevisme national" (Laufenberg et autres), qui en vient à
préconiser un bloc avec la bourgeoisie allemande pour reprendre la guerre
contre l'Entente, dans le cadre actuel de la révolution prolétarienne
internationale. Il faut comprendre qu'elle est radicalement fausse, la tactique
qui n'admet pas l'obligation pour l'Allemagne soviétique (si une République
soviétique allemande surgissait à bref délai) de reconnaître pour un temps la
paix de Versailles et de s'y plier. Il ne suit point de là que les
"indépendants" aient eu raison de préconiser, quand les Scheidemann
siégeaient au gouvernement, quand le pouvoir des Soviets n'était pas encore
renversé en Hongrie, quand la possibilité n'était pas encore exclue d'une
révolution soviétique à Vienne qui eût appuyé les Soviets de Hongrie, - de
préconiser dans les conditions d'alors, la
signature du traité de Versailles. Les "indépendants" louvoyaient et
manœuvraient alors déplorablement, car ils assumaient une responsabilité plus
ou moins grande pour la trahison des Scheidemann, ils glissaient plus ou moins
des positions d'une guerre de classe sans merci (et d'un sang-froid absolu)
contre les Scheidemann, à une position "hors-classe" ou
"au-dessus des classes".
Mais il
est manifeste aujourd'hui que les communistes d'Allemagne ne doivent pas se
lier les mains en promettant de répudier à toute force la paix de Versailles au
cas où le communisme triompherait. Ce serait absurde. Il faut dire : les
Scheidemann et les kautskistes ont commis une suite de trahisons qui ont rendu
difficile (en partie: ruiné net) l'alliance avec la Russie soviétique, avec la
Hongrie soviétique. Nous nous efforcerons par tous les moyens, nous
communistes, de faciliter et de préparer
cette alliance, sans être tenus le moins du monde de dénoncer à tout prix - et
immédiatement - la paix de Versailles. La possibilité de la dénoncer utilement
ne dépend pas seulement des succès du mouvement soviétique en Allemagne, mais
aussi de ses succès dans le monde entier. Ce mouvement a été entravé par les
Scheidemann et les kautskistes; nous, nous le favorisons. Là est le fond de la
question, là est la différence radicale. Et si nos ennemis de classe, les
exploiteurs, leurs valets, les Scheidemann et les kautskistes, ont laissé
échapper mainte occasion de renforcer le mouvement soviétique et en Allemagne
et dans le monde, de renforcer la révolution soviétique en Allemagne comme dans
l'univers, la faute en revient à eux. La révolution soviétique en Allemagne
renforcera le mouvement soviétique international, ce plus fort rempart (le seul
sûr, invincible et universellement puissant) contre la paix de Versailles,
contre l'impérialisme international en général. Faire passer absolument, à
toute force, immédiatement, la libération à l'égard du traité de Versailles avant
le problème de l'affranchissement des autres pays opprimés du
joug de l'impérialisme, c'est du nationalisme petit-bourgeois (digne des
Kautsky, des Hilferding, des Otto Bauer
et Cie et non de l'internationalisme révolutionnaire. Renverser la bourgeoisie
dans tout grand Etat européen, y compris l'Allemagne, serait un tel avantage
pour la révolution internationale que l'on pourrait et devrait consentir - si
besoin était - à proroger l'existence de la paix de Versailles.
Si la Russie a pu à elle seule supporter, avec profit pour la révolution,
pendant plusieurs mois, le traité de Brest-Litovsk, il n'y a rien d'impossible
à ce que l'Allemagne soviétique, alliée à la Russie soviétique, supporte avec
profit pour la révolution une plus longue existence du traité de Versailles.
Les
impérialistes de France, d'Angleterre, etc., provoquent les communistes
allemands, leur tendent ce piège : "Dites que vous ne signerez pas le
traité de Versailles." Et les communistes de
gauche, au lieu de manœuvrer habilement contre un ennemi perfide et à
l'heure actuelle plus puissant, au lieu de lui
dire: "Maintenant nous signerons le traité de Versailles",
tombent dans le piège comme des enfants. Se lier les mains d'avance, dire tout
haut à un ennemi qui, pour l'instant, est mieux armé que nous, Si nous allons
lui faire la guerre et à quel moment, c'est pure sottise et non ardeur
révolutionnaire. Accepter le combat lorsqu'il est manifestement avantageux à
l'ennemi, et non à nous, c'est un crime; et ceux-là ne valent rien, parmi les
politiques de la classe révolutionnaire, qui ne savent pas procéder par
"louvoiement, ententes et compromis", afin de se soustraire à un
combat pertinemment désavantageux.
IX. Le "Communisme de gauche" en Angleterre
Il n'y a
pas encore de parti communiste en Angleterre, mais il y a parmi les ouvriers un
mouvement communiste tout jeune, large, puissant, dont la croissance est rapide
et qui autorise les plus radieuses espérances. Il y a plusieurs partis et
organisations politiques ("Parti socialiste britannique ",
"Parti ouvrier socialiste ", "Association socialiste du pays de
Galles du Sud", "Fédération socialiste ouvrière"), qui désirent
créer un parti communiste et sont déjà en pourparlers à ce sujet. On trouve
dans le Workers Dreadnought
(tome VI, N° 48, du 21 février 1920), organe hebdomadaire de la
"Fédération socialiste ouvrière", dirigé par la camarade Sylvia
Pankhurst, un article d'elle intitulé : "Vers un parti communiste."
L'article expose comme suit les pourparlers en cours entre les quatre
organisations ci-dessus nommées, pour la formation d'un parti communiste unique
: adhésion à la III° Internationale, reconnaissance du système soviétique au
lieu du parlementarisme, et de la dictature du prolétariat. Il apparaît qu'un
des principaux obstacles à la constitution immédiate d'un parti communiste
unique est le désaccord sur le problème de la participation au parlement et de
l'adhésion du nouveau parti communiste au vieux "Labour Party"
opportuniste et social-chauvin, corporatif et composé surtout de trade-unions.
La "Fédération socialiste ouvrière", de même que le "Parti
ouvrier socialiste" (7) se prononcent contre la participation aux élections
parlementaires et au parlement, contre l'adhésion au "Labour Party"
et sont, sur ce point, en désaccord avec tous les membres ou avec la majorité
des membres du Parti socialiste britannique, qui constitue à leurs yeux
"l'aile droite des partis communistes" en Angleterre (page 5 de
l'article de Sylvia Pankhurst).
Ainsi la
division fondamentale est la même qu'en Allemagne, malgré les différences
considérables quant à la forme que revêt le désaccord (en Allemagne cette forme
se rapproche beaucoup plus de la forme "russe" qu'en Angleterre) et
pour maintes autres raisons. Mais voyons les arguments des "gauches".
Pour ce
qui est de la participation au parlement, Sylvia Pankhurst se réfère à un
article publié dans le même numéro par W. Gallacher, lequel écrit au nom du
"Conseil ouvrier d'Ecosse" de Glasgow :
"Ce
Conseil, dit-il, est nettement antiparlementaire, et il a pour lui l'aile
gauche de diverses organisations politiques. Nous représentons le mouvement
révolutionnaire écossais, qui se propose de créer une organisation
révolutionnaire dans les industries (dans les diverses branches de l'industrie)
et un parti communiste appuyé sur des comités sociaux dans tout le pays.
Longtemps nous nous sommes disputés avec les parlementaires officiels. Nous
n'avons pas jugé nécessaire de leur déclarer ouvertement la guerre; quant à
eux, ils craignent de s'attaquer à nous.
Mais
cette situation ne peut pas durer longtemps. Nous triomphons sur toute la
ligne.
La
masse des membres du Parti travailliste indépendant d'Ecosse est de plus en
plus écœurée du parlement, et presque tous les groupes locaux sont pour les
Soviets (le mot russe est employé dans la transcription anglaise) ou pour les
Soviets ouvriers. Evidemment, ce fait a une importance très sérieuse pour ces
messieurs qui considèrent la politique comme un gagne-pain (comme une
profession), et ils usent de tous les expédients pour persuader leurs membres
de revenir dans le giron du parlementarisme. Les camarades révolutionnaires ne
doivent pas (tous les mots soulignés le sont par l'auteur) soutenir cette
bande. Ici la lutte nous sera très difficile. La défection de ceux pour qui
l'intérêt personnel est un stimulant plus fort que l'intérêt qu'ils portent à
la révolution, en sera un des traits les plus affligeants. Accorder le moindre
appui au parlementarisme revient simplement à aider à l'accession au pouvoir de
nos Scheidemann et Noske britanniques. Henderson, Clynes et Cie sont
irrémédiablement réactionnaires. Le Parti travailliste indépendant officiel
tombe de plus en plus sous la coupe des libéraux bourgeois, qui ont trouvé un
refuge moral dans le camp de MM. MacDonald, Snowden et Cie. Le Parti
travailliste indépendant officiel est violemment hostile à la III°
Internationale, mais la masse est pour elle. Soutenir de quelque façon que ce
soit les parlementaires opportunistes, c'est tout bonnement faire le jeu de ces
messieurs. Le Parti socialiste britannique n'a ici aucune importance... Ce
qu'il faut, c'est une bonne organisation révolutionnaire industrielle et un
parti communiste agissant sur des bases scientifiques, claires et nettement
définies. Si nos camarades peuvent nous aider à créer l'une et l'autre, nous
accepterons volontiers leur concours: s'ils ne le peuvent pas, qu'ils ne s'en
mêlent pas pour l'amour de Dieu, à moins qu'ils ne veuillent trahir la
révolution en prêtant appui aux réactionnaires qui recherchent avec tant de
zèle le titre "honorable" (?) (le point d'interrogation est de
l'auteur) de parlementaires, et qui brûlent de prouver qu'ils sont capables de
gouverner aussi bien que les "patrons" eux-mêmes, les hommes
politiques de classe."
Cette
lettre à la rédaction traduit admirablement, à mon avis, l'état d'esprit et le
point de vue des jeunes communistes ou des ouvriers de la masse, qui commencent
à peine à venir au communisme. Cet état d'esprit est réconfortant et précieux
au plus haut point; il faut savoir l'apprécier et l'entretenir, car sans lui on
désespérerait de la victoire de la révolution prolétarienne en Angleterre,
comme du reste dans tout autre pays. Ceux qui savent exprimer, susciter dans
les masses cet état d'esprit (qui très souvent sommeille, est inconscient,
latent), il faut s'en montrer soucieux et leur prêter aide et attention. Mais
il faut aussi leur dire ouvertement, sans équivoque, que cet état d'esprit à
lui seul ne suffit pas à diriger les masses dans la grande
lutte révolutionnaire, et que telles ou telles erreurs que les hommes les plus
dévoués à la cause révolutionnaire sont disposés à commettre ou commettent,
peuvent nuire à cette cause. La lettre adressée à la rédaction par le camarade
Gallacher contient indéniablement en germe toutes
les erreurs des communistes "de gauche" d'Allemagne et celles
commises par les bolcheviks russes "de gauche" en 1908 et 1918.
L'auteur
de cette lettre est tout pénétré d'une très noble colère prolétarienne contre
les "politiciens de classe" de la bourgeoisie (colère compréhensible
et sympathique du reste aux yeux non seulement des prolétaires, mais aussi de
tous les travailleurs, de toutes les "petites gens", pour employer
ici l'expression allemande). Cette colère d'un représentant des masses
opprimées et exploitées est en vérité le "commencement de la
sagesse", la base de tout mouvement socialiste et communiste et de son
succès. Mais l'auteur oublie visiblement que la politique est une science et un
art qui ne tombent pas du ciel, qui demandent un effort; et que le prolétariat,
s'il veut vaincre la bourgeoisie, doit former des "hommes politiques de
classe", bien à lui, prolétariens, et qui ne soient
pas inférieurs à ceux de la bourgeoisie.
L'auteur
de la lettre a fort bien compris que seuls les Soviets ouvriers, et non le
parlement, peuvent offrir au prolétariat le moyen d'atteindre au but. Et celui
qui ne l'a pas encore compris est évidemment le pire réactionnaire, fut-il
l'homme le plus savant, le politique le plus expérimenté, le socialiste le plus
sincère, le marxiste le plus érudit, le plus loyal des citoyens et des pères de
famille. Mais l'auteur de la lettre ne pose même pas, ne croit pas même nécessaire
de poser la question de savoir si l'on peut amener les Soviets à la victoire
sur le parlement sans faire entrer les politiques "soviétiques "
à l'intérieur du parlement ? Sans désagréger le
parlementarisme de l'intérieur, sans préparer au-dedans
du parlement le succès des Soviets dans la tâche qui leur incombe de dissoudre
le parlement. Cependant l'auteur de la lettre émet cette idée parfaitement
juste que le Parti communiste anglais doit fonder son action sur une base scientifique.
La science veut d'abord que l'on tienne compte de l'expérience des autres pays,
surtout si les autres pays, capitalistes eux aussi, connaissent ou ont connu
récemment une expérience sensiblement analogue. Elle veut, en second lieu,
qu'on tienne compte de toutes les forces: groupes,
partis, classes et masses agissant dans le pays, au lieu de déterminer la
politique uniquement d'après les désirs et les opinions, le degré de conscience
et de préparation à la lutte d'un seul groupe ou d'un seul parti.
Que les
Henderson, les Clynes, les MacDonald, les Snowden soient irrémédiablement
réactionnaires, cela est exact. Il n'est pas moins exact qu'ils veulent prendre
le pouvoir (préférant d'ailleurs la coalition avec la bourgeoisie); qu'ils
veulent "administrer" selon les vieilles règles bourgeoises et se
conduiront forcément, une fois au pouvoir, comme les Scheidemann et les Noske.
Tout cela est exact. Mais il ne suit point de là que les soutenir, c'est trahir
la révolution; il s'ensuit que les révolutionnaires de la classe ouvrière doivent,
dans l'intérêt de la révolution, accorder à ces messieurs un certain soutien
parlementaire. Pour bien le montrer, je prendrai deux documents politiques
anglais d'actualité: 1. le discours prononcé le 18 mars 1920 par le premier
ministre Lloyd George (d'après le Manchester Guardian
du 19 mars 1920) et 2. les réflexions d'une communiste "de gauche",
la camarade Sylvia Pankhurst, dans l'article ci-dessus mentionné.
Dans son
discours, Lloyd George polémique avec Asquith (qui, spécialement invité à la
réunion, avait refusé de s'y rendre) et avec ceux des libéraux qui sont
partisans non de la coalition avec les conservateurs, mais d'un rapprochement
avec le Labour Party. (Nous savons de même par la lettre du camarade Gallacher
à la rédaction, que des libéraux étaient passés au Parti travailliste
indépendant.) Lloyd George s'attache à démontrer qu'une coalition des libéraux
et des conservateurs - coalition étroite - est
indispensable pour empêcher la victoire du Labour Party, que Lloyd George
"préfère appeler" socialiste, et qui préconise la "propriété
collective" des moyens de production. "C'est ce qu'on a appelé en
France le communisme", explique populairement le chef de la bourgeoisie
anglaise à ses auditeurs, membres du Parti libéral parlementaire, qui, vraisemblablement,
l'ignoraient jusqu'à ce jour. "En Allemagne, cela s'est appelé socialisme;
en Russie, cela s'appelle bolchevisme." Pour les libéraux, la chose est
irrecevable par principe, explique Lloyd George, car les libéraux sont par
principe pour la propriété privée. "La civilisation est en danger",
déclare l'orateur, et c'est pourquoi les libéraux et les conservateurs doivent
s'unir.
" ...
.Si vous vous rendez dans les districts agricoles, dit Lloyd George, je le
reconnais, vous y verrez se maintenir, comme auparavant, les anciennes
divisions de parti. Là le danger est loin. Là le danger n'existe pas. Mais
quand il s'agira des districts agricoles, le danger y sera aussi grand qu'il
l'est maintenant dans certains districts industriels. Les quatre cinquièmes de
notre pays s'occupent d'industrie et de commerce ; un cinquième à peine
s'adonne à l'agriculture. C'est là une des circonstances que je ne perds jamais
de vue quand je songe aux dangers que nous réserve l'avenir. La France a une
population surtout agricole, et vous avez là une base solide de conceptions
déterminées, base qui ne se modifie pas très vite et qu'il n'est pas facile de
troubler par un mouvement révolutionnaire. Il en va autrement pour notre pays.
Il est plus facile de l'ébranler que n'importe quel autre pays au monde, et
s'il se met à fléchir, la catastrophe y sera, pour les raisons indiquées, plus
forte que dans les autres pays."
Le
lecteur voit ainsi que M. Lloyd George n'est pas seulement un homme de grande
intelligence, mais qu'il a beaucoup appris chez les marxistes. Nous ferons bien
à notre tour de nous instruire auprès de lui.
Il est
intéressant de noter encore cet épisode de la discussion qui s'institua après
le discours de Lloyd George:
"M.
Wailace : Je voudrais savoir ce que le premier ministre pense des résultats
de sa politique dans les districts industriels en ce qui concerne les ouvriers
d'industrie, dont un très grand nombre sont actuellement libéraux et auprès
desquels nous trouvons un si grand appui. N'y a-t-il pas lieu de prévoir que la
force du Labour Party s'accroîtra considérablement grâce aux ouvriers qui sont
actuellement nos sincères soutiens ?
Le
premier ministre: Je suis d'un tout autre avis. Le fait que les libéraux
luttent entre eux, pousse sans doute un nombre considérable de libéraux, pris
de désespoir, à rejoindre le Labour Party, où un grand nombre de libéraux fort
capables s'emploient aujourd'hui à jeter le discrédit sur le gouvernement.
L'opinion publique n'en est que mieux disposée en faveur du Labour Party. Elle
ne se tourne pas vers les libéraux qui sont en dehors du Labour Party, mais
vers celui-ci, c'est ce que montrent les élections partielles."
Marquons
en passant que ce raisonnement indique surtout à quel point les hommes les plus
intelligents de la bourgeoisie se sont enferrés et ne peuvent plus se retenir
de faire des bêtises irréparables. C'est ce qui causera la perte de la
bourgeoisie. Tandis que nos gens à nous peuvent faire même des bêtises (à la
condition toutefois que ces bêtises ne soient pas trop graves et qu'elles
soient corrigées assez tôt), ils n'en seront pas moins au bout du compte les
vainqueurs.
Le
second document politique, ce sont les considérations suivantes de la camarade
Sylvia Pankhurst, communiste "de gauche":
" ...
.Le camarade Inkpin (secrétaire du Parti socialiste britannique) appelle le
Labour Party "l'organisation principale du mouvement de la classe
ouvrière". Un autre camarade du Parti socialiste britannique a exprimé à
la conférence de la III° Internationale le point de vue de ce parti avec encore
plus de relief. Il a dit : "Nous considérons le Labour Party comme la
classe ouvrière organisée."
Nous ne
partageons pas cette opinion sur le Labour Party. Celui-ci a de gros effectifs,
quoique ses membres soient dans une notable mesure apathiques et passifs; ce
sont des ouvriers et des ouvrières entrés dans les trade-unions pour faire
comme leurs camarades d'atelier et pour toucher des allocations.
Mais
nous reconnaissons que l'importance numérique du Labour Party provient aussi du
fait que ce parti est l'œuvre d'une école de pensée, dont les limites n'ont pas
encore été dépassées par la majorité de la classe ouvrière britannique, quoique
de grands changements se préparent dans l'esprit du peuple, qui modifiera
bientôt cet état de choses.
" .....
De même que les organisations social-patriotes des autres pays, le Labour Party
britannique accédera inévitablement au pouvoir par le cours naturel du
développement de la société. Aux communistes d'organiser les forces qui
renverseront les social-patriotes, et nous ne devons dans notre pays ni
retarder cette action ni hésiter.
Nous
ne devons pas disperser notre énergie en augmentant les forces du Labour Party;
son ascension au pouvoir est inévitable. Nous devons employer nos forces à
créer un mouvement communiste qui vaincra ce parti. Le Labour Party formera
sous peu le gouvernement; l'opposition révolutionnaire doit être prête à porter
l'attaque contre lui..."
Ainsi la
bourgeoisie libérale répudie le système des "deux partis"
(d'exploiteurs), système historiquement consacré par une expérience séculaire
et infiniment avantageux pour les exploiteurs; elle estime nécessaire que se
fasse l'union de leurs forces contre le Labour Party. Une partie des libéraux,
tels les rats d'un navire en perdition, courent rejoindre le Labour Party. Les
communistes de gauche considèrent comme inévitable l'accession du Labour Party
au pouvoir et reconnaissent que, aujourd'hui, ce parti a pour lui la majorité
des ouvriers. De là ils tirent une conclusion bizarre, que la camarade Sylvia
Pankhurst formule en ces termes:
"Le
Parti communiste ne doit pas conclure de compromis... Il doit conserver pure sa
doctrine et immaculée son indépendance vis-à-vis du réformisme; sa mission est
de marcher en tête, sans s'arrêter et sans dévier de sa route, d'aller tout
droit vers la révolution communiste."
De ce
que la majorité des ouvriers d'Angleterre suit encore les Kérensky ou les
Scheidemann anglais; de ce qu'elle n'a pas encore fait l'expérience du
gouvernement de ces hommes, expérience qui a été nécessaire à la Russie et à
l'Allemagne pour amener le passage en masse des ouvriers au communisme, il
résulte au contraire, avec certitude, que les communistes anglais doivent
participer à l'action parlementaire, doivent de l'intérieur
du parlement aider la masse ouvrière à juger le gouvernement Henderson-Snowden
d'après ses actes, doivent aider les Henderson et les Snowden à vaincre Lloyd
George et Churchill réunis. Agir autrement, c'est entraver l'œuvre de la
révolution, car si un changement n'intervient pas dans la manière de voir de la
majorité de la classe ouvrière, la révolution est impossible; or ce changement,
c'est l'expérience politique des masses qui l'amène, et jamais la seule
propagande. "En avant, sans compromis, sans dévier de sa route", si
c'est une minorité notoirement impuissante d'ouvriers qui parle ainsi, sachant
(ou en tout cas devant savoir) qu'en cas de victoire de Henderson et de Snowden
sur Lloyd George et Churchill, la majorité, perdant toute illusion sur ses
chefs, en viendra rapidement à soutenir le communisme (ou en tout cas à la
neutralité et le plus souvent à une neutralité bienveillante à l'égard des
communistes), - ce mot d'ordre est manifestement erroné. C'est comme si 10 000
soldats se jetaient dans la bataille contre 50 000 ennemis, alors qu'il
faudrait "s'arrêter", "faire un détour" et même conclure un
"compromis", pour donner le temps d'arriver aux 100 000 hommes de
renfort qui doivent venir et qui ne peuvent entrer en action sur-le-champ.
C'est un enfantillage d'intellectuels, ce n'est pas la tactique sérieuse d'une
classe révolutionnaire.
La loi
fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et
notamment par les trois révolutions russes du XX° siècle, la voici : pour que
la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées
prennent conscience de l'impossibilité de vivre comme autrefois et réclament
des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs
ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C'est seulement lorsque "ceux
d'en bas" ne veulent plus et que "ceux d'en
haut" ne peuvent plus continuer de vivre à l'ancienne manière,
c'est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s'exprime
autrement en ces termes: la révolution est impossible sans une crise nationale
(affectant exploités et exploiteurs). Ainsi donc, pour qu'une révolution ait
lieu, il faut: premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout
cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait
compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour
elle; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise
gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu'aux masses les plus
retardataires (l'indice de toute révolution véritable est une rapide élévation
au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte
politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique), qui
affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt
renversement.
Au fait,
en Angleterre, comme il ressort justement du discours de Lloyd George, on voit
manifestement s'affirmer ces deux conditions du succès de la révolution
prolétarienne. Et toute erreur des communistes de gauche est doublement
dangereuse, aujourd'hui que nous observons chez certains révolutionnaires une
attitude insuffisamment raisonnée, insuffisamment attentive, insuffisamment
consciente, insuffisamment réfléchie vis-à-vis de chacune de ces conditions. Si
nous ne sommes pas un groupe de révolutionnaires, mais le parti de la
classe révolutionnaire; si nous voulons entraîner à notre
suite les masses (faute de quoi nous risquons de
n'être plus que des bavards), nous devons d'abord aider Henderson ou Snowden à
battre Lloyd George et Churchill (et même, plus exactement : obliger les
premiers - car ils redoutent leur propre victoire!
- à battre les seconds); puis aider la majorité de la classe ouvrière à se
convaincre par sa propre expérience que nous avons raison, c'est-à-dire que les
Henderson et les Snowden ne sont bons à rien, que ce sont des petits bourgeois
perfides et que leur faillite est certaine; enfin, rapprocher le moment où, la
majorité des ouvriers ayant perdu ses
illusions sur le compte des Henderson, on pourra renverser d'emblée, avec de
sérieuses chances de succès, le gouvernement des Henderson, qui à plus forte
raison perdra la tête puisque Lloyd George, si intelligent et si posé, non pas
petit mais grand bourgeois, se montre tout à fait désorienté et se débilite
lui-même (et débilite la bourgeoisie) chaque jour davantage, hier par ses
"tiraillements" avec Churchill, aujourd'hui par ses
"tiraillements" avec Asquith.
Je serai
plus précis. Les communistes anglais doivent, à mon avis, rassembler leurs
quatre partis et groupes (tous très faibles, certains même tout à fait faibles)
en un seul parti communiste sur la base des principes de la III° Internationale
et de la participation obligatoire au
parlement. Le Parti communiste propose aux Henderson et aux Snowden un
"compromis", un accord électoral: nous marchons ensemble contre la
coalition de Lloyd George et des conservateurs; nous partageons des sièges
parlementaires proportionnellement au nombre de voix données par les ouvriers
soit au Labour Party, soit aux communistes (non aux élections, mais dans un
vote spécial); nous gardons, pour notre part, la plus entière liberté
de propagande, d'agitation, d'action politique. Sans cette dernière condition,
impossible de faire bloc, évidemment, car ce serait une trahison: les
communistes anglais doivent exiger et s'assurer absolument la plus entière
liberté de dénoncer les Henderson et les Snowden comme l'ont fait (quinze
ans durant, de 1903à 1917) les bolcheviks russes à l'égard des
Henderson et des Snowden russes, c'est-à-dire des mencheviks.
Si les
Henderson et les Snowden acceptent le bloc à ces conditions, nous aurons gagné.
Car ce qui nous importe, ce n est pas du tout le nombre des sièges au
parlement, nous ne courons pas après, sur ce point nous serons coulants (tandis
que les Henderson et surtout leurs nouveaux amis - ou leurs nouveaux maîtres -
les libéraux passés au Parti travailliste indépendant, courent surtout après
les sièges). Nous aurons gagné, car nous porterons notre
propagande dans les masses au moment même où elles
viennent d'être "mises en goût" par Lloyd George lui-même,
et nous aiderons non seulement le Parti travailliste à former plus vite son
gouvernement, mais encore les masses à comprendre plus vite toute la propagande
communiste que nous mènerons contre les Henderson sans la moindre réticence,
sans la moindre réserve.
Si les
Henderson et les Snowden refusent de faire bloc avec nous à ces conditions,
nous aurons gagné encore davantage. Car nous aurons d'un seul coup montré aux masses
(notez bien que même au sein du Parti travailliste indépendant, purement
menchevik, entièrement opportuniste, la masse est
pour les Soviets) que les Henderson font passer leur intimité avec les
capitalistes avant l'union de tous les ouvriers. Nous aurons gagné du premier
coup devant la masse qui, surtout après les brillantes explications d'une
justesse supérieure, d'une utilité supérieure (pour le communisme) données par
Lloyd George, sera sympathique à l'union de tous les ouvriers contre la
coalition de Lloyd George avec les conservateurs. Nous aurons gagné du premier
coup, car nous aurons démontré aux masses que les Henderson et les Snowden ont
peur de vaincre Lloyd George, de prendre seuls le pouvoir, qu'ils cherchent à
s'assurer secrètement l'appui de Lloyd George qui tend ouvertement
la main aux conservateurs contre le Labour Party. A noter que chez nous, en
Russie, après la révolution du 27 février 1917 (vieux style), la propagande des
bolcheviks contre les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires
(c'est-à-dire les Henderson et les Snowden russes) a dû ses succès justement à
une circonstance analogue. Nous disions aux mencheviks et aux
socialistes-révolutionnaires : Prenez tout le pouvoir sans la bourgeoisie,
puisque vous détenez la majorité dans les Soviets (au 1er Congrès des Soviets
de Russie, en juin 1917, les bolcheviks n'avaient que 13% des suffrages). Mais
les Henderson et les Snowden russes craignaient de prendre le pouvoir sans la
bourgeoisie, et quand la bourgeoisie fit traîner les élections à l'Assemblée
constituante, parce qu'elle savait fort bien que les
socialistes-révolutionnaires et les mencheviks y auraient la majorité (8) (les uns et les autres formaient un
bloc politique très étroit, représentant en fait une seule et même démocratie
petite-bourgeoise), les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks ne
trouvèrent pas la force de s'opposer énergiquement, à fond, à ces
atermoiements.
Le refus
des Henderson et des Snowden de faire bloc avec les communistes assurerait du
coup le succès de ces derniers: la sympathie des masses et le discrédit des
Henderson et des Snowden, et si même cela devait nous coûter quelques sièges au
parlement, peu importe. Nous ne présenterions des candidats que dans un nombre
infime de circonscriptions, absolument sûres, c'est-à-dire où la présentation
de nos candidats ne ferait pas passer un libéral contre un travailliste (membre
du Labour Party). Nous ferions notre propagande électorale en diffusant des
tracts en faveur du communisme et en invitant, dans toutes
les circonscriptions où nous ne présenterions pas de candidats, à voter pour
le travailliste contre le bourgeois. Les
camarades Sylvia Pankhurst et Gallacher se trompent quand ils voient là une
trahison envers le communisme ou une renonciation à la lutte contre les
social-traîtres. Au contraire, la cause de la révolution communiste y gagnerait
sans nul doute.
Aujourd'hui,
les communistes anglais ont très souvent de la peine à approcher la masse, même
à se faire écouter. Mais si, me présentant comme communiste, j'invite à voter
pour Henderson contre Lloyd George, on m'écoutera sûrement. Et je pourrai
expliquer de façon à être compris de tous, non seulement en quoi les Soviets
sont préférables au parlement, et la dictature du prolétariat préférable à
celle de Churchill (couverte du pavillon de la "démocratie"
bourgeoise), mais aussi que mon intention, en faisant voter pour Henderson, est
de le soutenir exactement comme la corde soutient le pendu; et que le
rapprochement des Henderson vers un gouvernement formé par eux prouvera que
j'ai raison, mettra les masses de mon côté, hâtera la mort politique des
Henderson et des Snowden, comme ce fut le cas de leurs coreligionnaires en
Russie et en Allemagne.
Et si
l'on m'objecte: cette tactique est trop "subtile" ou trop compliquée,
elle ne sera pas comprise des masses, elle dispersera, elle fragmentera nos
forces, elle nous empêchera de les concentrer sur la révolution soviétique,
etc., je répondrai à mes contradicteurs "de gauche" : - N'imputez pas
aux masses votre propre doctrinarisme ! Il est certain que les masses ne sont
pas plus, mais moins cultivées en Russie qu'en Angleterre. Et pourtant elles
ont compris les bolcheviks; et le fait qu'à la veille
de la révolution soviétique, en septembre 1917, les bolcheviks avaient dressé
les listes de leurs candidats au parlement bourgeois (à l'Assemblée
constituante), et que le lendemain de la révolution soviétique, en novembre
1917, ils avaient pris part aux élections à cette même Assemblée constituante
qu'ils devaient disperser le 5 janvier 1918, - ce fait, loin d'être un
empêchement aux bolcheviks, facilita leur action.
Je ne
puis m'arrêter ici sur le second point qui divise les communistes anglais :
Faut-il ou non adhérer au Labour Party ? Je suis trop peu documenté sur cette
question, rendue particulièrement complexe par l'extrême originalité du
"Labour Party" britannique, trop différent, par sa structure même, des
partis politiques ordinaires du continent. Mais une chose est certaine, c'est
que, d'abord, sur cette question comme sur les autres, c'est s'exposer à une
erreur fatale que de s'imaginer pouvoir déduire la tactique du prolétariat
révolutionnaire des principes dans le genre de celui-ci: "Le Parti
communiste doit conserver pure sa doctrine et immaculée son indépendance
vis-à-vis du réformisme; sa mission est de marcher en tête, sans s'arrêter et
sans dévier de sa route, d'aller tout droit vers la révolution communiste."
En effet, de pareils principes ne font que reprendre l'erreur des
communards-blanquistes de France qui "répudiaient" hautement en 1874
tous les compromis et toutes les étapes intermédiaires. En second lieu, il est
évident qu'ici comme toujours, la tâche est de savoir appliquer les principes
généraux et fondamentaux du communisme aux particularités
des rapports entre les classes et les partis, aux particularités
du développement objectif vers le communisme, propres à chaque pays et qu'il
faut savoir étudier, découvrir, deviner.
Mais ce
n'est pas à propos du seul communisme anglais, c'est à l'occasion des
conclusions générales concernant le développement du communisme dans tous les
pays capitalistes que ces choses doivent être dites. Et c'est le sujet que nous
abordons.
La révolution bourgeoise de 1905, en Russie, marque un tournant
extrêmement original de l'histoire universelle: dans un des pays capitalistes
les plus arriérés, le mouvement gréviste avait atteint une ampleur et une
puissance sans précédent dans le monde. Pendant le seul mois de janvier 1905, le nombre des grévistes fut dix fois plus élevé que la
moyenne annuelle des grévistes
durant les dix années précédentes (1895-1904) ; de janvier à octobre 1905, les
grèves augmentaient sans cesse et dans de vastes proportions. Sous l'influence
d'une série de facteurs historiques très particuliers, la Russie retardataire
fut la première à donner au monde non seulement l'exemple d'une progression par
bonds, pendant la révolution, de l'activité spontanée des masses opprimées (on
avait vu cela dans toutes les grandes révolutions), mais encore l'exemple d'un
prolétariat dont le rôle est infiniment supérieur à son importance numérique
dans la population; l'exemple de la combinaison de la grève économique et de la
grève politique avec transformation de cette dernière en insurrection armée, et
enfin, de L'apparition d'une nouvelle forme de lutte massive et d'organisation
massive des classes opprimées par le capitalisme: les Soviets.
Les révolutions de février et d'octobre 1917 ont amené les Soviets à un
développement complet à l'échelle nationale, et puis à leur triomphe dans la
révolution socialiste prolétarienne. Moins de deux ans plus tard apparaissait
le caractère international des Soviets; on vit cette forme de lutte et
d'organisation s'étendre au mouvement ouvrier universel, et s'affirmer la
mission historique des Soviets, fossoyeurs, héritiers, successeurs du
parlementarisme bourgeois, de La démocratie bourgeoise en général.
Bien plus. L'histoire du mouvement ouvrier montre aujourd'hui que dans
tous les pays, le communisme naissant, grandissant, marchant à la victoire, est
appelé à traverser une période de lutte (qui a déjà commencé), d'abord et
surtout, contre le "menchevisme" propre (de chaque pays), c'est-à-dire l'opportunisme et le
social-chauvinisme; puis, à titre de complément, pour ainsi dire, contre le
communisme "de gauche". La première de ces luttes s'est déroulée dans
tous les pays, sans une seule exception, que je sache, sous la forme d'un duel
entre la lI° Internationale (aujourd'hui pratiquement tuée) et la III°. L'autre
lutte s'observe en Allemagne et en Angleterre, en Italie et en Amérique (où
nous voyons une partie au moins des
"Ouvriers industriels du monde" et des tendances
anarcho-syndicalistes, défendre les erreurs du communisme de gauche, tout en
reconnaissant d'une façon à peu près générale, presque sans réserve, le système
soviétique); elle s'observe aussi en France (attitude d'une portion des anciens
syndicalistes - qui reconnaissent également le système soviétique - envers les
partis politiques et le parlementarisme); c'est dire qu'elle s'observe
incontestablement à une échelle non seulement internationale, mais même
universelle.
Mais, bien que l'école préparatoire qui conduit le mouvement ouvrier à
la victoire sur la bourgeoisie soit au fond partout la même, ce développement
s'accomplit dans chaque pays à sa manière. Les grands Etats capitalistes avancés parcourent ce chemin
beaucoup plus vite que le
bolchevisme, auquel l'histoire avait imparti un délai de quinze ans pour se
préparer à la victoire en tant que tendance politique organisée. La III°
Internationale a déjà remporté, dans le court délai d'une année, une victoire
décisive, en battant la II° Internationale jaune, social-chauvine qui, il y a
quelques mois encore, était infiniment plus forte que la III° Internationale,
semblait solide et puissante, jouissait de l'appui total, direct et indirect,
matériel (sinécures ministérielles, passeports, presse) et idéologique de la
bourgeoisie mondiale.
L'essentiel aujourd'hui est que les communistes de chaque pays prennent
bien conscience, d'une part, des objectifs fondamentaux - objectifs de principe
- de la lutte contre l'opportunisme et le doctrinarisme "de gauche",
et de l'autre, des particularités concrètes que cette lutte revêt et doit inévitablement revêtir dans chaque pays,
conformément aux caractères spécifiques de son économie, de sa politique, de sa
culture, de sa composition nationale (Irlande, etc.), de ses colonies, de ses
divisions religieuses, etc., etc. On sent partout s'élargir et grandir le
mécontentement contre la II° Internationale, tant à cause de son opportunisme
que de son inaptitude ou de son incapacité à créer un organisme véritablement
centralisé, un véritable centre dirigeant propre à orienter la tactique
internationale du prolétariat révolutionnaire dans sa lutte pour la république
soviétique universelle. Il faut bien se rendre compte qu'un pareil centre de
direction ne peut, en aucun cas, bâtir son activité sur le stéréotypage, le
nivellement mécanique, l'identification des règles tactiques de lutte. Aussi
longtemps que des distinctions nationales et politiques existent entre les
peuples et les pays, -distinctions qui subsisteront longtemps, très longtemps,
même après l'établissement de la dictature du prolétariat à l'échelle mondiale,
- l'unité de tactique internationale du mouvement ouvrier communiste de tous
les pays veut, non pas l'effacement de toute diversité, non pas la suppression
des distinctions nationales (à l'heure actuelle c'est un rêve insensé), mais
une application des principes fondamentaux du communisme (pouvoir des Soviets et dictature du prolétariat), qui modifie
correctement ces principes dans les
questions de détail, les adapte et
les ajuste comme il convient aux particularités nationales et politiques.
Rechercher, étudier, découvrir, deviner, saisir ce qu'il y a de particulièrement
national, de spécifiquement national dans la manière concrète dont chaque pays aborde la solution du problème
international, le même pour tous:
vaincre l'opportunisme et le dogmatisme de gauche au sein du mouvement ouvrier,
renverser la bourgeoisie, instaurer la République des Soviets et la dictature
du prolétariat, telle est, au moment historique que nous traversons, la
principale tâche assignée à tous les pays avancés (et pas seulement avancés).
L'essentiel - pas tout évidemment, tant s'en faut, mais cependant l'essentiel -
est déjà fait pour attirer l'avant-garde de la classe ouvrière et la faire
passer du côté du pouvoir des Soviets contre le parlementarisme, du côté de la
dictature du prolétariat contre la démocratie bourgeoise. Il faut concentrer
maintenant toutes les forces, toute l'attention sur l'étape suivante qui semble être, et est réellement, à un certain point de
vue, moins fondamentale, mais cependant plus proche de la solution pratique du
problème, à savoir: la recherche des formes pour passer à la révolution
prolétarienne ou l'aborder.
L'avant-garde prolétarienne est conquise idéologiquement. C'est le
principal. Autrement, faire même un premier pas vers la victoire serait
impossible. Mais de là à la victoire, il y a encore assez loin. On ne peut
vaincre avec l'avant-garde seule. Jeter l'avant-garde seule dans la bataille
décisive, tant que la classe tout entière, tant que les grandes masses n'ont
pas pris soit une attitude d'appui direct à l'avant-garde, soit tout au moins
de neutralité bienveillante, qui les rende complètement incapables de soutenir
son adversaire, ce serait une sottise, et même un crime. Or, pour que vraiment
la classe tout entière, pour que vraiment les grandes masses de travailleurs et
d'opprimés du Capital en arrivent à une telle position, la propagande seule,
l'agitation seule ne suffisent pas. Pour cela, il faut que ces masses fassent
leur propre expérience politique. Telle est la loi fondamentale de toutes les
grandes révolutions, loi confirmée maintenant avec une force et un relief
frappants, non seulement par la Russie, mais aussi par l'Allemagne. Ce ne sont
pas seulement les masses ignorantes, souvent illettrées, de Russie, ce sont
aussi les masses d'Allemagne, hautement cultivées, sans un seul analphabète, qui
ont dû éprouver à leurs dépens toute la faiblesse, toute la veulerie, toute
l'impuissance, toute la servilité devant la bourgeoisie, toute la lâcheté du
gouvernement des paladins de la lI° Internationale, le caractère inévitable de
la dictature des ultra-réactionnaires (Kornilov en Russie, Kapp et consorts en
Allemagne), seule alternative en face de la dictature du prolétariat, pour se
tourner résolument vers le communisme.
L'objectif immédiat de l'avant-garde consciente du mouvement ouvrier
international, c'est-à-dire des partis, groupes et tendances communistes, c'est
de savoir amener les larges masses
(encore somnolentes, apathiques, routinières, inertes, engourdies, dans la
plupart des cas) à cette position nouvelle ou plutôt de savoir conduire non
seulement son parti, mais aussi les masses
en train d'arriver, de passer à cette nouvelle position. Si le premier objectif
historique (attirer l'avant-garde consciente du prolétariat aux côtés du
pouvoir des Soviets et de la dictature de la classe ouvrière) ne pouvait être
atteint sans une victoire complète, idéologique et politique, sur
l'opportunisme et le social-chauvinisme, le second objectif qui devient
d'actualité et qui consiste à savoir amener les masses à cette position nouvelle, propre à assurer la victoire de
l'avant-garde dans la révolution, cet objectif actuel ne peut être atteint sans
liquidation du doctrinarisme de gauche, sans réfutation décisive et élimination
complète de ses erreurs.
Tant qu'il s'agissait (et dans la mesure où il s'agit encore) de
rallier au communisme l'avant-garde du prolétariat, la propagande s'est située
au premier plan; même les petits cercles de propagande sont utiles et féconds
en dépit des défauts qui leur sont inhérents. Mais quand il s'agit de l'action
pratique des masses, de la distribution - s'il m'est permis de m'exprimer ainsi
- d'armées fortes de millions d'hommes, de la répartition de toutes les forces
de classe d'une société donnée en vue du combat final et décisif, on ne fera rien avec les seules méthodes de propagande,
avec la seule répétition des vérités du communisme "pur". Il ne faut
pas compter ici par milliers, comme le fait en somme le propagandiste, membre
d'un groupe restreint et qui n'a pas encore dirigé les masses; il faut compter
ici par millions et par dizaines de millions. Il ne suffit pas de se demander
si l'on a convaincu l'avant-garde de la classe révolutionnaire; il faut encore
savoir si les forces historiquement agissantes de toutes les classes, absolument de toutes les classes sans
exception, d'une société donnée, sont disposées de façon que la bataille
décisive soit parfaitement à point, - de façon :
1 que toutes les forces de classe qui nous sont hostiles
soient suffisamment en difficulté, se soient suffisamment entre-déchirées,
soient suffisamment affaiblies par une lutte au-dessus de leurs moyens;
2 que tous les éléments intermédiaires, hésitants,
chancelants, inconstants - la petite bourgeoisie, la démocratie
petite-bourgeoise par opposition à la bourgeoisie - se soient suffisamment
démasqués aux yeux du peuple, suffisamment déshonorés par leur faillite
pratique; qu'au sein du prolétariat un puissant mouvement d'opinion se fasse
jour en faveur de l'action la plus décisive, la plus résolument hardie et
révolutionnaire contre la bourgeoisie. C'est alors que la révolution est mûre;
c'est alors que, si nous avons bien tenu compte de toutes les conditions
indiquées, sommairement esquissées plus haut, et si nous avons bien choisi le
moment, notre victoire est assurée.
Les divergences de vues entre les Churchill et les Lloyd George d'une
part, - ces types d'hommes politiques existent dans tous les pays, sauf des
différences nationales insignifiantes, - et puis entre les Henderson et les
Lloyd George d'autre part, sont dérisoires et absolument dénuées d'importance
du point de vue du communisme pur, c'est-à-dire abstrait, c'est-à-dire qui
n'est pas assez mûr pour une action de masse, politique et pratique. Mais du
point de vue de cette action pratique des masses, ces différences sont d'une
importance extrême. Pour un communiste qui veut être non seulement un
propagandiste conscient, convaincu, théoriquement averti, mais un guide
pratique pour les masses dans la
révolution, c'est un point capital que de tenir compte de ces différences, de
savoir déterminer le moment où seront arrivés à pleine maturité les conflits
inévitables entre ces "amis", conflits qui affaiblissent et débilitent
tous ces "amis" pris ensemble. Le plus strict dévouement aux idées du communisme doit s'allier à
l'art de consentir tous les indispensables compromis pratiques, louvoiements,
zigzags, manœuvres de conciliation et de retraite, etc., afin de hâter
l'avènement et puis l'usure du pouvoir politique des Henderson (héros de la lie
Internationale, pour ne pas désigner nommément ces représentants de la
démocratie petite-bourgeoise qui se disent socialistes); afin de hâter
pratiquement leur inévitable faillite, qui éclairera les masses justement dans
l'esprit qui est le nôtre, justement dans le sens du communisme; afin de hâter
les inévitables frictions, querelles, conflits, le complet divorce entre les
Henderson, les Lloyd George, les Churchill (entre mencheviks et
socialistes-révolutionnaires, cadets et monarchistes; entre les Scheidemann, la
bourgeoisie et les affidés de Kapp, etc.); et afin de choisir de façon
judicieuse le moment où la dislocation sera la plus grande entre tous ces
"soutiens de la sacro-sainte propriété privée", pour les battre tous
par une attaque décisive du prolétariat et conquérir le pouvoir politique.
L'histoire en général, et plus particulièrement l'histoire des
révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme,
plus vivante, "plus ingénieuse" que ne le pensent les meilleurs
partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées. Et
cela se conçoit, puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience,
la volonté, la passion, l'imagination de dizaines de mille hommes, tandis que
la révolution est, - en des moments d'exaltation et de tension particulières de
toutes les facultés humaines, - l'œuvre de la conscience, de la volonté, de la
passion, de l'imagination de dizaines de millions d'hommes aiguillonnés par la
plus âpre lutte des classes. De là deux conclusions pratiques d'une grande
importance: la première, c'est que la classe révolutionnaire, pour remplir sa
tâche, doit savoir prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de
l'activité sociale (quitte à compléter, après la conquête du pouvoir politique
et parfois au prix d'un grand risque et d'un danger énorme, ce qu'elle n'aura
pas terminé avant cette conquête); la seconde, c'est que la classe
révolutionnaire doit se tenir prête à remplacer vite et brusquement une forme
par une autre.
On conviendra qu'elle serait déraisonnable ou même criminelle, la
conduite d'une armée qui n'apprendrait pas à manier toutes les armes, tous les
moyens et procédés de lutte dont dispose ou dont peut disposer l'ennemi. Or
cette vérité s'applique mieux encore à la politique qu'à l'art militaire. On
peut moins encore prévoir en politique quel moyen de lutte se révélera, dans
telles ou telles situations futures, praticable ou avantageux pour nous. Ne pas
savoir user de tous les moyens de lutte, c'est risquer une grande défaite, -parfois
même décisive, - pour peu que des changements indépendants de notre volonté,
survenus dans la situation des autres classes, mettent à l'ordre du jour une
forme d'action où nous serions particulièrement faibles. Si nous savons user de
tous les moyens de lutte, nous triomphons à coup sûr, puisque nous traduisons
les intérêts de la classe réellement avancée, réellement révolutionnaire, même
si les circonstances ne nous permettent pas de faire usage de l'arme la plus
dangereuse pour l'ennemi, de celle qui porte le plus vite des coups mortels.
Les révolutionnaires sans expérience pensent souvent que les moyens de lutte
légaux sont entachés d'opportunisme, car c'est sur ce terrain que la
bourgeoisie a le plus souvent (surtout en des temps "pacifiques", non
révolutionnaires) trompé et mystifié les ouvriers; et que les moyens de lutte
illégaux sont révolutionnaires. Mais c'est faux. Ce qui est vrai, c'est que
sont opportunistes et traîtres à la classe ouvrière les partis et les chefs qui
ne savent pas ou ne veulent pas (ne dis pas: je ne peux pas, dis: je ne veux
pas) user des moyens de lutte illégaux dans une situation comme, par exemple,
celle de la guerre impérialiste de 1914-1918, où la bourgeoisie des pays
démocratiques les plus libres trompait les ouvriers avec un cynisme et une
frénésie sans nom, en interdisant de dire la vérité sur le caractère spoliateur
de la guerre. Mais les révolutionnaires qui ne savent pas allier aux formes
illégales de lutte toutes les
formes légales sont de bien mauvais révolutionnaires. Il n'est pas difficile
d'être un révolutionnaire quand la révolution a éclaté déjà et bat son plein;
quand tout un chacun s'y rallie par simple engouement, pour suivre la mode,
parfois même pour faire carrière. Sa "libération" de ces piètres révolutionnaires,
le prolétariat doit la payer plus tard, après sa victoire, par des efforts
inouïs, par un martyre douloureux, pourrait-on dire. Il est beaucoup plus
difficile - et beaucoup plus précieux - de se montrer révolutionnaire quand la
situation ne permet pas encore la lutte directe, déclarée, véritablement massive,
véritablement révolutionnaire, de savoir défendre les intérêts de la révolution
(par la propagande, par l'agitation, par l'organisation) dans des institutions
non révolutionnaires, voire nettement réactionnaires, dans une ambiance non
révolutionnaire, parmi des masses incapables de comprendre tout de suite la
nécessité d'une méthode d'action révolutionnaire. Savoir trouver, pressentir,
déterminer exactement la voie concrète ou le tour spécial des événements, qui conduira les masses vers la grande lutte révolutionnaire véritable,
décisive et finale: tel est le principal objet du communisme actuel en Europe
occidentale et en Amérique.
Exemple: l'Angleterre. Nous ne pouvons pas savoir, -et personne ne peut
déterminer par avance, - quand éclatera là-bas la vraie révolution
prolétarienne et quel motif
contribuera le plus à éveiller, à enflammer, à pousser à la lutte les .masses
les plus grandes, aujourd'hui encore assoupies. Nous sommes donc obligés de
conduire tout notre travail préparatoire de façon à être ferrés des quatre
pieds, selon le mot de feu Plekhanov à l'époque où il était marxiste et révolutionnaire. Il se peut qu'une
crise parlementaire "fasse la trouée", "rompe la glace"; il
se peut qu'une crise naisse de la confusion inextricable, de l'aggravation et
de l'exaspération chaque jour croissantes des antagonismes coloniaux et
impérialistes; peut-être autre chose encore, etc. Nous ne parlons pas du genre
de lutte qui décidera du sort de la
révolution prolétarienne en Angleterre (cette question ne suscite de doute dans
l'esprit d'aucun communiste; elle est résolue pour nous tous, et résolue une
fois pour toutes). Nous parlons du motif qui incitera les masses prolétariennes, aujourd'hui encore assoupies,
à se mettre en mouvement et les amènera au seuil de la révolution. N'oublions
pas qu'il a suffi dans la république française bourgeoise, par exemple, en face
d'une situation qui, tant au point de vue international qu'au point de vue
intérieur, était cent fois moins révolutionnaire qu'aujourd'hui, d'une
circonstance aussi "imprévue" et aussi "insignifiante"
qu'une de ces mille et mille fourberies malhonnêtes du militarisme
réactionnaire (l'affaire Dreyfus), pour mettre le peuple à deux doigts de la
guerre civile!
En Angleterre, les communistes doivent sans cesse, sans relâche, sans
défaillance tirer parti à la fois des élections parlementaires et de toutes les
péripéties de la politique irlandaise, coloniale, impérialiste du gouvernement
britannique dans le monde entier, ainsi que de tous les autres domaines,
sphères et aspects de la vie sociale; ils doivent travailler partout dans un
esprit nouveau, dans l'esprit du communisme, de la III° Internationale, et non
de la II°. Ce n'est ici ni le temps ni le lieu de décrire les modalités de la
participation "russe", "bolchevique", aux élections et à la
lutte parlementaires; je tiens cependant à assurer les communistes de
l'étranger qu'elles ne ressemblaient en rien aux habituelles campagnes
parlementaires de l'Europe occidentale. On en conclut souvent: "Il en va
ainsi chez vous, en Russie, mais notre parlementarisme est différent."
Conclusion fausse. Les communistes, les partisans de la III° Internationale
dans tous les pays sont précisément là pour changer sur toute la ligne, dans tous les domaines de la vie, le
vieux travail socialiste, trade-unioniste, syndicaliste et parlementaire, en un
travail nouveau, communiste. Des traits opportunistes et purement bourgeois,
des traits d'affairisme et de fourberie capitaliste se sont aussi manifestés
surabondamment dans nos élections. Les communistes d'Europe occidentale et
d'Amérique doivent apprendre à créer un parlementarisme nouveau, inaccoutumé,
non opportuniste, non arriviste: il faut que le Parti communiste formule ses
mots d'ordre; que les vrais prolétaires, aidés des éléments pauvres,
inorganisés et entièrement écrasés, répandent et distribuent des tracts,
visitent le domicile des ouvriers, les chaumières des prolétaires ruraux et des
paysans des hameaux perdus (heureusement que dans le reste de l'Europe il y a
beaucoup moins de hameaux perdus qu'en Russie; en Angleterre ils sont très peu
nombreux); qu'ils pénètrent dans les cabarets tout ce qu'il y a de plus peuple,
s'insinuent dans les associations, sociétés, rassemblements fortuits les plus
populaires; qu'ils parlent au peuple, mais pas un langage d'érudit (et pas trop
parlementaire); qu'ils ne courent pas le moins du monde après un
"siège" au parlement, mais éveillent partout la pensée, entraînent la
masse, prennent au mot la bourgeoisie, utilisent l'appareil qu'elle a créé, les
élections qu'elle a fixées, les appels qu'elle adresse au peuple entier; qu'ils
fassent connaître le bolchevisme au peuple comme jamais (en régime bourgeois)
on n'a pu le faire en dehors des périodes électorales (exception faite bien
entendu pour les grandes grèves où le même appareil de propagande populaire fonctionnait chez nous avec plus
d'intensité encore). Chose difficile, extrêmement difficile à réaliser en
Europe occidentale et en Amérique; mais on peut et l'on doit s'acquitter de
cette tâche; car, d'une façon générale, on ne saurait, sans fournir un effort,
atteindre les objectifs du communisme. Et il s'agit de travailler à
l'accomplissement de tâches pratiques de plus en plus variées, de plus en plus liées à toutes les branches
de la vie sociale et permettant de conquérir une branche, un domaine après l'autre, sur la bourgeoisie.
Il faut aussi, dans cette même Angleterre, procéder d'une façon
nouvelle (pas en socialistes, mais en communistes, pas en réformistes, mais en
révolutionnaires) au travail de propagande, d'agitation et d'organisation dans
l'armée et parmi les nationalités opprimées ou ne jouissant pas de la plénitude
des droits dans "leur"
Etat (Irlande, colonies). Car dans tous ces domaines de la vie sociale; à
l'époque de l'impérialisme en général et maintenant surtout, après une guerre
qui, ayant épuisé les peuples, leur ouvre rapidement les yeux sur la vérité (à
savoir que des dizaines de millions d'hommes ont été tués et mutilés uniquement
pour décider lequel des deux rapaces, anglais ou allemand, pillerait le plus de
pays), dans tous ces domaines de la vie sociale, on voit s'accumuler des
matières inflammables et se créer de nombreuses causes de conflits, de crises
et d'aggravation de la lutte de classe. Nous ne savons pas, nous ne pouvons
savoir quelle étincelle - dans cette masse d'étincelles qui jaillissent
maintenant de partout, dans tous les pays, sous l'influence de la crise
économique et politique mondiale, - pourra allumer l'incendie, dans le sens
d'un éveil particulier des masses. Aussi devons-nous mettre en action nos
nouveaux principes, les principes communistes, pour "préparer" tous
les terrains, même les plus anciens, les plus amorphes et les plus stériles en
apparence, sinon nous ne serons pas à la hauteur de notre tâche, nous serons
exclusifs, nous ne prendrons pas possession de toutes les armes, nous ne nous
préparerons ni à la victoire sur la bourgeoisie (qui a organisé - et maintenant
désorganisé - tous les aspects de la vie sociale sur le mode bourgeois), ni à
la future réorganisation communiste de toute la vie, après cette victoire.
Depuis la révolution prolétarienne de Russie et les victoires
inattendues - pour la bourgeoisie et les philistins, -remportées par cette
révolution à l'échelle internationale, l'univers entier est devenu tout autre,
la bourgeoisie de même a changé partout. Elle redoute le
"bolchevisme", elle est exaspérée contre lui jusqu'à en perdre la
raison. Et c'est précisément pourquoi, d'une part, elle précipite le cours des
événements; de l'autre, attentive à réprimer violemment le bolchevisme, elle
affaiblit par là ses propres positions sur toute une série d'autres terrains.
Ces deux circonstances, les communistes de tous les pays avancés doivent en
tenir compte dans leur tactique.
Lorsque les cadets russes et Kérensky déclenchèrent une campagne
forcenée contre les bolcheviks - surtout, depuis avril 1917 et plus encore en
juin et juillet, - ils "forcèrent la note". Les millions d'exemplaires
de journaux bourgeois, qui clamaient sur tous les modes contre les bolcheviks,
permirent aux masses de juger le bolchevisme; et puis, en dehors de la presse,
toute la vie sociale, précisément grâce au "zèle" de la bourgeoisie,
s'emplissait de discussions sur le bolchevisme. Maintenant, à l'échelle
internationale, les millionnaires de tous les pays se comportent de telle façon
que nous devons leur être profondément reconnaissants. Ils persécutent le
bolchevisme avec autant de zèle que le firent Kérensky et Cie; ils
"forcent la note", et ils nous aident tout comme Kérensky. Quand la bourgeoisie française fait du
bolchevisme le centre de l'agitation électorale, taxant de bolchevisme des
socialistes relativement modérés ou hésitants; quand la bourgeoisie américaine,
perdant complètement la tête, appréhende des milliers et des milliers d'hommes
soupçonnés de bolchevisme et crée une atmosphère de panique en répandant
partout des nouvelles sur les complots bolcheviks; quand la bourgeoisie anglaise,
la "plus sérieuse" de toutes dans le monde, commet, malgré toute son
intelligence et toute son expérience, d'invraisemblables sottises, fonde
d'opulentes "sociétés de lutte contre le bolchevisme", crée une
littérature spéciale sur le bolchevisme, recrute pour faire la guerre au
bolchevisme un personnel supplémentaire de savants, d'agitateurs, de prêtres, -
nous devons saluer et remercier messieurs les capitalistes. Ils travaillent
pour nous. Ils nous aident à intéresser les masses à la substance même et au
rôle du bolchevisme. Ils ne peuvent pas agir autrement, puisque leurs efforts
pour "taire", pour étouffer le bolchevisme ont déjà avorté.
Cependant la bourgeoisie ne voit à peu près qu'un seul aspect du
bolchevisme: l'insurrection, la violence, la terreur; aussi bien, elle
s'efforce de se préparer à la résistance et à la riposte de ce côté-là surtout. Il se peut qu'elle réussisse dans certains cas,
dans certains pays, pour des intervalles de temps plus ou moins courts: cette
éventualité doit être envisagée, et nous n'avons absolument rien à redouter de
cette réussite. Le communisme "surgit" littéralement de tous les
points de la vie sociale; il éclôt décidément partout; la "contagion"
(pour nous servir d'un terme de comparaison affectionné de la bourgeoisie et de
la police bourgeoise, et qui leur est le plus "agréable") a pénétré à
fond l'organisme et l'a imprégné tout entier. Que l'on "bouche" avec
un soin particulier une des issues, la "contagion" en trouvera une
autre, parfois la plus imprévisible. La vie l'emportera. La bourgeoisie peut
bien se démener, s'irriter jusqu'à en perdre la raison, forcer la note,
commettre des sottises, se venger par avance des bolcheviks et tâcher de
massacrer (dans les Indes, en Hongrie, en Allemagne, etc.) de nouvelles centaines,
des milliers, des centaines de milliers de bolcheviks de demain ou d'hier: en
agissant de la sorte, la bourgeoisie agit comme l'ont fait toutes les classes
condamnées par l'histoire. Les communistes doivent savoir que l'avenir leur
appartient en tout état de cause. Et c'est pourquoi nous pouvons (et devons)
unir, dans la grande lutte révolutionnaire, l'ardeur la plus passionnée au plus
grand sang-froid et à l'estimation la plus réfléchie des convulsions forcenées
de la bourgeoisie. La révolution russe a été cruellement battue en 1905; les
bolcheviks russes furent battus en juillet 1917; plus de 15000 communistes
allemands furent massacrés à la suite des savantes provocations et adroites
manœuvres de Scheidemann et Noske alliés à la bourgeoisie et aux généraux
monarchistes; la terreur blanche est déchaînée en Finlande et en Hongrie. Mais
dans tous les pays et dans toutes les circonstances, le communisme s'aguerrit
et grandit. Il jette de si profondes racines que les persécutions, loin de
l'affaiblir et de le débiliter, le rendent plus fort. Il ne nous manque qu'une
chose pour marcher à la victoire avec plus d'assurance et de fermeté, à savoir:
le sentiment net et profond, chez les communistes de tous les pays, de la
nécessité d'avoir le maximum de souplesse dans leur tactique. Ce qui aujourd'hui manque au communisme, d'une si
belle venue, dans les pays avancés surtout, c est cette conscience et l'art de
s'en inspirer dans la pratique.
Ce qui est advenu à des marxistes d'une aussi haute érudition, à des chefs
de la II° Internationale aussi dévoués au socialisme que
Kautsky, Otto Bauer et autres,
pourrait (et devrait) être une utile leçon. Ils comprenaient parfaitement la
nécessité d'une tactique souple; ils avaient appris eux-mêmes et ils
enseignaient aux autres la dialectique marxiste (et beaucoup de ce qui a été
fait par eux dans ce domaine restera à jamais parmi les acquisitions précieuses
de la littérature socialiste); mais au moment d'appliquer cette dialectique, ils commirent une erreur si grande, ou
se révélèrent pratiquement de tels non-dialecticiens, des hommes tellement incapable d'escompter les prompts
changements de forme et la rapide entrée d'un contenu nouveau dans les formes
anciennes, que leur sort n'est guère plus enviable que celui de Hyndman,
de Guesde et Plékhanov. La cause
essentielle de leur faillite, c'est qu'ils se sont laissé
"hypnotiser" par une seule des formes de croissance du mouvement
ouvrier et du socialisme, forme dont ils ont oublié le caractère limité; ils
ont eu peur de voir le bouleversement rendu inévitable par les conditions
objectives, et ils ont continué à répéter des vérités élémentaires, apprises
par cœur, aussi indiscutables à première vue que: trois c'est plus que deux.
Or, la politique ressemble plus à l'algèbre qu'à l'arithmétique, et encore plus
aux mathématiques supérieures qu'aux mathématiques élémentaires. En réalité,
toutes les formes anciennes du mouvement socialiste se sont remplies d'une
substance nouvelle; de ce fait un nouveau signe, le signe "moins",
est apparu devant les chiffres, tandis que nos sages ont continué opiniâtrement
(et continuent encore) à se persuader et à persuader les autres que "moins
trois", c'est plus que "moins deux".
Tâchons que les communistes ne commettent pas la même erreur dans un autre
sens, ou plutôt que cette même erreur, commise dans un autre sens par les communistes "de gauche",
soit corrigée le plus vite et avec le moins de suites possibles pour
l'organisme. Le doctrinarisme de gauche est aussi une erreur, pas seulement le
doctrinarisme de droite. Evidemment, l'erreur représentée par le doctrinarisme
de gauche dans le mouvement communiste est, à l'heure présente, mille fois
moins dangereuse et moins grave que l'erreur représentée par le doctrinarisme
de droite (c'est-à-dire le social-chauvinisme et le kautskisme); mais cela
vient uniquement de ce que le communisme de gauche est une tendance de
formation récente, qui ne fait que de naître. C'est d'ailleurs la seule raison
pour laquelle la maladie peut être, dans certaines conditions, facilement
guérie, et il faut en entreprendre la guérison avec le maximum d'énergie.
Les formes anciennes ont éclaté, leur nouveau contenu - contenu
antiprolétarien, réactionnaire - ayant atteint un développement démesuré. Notre
activité (pour le pouvoir des Soviets, pour la dictature du prolétariat) a
maintenant, au point de vue du développement du communisme international, un
contenu si solide, si vigoureux, si puissant qu'il peut et doit se manifester
sous n'importe quelle forme, nouvelle ou ancienne; il peut et doit changer,
vaincre, se soumettre toutes les formes, anciennes aussi bien que nouvelles, -
non point pour s'accommoder des formes anciennes, mais pour savoir faire de
toutes les formes, qu'elles soient anciennes ou nouvelles, un instrument de la
victoire du communisme, victoire définitive et totale, décisive et sans retour.
Les communistes doivent appliquer tous leurs efforts pour orienter le
mouvement ouvrier, et en général l'évolution sociale, par la voie la plus
directe et la plus rapide, vers le triomphe universel du pouvoir des Soviets et
vers la dictature du prolétariat. C'est là une vérité indiscutable. Mais il
suffit de faire le moindre pas au-delà, - un pas accompli, semble-t-il, dans la
même direction, - pour que cette vérité se change en erreur. Il n'est que de
dire, comme les communistes de gauche d'Allemagne et d'Angleterre, que nous ne
reconnaissons qu'une seule voie, la voie directe; que nous n'admettons ni
louvoiements, ni accords, ni compromis, et ce sera tomber dans une erreur qui
peut porter, qui partiellement a déjà porté et porte les plus graves préjudices
au communisme. Le doctrinarisme de droite s'entête à n'admettre que les formes
anciennes, il a fait complètement faillite, n'ayant pas remarqué le nouveau
contenu. Le doctrinarisme de gauche s'obstine dans la négation absolue
d'anciennes formes déterminées, sans voir que le nouveau contenu s'ouvre un
chemin à travers toutes les formes possibles et imaginables; que notre devoir
de communistes est de prendre possession de toutes ces formes, d'apprendre à
les compléter aussi rapidement que possible l'une par l'autre, à les remplacer
l'une par l'autre, à adapter notre tactique à tout changement qui n'aura pas
été suscité par notre classe ou par nos efforts.
La révolution universelle est si puissamment stimulée et accélérée par
les horreurs, les abominations, les turpitudes de la guerre impérialiste
mondiale, par la situation sans issue qui en résulte; cette révolution se
développe en étendue et en profondeur avec une si surprenante rapidité, avec
une si riche diversité de formes qui se succèdent, avec une réfutation pratique
si édifiante de tout ce qui est doctrinaire, qu'il y a toutes les raisons
d'espérer la guérison prompte et définitive du mouvement communiste
international atteint de cette maladie infantile qu'est le communisme "de
gauche".
27 avril 1920.
Pendant le temps qu'il a fallu aux Editions de notre pays - que les
impérialistes du monde entier, pour se venger de la révolution prolétarienne,
ont mis à sac et continuent de saccager et de bloquer en dépit de toutes les
promesses faites à leurs ouvriers, - pendant le temps qu'il a fallu à nos
Editions pour faire sortir ma brochure, j'ai reçu de l'étranger un supplément
d'information. Sans prétendre donner ici plus que les remarques rapides d'un
publiciste, je m'arrêterai brièvement sur quelques points.
I. La scission des communistes allemands
La scission des communistes d'Allemagne est un fait acquis. Les
"gauches" ou "opposition de principe" ont constitué un
parti distinct qui, à la différence du "Parti communiste", s'appelle
"Parti ouvrier communiste". En Italie les choses vont aussi,
semble-t-il, vers une scission. Je dis: semble-t-il, parce que je n'ai que deux
nouveaux numéros (n° 7 et 8) du journal de gauche il Soviet, où la possibilité et la nécessité de cette scission sont
ouvertement envisagées, et où il est également parlé d'un congrès de la fraction
des "abstentionnistes" (ou boycottistes, c'est-à-dire des adversaires
de la participation au parlement), fraction qui appartient jusqu'à ce jour au
Parti socialiste italien.
Il est à craindre que la scission avec les "gauches", les
antiparlementaires (et partiellement aussi antipolitiques, adversaires de tout
parti politique et de l'action dans les syndicats) ne devienne un phénomène
international, comme la scission avec les "centristes" (ou les
kautskistes, les longuettistes, les "indépendants", etc.). Soit! La
scission vaut tout de même mieux que la confusion qui entrave la croissance et
la maturation idéologique, théorique et révolutionnaire du parti et son travail
pratique, unanime, véritablement organisé et visant véritablement à préparer la
dictature du prolétariat.
Que les "gauches" se mettent eux-mêmes pratiquement à
l'épreuve sur le plan national et international; qu'ils essayent de préparer
(et puis de réaliser) la dictature du prolétariat sans un parti rigoureusement
centralisé et possédant une discipline de fer, sans se rendre maîtres de tous
les domaines, branches et variétés du travail politique et culturel.
L'expérience pratique aura tôt fait de les instruire.
Il faut seulement appliquer tous nos efforts pour que la scission avec
les "gauches" n'entrave pas, ou entrave le moins possible, la fusion
en un seul parti, fusion nécessaire et inévitable dans un avenir prochain, de
tous les participants au mouvement ouvrier, partisans sincères et loyaux du
pouvoir des Soviets et de la dictature du prolétariat. Le grand bonheur des
bolcheviks de Russie, c'est qu'ils ont eu quinze années pour mener à bonne fin,
de façon systématique, la lutte contre les mencheviks (c'est-à-dire contre les
opportunistes et les "centristes") et contre les "gauches",
longtemps avant l'action directe des masses pour la dictature du prolétariat.
En Europe et en Amérique, on est aujourd'hui obligé de faire le même travail
"à marches forcées". Certains personnages, surtout d'entre les
prétendants malheureux au rôle de chefs, pourront (si l'esprit de discipline
prolétarien et la "loyauté envers eux-mêmes" leur font défaut)
persister longtemps dans leurs erreurs; quant aux masses ouvrières, elles
réaliseront facilement et vite, le moment venu, leur propre union et celle de
tous les communistes sincères dans un parti unique, capable d'instituer le
régime soviétique et la dictature du prolétariat (9).
II. Communistes et indépendants en Allemagne
J'ai exprimé dans ma brochure cette opinion qu'un compromis entre les
communistes et l'aile gauche des indépendants était nécessaire et utile au
communisme, mais qu'il ne serait pas facile de le réaliser. Les journaux que
j'ai reçus depuis ont confirmé l'un et l'autre. Le n°32 du Drapeau rouge, organe du Comité central du Parti communiste d'Allemagne (Die Rote
Fahne, Zentralorgan der Kommun. Partei Deutschiands, Spartacusbund, du 26 mars 1920), contient une "déclaration" de
ce Comité central sur le "putsch" militaire (complot, aventure) de
Kapp-Lüttwitz et sur le "gouvernement socialiste". Cette déclaration
est parfaitement juste dans ses prémisses fondamentales et dans sa conclusion
pratique. Les prémisses fondamentales se ramènent à ceci qu'actuellement la
"base objective" de la dictature du prolétariat fait défaut, puisque
la "majorité des ouvriers des villes" est avec les indépendants.
Conclusion: promesse d'une "opposition loyale" (c'est-à-dire
renonciation à préparer le "renversement par la violence") au
gouvernement "socialiste d'où seraient exclus les partis capitalistes,
bourgeois".
Cette tactique est, sans nul doute, juste quant au fond. Mais si l'on
ne doit pas s'arrêter aux inexactitudes de détail dans l'exposé, il est
cependant impossible de passer sous silence le fait qu'on ne saurait appeler
"socialiste" (dans une déclaration officielle du Parti communiste) un
gouvernement de social-traîtres; qu'on ne saurait parler de l'exclusion des "partis
capitalistes, bourgeois", puisque les partis des Scheidemann et de MM.
Kautsky-Crispien sont des partis démocrates
petits-bourgeois; qu'on ne saurait enfin écrire des choses telles que le
paragraphe 4 de la Déclaration, où il est dit:
"... Un état de choses où la liberté politique puisse être
utilisée sans limites et où la démocratie bourgeoise ne puisse pas agir en
qualité de dictature du capital aurait, du point de vue du développement de la
dictature du prolétariat... une importance considérable pour la conquête
ultérieure des masses prolétariennes au communisme..."
Un tel état de choses est impossible. Les chefs petits-bourgeois, les
Henderson allemands (les Scheidemann) et les Snowden allemands (les Crispien), ne sortent pas et ne peuvent
sortir du cadre de la démocratie bourgeoise, laquelle à son tour ne peut être
qu'une dictature du capital. Du point de vue des résultats pratiques poursuivis
à juste titre par le Comité Central du Parti communiste, il ne fallait pas du
tout écrire ces assertions fausses en leur principe et politiquement nuisibles.
Il suffisait de dire (pour être poli à la façon parlementaire): tant que la
majorité des ouvriers des villes suit les indépendants, nous, communistes, ne
pouvons pas empêcher ces ouvriers de se débarrasser de leurs dernières
illusions démocratiques petites-bourgeoises (c'est-à-dire "capitalistes,
bourgeoises") en faisant l'expérience de "leur" gouvernement. Il
n'en faut pas plus pour justifier un compromis, réellement indispensable, et
qui consiste à renoncer pour un temps aux tentatives de renverser par la force
un gouvernement auquel la majorité des ouvriers des villes fait confiance. Mais
dans la propagande quotidienne au sein des masses, on n'est pas tenu de se
renfermer dans la politesse parlementaire officielle, et l'on pourrait
naturellement ajouter: laissons ces gredins de Scheidemann et ces philistins de
Kautsky-Crispien révéler dans leurs actes à quel point ils se sont laissés
mystifier eux-mêmes et mystifient les ouvriers; leur gouvernement
"pur" nettoiera mieux que quiconque les écuries d'Augias du
socialisme, du social-démoIcratisme et autres formes de social-trahison.
La vraie nature des chefs actuels du "Parti social-démocrate
indépendant d'Allemagne" (de ces chefs dont on a dit à tort qu'ils avaient
déjà perdu toute influence, et qui sont en réalité encore plus dangereux pour
le prolétariat que les social-démocrates hongrois qui s'étaient donné le nom de
communistes et avaient promis de "soutenir" la dictature du
prolétariat) s'est manifestée une fois de plus pendant le coup de force
Kornilov d'Allemagne, c'est-à-dire pendant le coup d'Etat de MM. Kapp et
Lüttwitz (10).
Nous en trouvons une image réduite, mais saisissante, dans les petits articles
de Karl Kautsky: "Heures décisives" (Entscbeidende Stunden) dans Freiheit (Liberté, organe des indépendants) du 30 mars 1920 et d'Arthur
Crispien: "De la situation politique" (ibid., 14 avril 1920). Ces messieurs ne savent pas du tout penser ni raisonner en
révolutionnaires. Ce sont des démocrates petits-bourgeois pleurards, mille fois
plus dangereux pour le prolétariat s'ils se déclarent partisans du pouvoir des
Soviets et de la dictature du prolétariat, car, dans la pratique, ils ne
manqueront pas de commettre, à chaque instant difficile et dangereux, une
trahison tout en demeurant "très sincèrement" convaincus qu'ils
aident le prolétariat. Les social-démocrates de Hongrie, qui s'étaient baptisés
communistes, entendaient eux aussi "aider" le prolétariat, quand, par
lâcheté et veulerie, ils jugèrent désespérée la situation du pouvoir des
Soviets en Hongrie, et se mirent à pleurnicher devant les agents des
capitalistes et des bourreaux de l'Entente.
Les numéros indiqués plus haut du journal italien il Soviet confirment entièrement ce que j'ai dit dans ma brochure à propos de la faute que commet le Parti socialiste italien
en tolérant dans ses rangs de pareils membres, et même un pareil groupe de
parlementaires. J'en trouve encore davantage la confirmation chez un témoin
indifférent, le correspondant à Rome du Manchester Guardian, organe de la bourgeoisie libérale anglaise. Ce journal a
publié dans son numéro du 12 mars 1920 une interview de
Turati.
"....M.
Turati, écrit le correspondant, estime que le
péril révolutionnaire n'est pas de nature à susciter des craintes en Italie.
Elles seraient sans fondement. Les maximalistes jouent avec le feu des théories
soviétiques simplement pour maintenir les masses éveillées, excitées. Ces
théories ne sont en réalité que de purs concepts légendaires, des programmes
sans maturité, pratiquement inutilisables. Elles ne sont bonnes qu'à maintenir
les classes laborieuses dans l'attente. Ceux-là mêmes qui s'en servent comme
d'un appât pour éblouir le prolétariat, se voient contraints de soutenir une
lutte de tous les jours pour conquérir des améliorations économiques souvent
insignifiantes, afin de retarder le moment où les classes ouvrières perdront
leurs illusions et la foi en leurs mythes favoris. De là, une longue période de
grèves de toutes proportions et surgissant à tout propos, jusqu'aux dernières
grèves des postes et des chemins de fer, mouvements qui aggravent encore la
situation déjà difficile du pays. Le pays est irrité par les difficultés du
problème de l'Adriatique, accablé par sa dette extérieure et par l'inflation
effrénée; et, néanmoins, il est encore loin de comprendre la nécessité de
s'assimiler la discipline du travail, qui seule peut ramener l'ordre et la
prospérité..."
C'est clair comme le jour: le correspondant anglais a éventé la vérité
que vraisemblablement Turati lui-même, ainsi que ses défenseurs, complices et
inspirateurs bourgeois en Italie, cachent et maquillent. Cette vérité, c'est
que les idées et l'action politique de MM. Turati, Trêves, Modigliani, Dugoni
et Cie sont bien telles que les dépeint le correspondant anglais. C'est un
tissu de social-trahisons. N'est-elle pas admirable, cette défense de l'ordre
et de la discipline pour des ouvriers réduits à l'esclavage salarié et
travaillant pour engraisser les capitalistes ? Et comme nous les connaissons
bien, nous russes, tous ces discours mencheviks ! Quel aveu précieux que les
masses sont pour le pouvoir des
Soviets ! Quelle incompréhension obtuse et platement bourgeoise du rôle
révolutionnaire de ces grèves qui se développent spontanément ! Oui, en vérité,
le correspondant anglais du journal libéral bourgeois a envoyé à MM. Turati et
Cie le pavé de l'ours et confirmé supérieurement la justesse de ce qu'exigent
le camarade Bordiga et ses
amis du journal il Soviet, à savoir
que le Parti socialiste italien, s'il veut être effectivement pour la III°
Internationale, stigmatise et chasse de ses rangs MM. Turati et Cie, et
devienne un parti communiste aussi bien par son nom que par son œuvre.
IV. Conclusions fausses et prémisses justes
Mais le camarade Bordiga et ses amis "gauches" tirent de leur
juste critique de MM. Turati et Cie cette conclusion fausse qu'en principe
toute participation au parlement est nuisible. Les "gauches" italiens
ne peuvent apporter l'ombre d'un argument sérieux en faveur de cette thèse. Ils
ignorent simplement (ou s'efforcent d'oublier) les exemples internationaux
d'utilisation réellement révolutionnaire et communiste des parlements
bourgeois, utilisation incontestablement utile à la préparation de la
révolution prolétarienne. Simplement incapables de se représenter cette
utilisation "nouvelle", ils clament en se répétant sans fin, contre
l'utilisation "ancienne", non bolchevique, du parlementarisme.
Là est justement leur erreur foncière. Ce n'est pas seulement dans le
domaine parlementaire, c'est dans tous les domaines d'activité que le communisme doit apporter (et il en sera incapable
sans un travail long, persévérant,
opiniâtre) un principe nouveau, qui romprait à fond avec les traditions de la
II° Internationale (tout en conservant et développant ce que cette dernière a
donné de bon).
Considérons par exemple le journalisme. Les journaux, les brochures,
les tracts remplissent une fonction indispensable de propagande, d'agitation et
d'organisation. Dans un pays tant soit peu civilisé, aucun mouvement de masse
ne saurait se passer d'un appareil journalistique. Et toutes les clameurs
soulevées contre les "chefs", toutes les promesses solennelles de
préserver la pureté des masses de l'influence des chefs, ne nous dispenseront
pas d'employer pour ce travail des hommes issus des milieux intellectuels
bourgeois, ne nous dispenseront pas de l'atmosphère, de l'ambiance
"propriétaire", démocratique bourgeoise, où ce travail s'accomplit en
régime capitaliste. Même deux années et demie après le renversement de la
bourgeoisie, après la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, nous
voyons autour de nous cette atmosphère, cette ambiance des rapports
propriétaires, démocratiques bourgeois des masses (paysans, artisans).
Le parlementarisme est une forme d'action, le journalisme en est une
autre. Le contenu dans les deux cas peut être communiste et doit l'être si,
dans l'un comme dans l'autre domaine, les militants sont réellement
communistes, réellement membres du parti prolétarien de masse. Mais dans l'une
et dans l'autre sphère - et dans n'importe quelle sphère d'action, en régime capitaliste et en période de transition du
capitalisme au socialisme - il est impossible d'éluder les difficultés, les
tâches particulières que le prolétariat doit surmonter et réaliser pour utiliser
à ses fins les hommes issus d'un milieu bourgeois, pour triompher des préjugés
et des influences des intellectuels bourgeois, pour affaiblir la résistance du
milieu petit-bourgeois (et puis ensuite le transformer complètement).
N'avons-nous pas vu dans tous les pays, avant la guerre de 1914-1918,
d'innombrables exemples d'anarchistes, de syndicalistes et d'autres hommes
d'extrême "gauche", qui foudroyaient le parlementarisme, tournaient
en dérision les socialistes parlementaires platement embourgeoisés,
flétrissaient leur arrivisme, etc., etc., - et qui eux-mêmes, par le journalisme, par l'action menée dans les syndicats, fournissaient une carrière
bourgeoise parfaitement identique? Les exemples des sieurs Jouhaux et Merrheim, pour ne citer que la France,
ne sont-ils pas typiques à cet égard ?
"Répudier" la participation au parlementarisme a ceci de
puéril que l'on s'imagine, au moyen de ce procédé "simple",
"facile" et prétendument révolutionnaire, "résoudre" le difficile problème de la lutte contre les influences
démocratiques bourgeoises à l'intérieur du mouvement ouvrier, alors qu'en réalité on ne fait que fuir son
ombre, fermer les yeux sur la difficulté, l'éluder avec des mots. L'arrivisme
le plus cynique, l'utilisation bourgeoise des sinécures parlementaires, la
déformation réformiste criante de l'action parlementaire, la plate routine
petite-bourgeoise, nul doute que ce ne soient là les traits caractéristiques
habituels et dominants que le capitalisme engendre partout, en dehors comme au
sein du mouvement ouvrier. Mais ce même capitalisme et l'atmosphère bourgeoise
qu'il crée (laquelle est très lente à disparaître, même la bourgeoisie une fois
renversée, puisque la paysannerie donne constamment naissance à la
bourgeoisie), enfantent dans tous les domaines du travail et de la vie sans
exception, un arrivisme bourgeois, un chauvinisme national, de la platitude
petite-bourgeoise, etc., qui sont au fond exactement les mêmes et ne se
distinguent que par d'insignifiantes variations de forme.
Vous vous imaginez vous-mêmes "terriblement
révolutionnaires", chers boycottistes et antiparlementaires, mais en fait vous
avez pris peur devant les
difficultés, relativement peu importantes, de la lutte contre les influences
bourgeoises dans le mouvement ouvrier, alors que votre victoire, c'est-à-dire
le renversement de la bourgeoisie et la conquête du pouvoir politique par le
prolétariat, suscitera ces mêmes difficultés dans une proportion encore plus grande, infiniment plus
grande. Tels des enfants, vous avez pris peur devant la petite difficulté qui
se présente à vous, aujourd'hui, sans comprendre que, demain et après-demain,
vous aurez à parfaire votre éducation, à apprendre à triompher de ces mêmes
difficultés, en des proportions infiniment plus vastes.
Sous le pouvoir des Soviets, il s'insinuera dans votre parti et dans le
nôtre, le parti du prolétariat, un nombre encore plus grand d'intellectuels
bourgeois. Ils s'insinueront dans les Soviets et dans les tribunaux, et dans
les administrations, car on ne peut bâtir le communisme qu'avec le matériel
humain créé par le capitalisme; il n'en existe pas d'autre. On ne peut ni
bannir, ni détruire les intellectuels bourgeois, il faut les vaincre, les
transformer, les refondre, les rééduquer, comme du reste il faut rééduquer au
prix d'une lutte de longue haleine, sur la base de la dictature du prolétariat,
les prolétaires eux-mêmes qui, eux non plus, ne se débarrassent pas de leurs
préjugés petits-bourgeois subitement, par miracle, sur l'injonction de la
Sainte Vierge, sur l'injonction d'un mot d'ordre, d'une résolution, d'un
décret, mais seulement au prix d'une lutte de masse, longue et difficile,
contre les influences des masses petites-bourgeoises. Sous le pouvoir des
Soviets, ces mêmes problèmes
qu'aujourd'hui l'antiparlementaire rejette loin de lui d'un seul geste de la
main, si orgueilleusement, avec tant de hauteur, d'étourderie, de puérilité,
renaissent au sein des Soviets, au
sein des administrations soviétiques, parmi les "défenseurs"
soviétiques (nous avons supprimé en Russie, et nous avons bien fait de
supprimer le barreau bourgeois, mais il renaît chez nous sous le manteau des
"défenseurs" "soviétiques"). Parmi les ingénieurs
soviétiques, parmi les instituteurs soviétiques, parmi les ouvriers privilégiés, c'est-à-dire les plus qualifiés, et placés
dans les meilleures conditions dans les usines soviétiques, nous voyons
continuellement renaître tous, absolument
tous les traits négatifs propres au parlementarisme bourgeois; et ce n'est que
par une lutte répétée, inlassable, longue et opiniâtre de l'esprit
d'organisation et de discipline du prolétariat que nous triomphons - peu à peu
- de ce mal.
Il est évidemment très "difficile" de vaincre, sous la
domination de la bourgeoisie, les habitudes bourgeoises dans notre propre
parti, c'est-à-dire dans le parti ouvrier: il est "difficile" de
chasser du parti les chefs parlementaires de toujours, irrémédiablement
corrompus par les préjugés bourgeois; il est "difficile" de soumettre
à la discipline prolétarienne un nombre strictement nécessaire (même très
limité) d'hommes venus de la bourgeoisie; il est "difficile" de créer
dans le parlement bourgeois une fraction communiste parfaitement digne de la
classe ouvrière; il est "difficile" d'obtenir que les parlementaires
communistes ne se laissent pas prendre aux hochets du parlementarisme
bourgeois, mais s'emploient à un travail substantiel de propagande, d'agitation
et d'organisation des masses. Tout cela est "difficile", c'est
certain. Ç'a été difficile en Russie, et c'est infiniment plus difficile encore
en Europe occidentale et en Amérique, où la bourgeoisie est beaucoup plus
forte, plus fortes les traditions démocratiques bourgeoises et ainsi de suite.
Mais toutes ces "difficultés" ne sont vraiment qu'un jeu
d'enfant à côté des problèmes, absolument de même nature, que le prolétariat aura à résoudre nécessairement pour
assurer sa victoire, et pendant la révolution prolétarienne et après la prise
du pouvoir par le prolétariat. A côté de ces tâches vraiment immenses, alors qu'il s'agira, sous la dictature du
prolétariat, de rééduquer des millions de paysans, de petits patrons, des
centaines de milliers d'employés, de fonctionnaires, d'intellectuels bourgeois,
de les subordonner tous à l'Etat prolétarien et à la direction prolétarienne,
de triompher de leurs habitudes et traditions bourgeoises, - à côté de ces
tâches immenses, constituer sous la domination bourgeoise, au sein d'un
parlement bourgeois, une fraction réellement communiste d'un véritable parti
prolétarien, n'est plus qu'un jeu d'enfant.
Si les camarades "gauches" et les antiparlementaires
n'apprennent pas dès maintenant à vaincre une aussi mince difficulté, on peut
dire à coup sûr qu'ils se trouveront dans l'impossibilité de réaliser la
dictature du prolétariat, de se subordonner et de transformer sur une grande
échelle les intellectuels bourgeois et les institutions bourgeoises; ou bien
qu'ils seront obligés de complêter hativement leur instruction, et cette hâte portera un immense préjudice à la cause du
prolétariat, leur fera commettre des erreurs plus qu'à l'ordinaire, tes rendra
plus faibles et malhabiles au-dessus de la moyenne, etc., etc.
Tant que la bourgeoisie n'est pas renversée et, ensuite, tant que n'ont
pas disparu totalement la petite exploitation et la petite production
marchande, l'atmosphère bourgeoise, les habitudes propriétaires, les traditions
petites-bourgeoises nuiront au travail du prolétariat tant au-dehors
qu'au-dedans du mouvement ouvrier, non point dans une seule branche d'activité,
l'activité parlementaire, mais nécessairement dans tous les domaines possibles
de la vie sociale, dans toutes les activités culturelles et politiques sans
exception. Et l'erreur la plus grave, dont nous aurons nécessairement à expier
les conséquences, c'est de vouloir se dérober, tourner le dos à telle tâche "fâcheuse" ou difficulté dans un domaine
quelconque. Il faut apprendre à s'assimiler tous les domaines, sans exception,
du travail et de l'action, vaincre toujours et partout toutes les difficultés,
toutes les habitudes, traditions et routines bourgeoises. Poser la question
autrement est chose simplement peu sérieuse et puérile.
12 mai 1920
Dans l'édition russe de ce livre j'ai présenté de façon un peu inexacte
le comportement du Parti communiste hollandais dans son ensemble sur le plan de
la politique révolutionnaire internationale. Je profite donc de cette occasion
pour publier la lettre ci-après de nos camarades hollandais sur cette question
et, ensuite, remplacer les mots "tribunistes hollandais" que j'ai
employés dans le texte russe par les mots "certains membres du Parti
communiste hollandais".
Lettre
de Wijnkoop
Moscou, le 30 juin 1920
Cher camarade Lénine,
Grâce à votre amabilité, nous, membres de la délégation hollandaise
au 11°Congrès de l'Internationale Communiste, avons eu la possibilité de voir
votre livre la Maladie infantile du communisme (le "gauchisme") avant
qu'il soit publié dans les langues de l'Europe occidentale. Vous y soulignez à
plusieurs reprises que vous désapprouvez le rôle joué par certains membres du
Parti Communiste hollandais dans la politique internationale.
Il nous faut cependant protester contre le fait que vous rejetez la
responsabilité de leurs actes sur le Parti Communiste. Cela est tout à fait
inexact. Bien plus, c'est injuste, puisque ces membres du Parti communiste
hollandais participent très peu ou pas du tout à l'activité courante de notre
Parti; par ailleurs, ils cherchent, directement ou indirectement, à faire
appliquer par le Parti Communiste les mots d'ordre d'opposition que ce Parti et
tous ses organismes ont combattus et continuent de combattre à ce jour de la
façon la plus énergique. Salutations fraternelles
(pour la délégation hollandaise)
D.I. Wijnkoop.
NOTES
1 Ce qui vaut pour les individus peut
être appliqué, toutes proportions gardées, à la politique et aux partis.
L'homme intelligent n'est pas celui qui ne fait pas de fautes. Ces gens-là
n'existent pas et ne peuvent pas exister. Celui-là est intelligent qui fait des
fautes, pas très graves, et qui sait les corriger facilement et vite. (Note
de Lénine). Retour
au texte (1)
2 Journal ouvrier communiste (n°32, Hambourg, 7 février 1920,
“La Dissolution du Parti”, par Karl Erler) : “La classe ouvrière ne peut
détruire l’Etat bourgeois sans anéantir la démocratie bourgeoise, et elle ne
peut anéantir la démocratie bourgeoise sans détruire les partis.”
Les esprits les plus brouillons parmi les syndicalistes et anarchistes
latins, peuvent être “satisfaits” : des Allemands sérieux, qui visiblement se
croient marxistes (K. Erler et K. Horner affirment avec le plus grand sérieux
dans leurs articles de ce journal, qi’ils se considèrent comme des marxistes sérieux
et débitent d’une façon particulièrement plaisante d’invraissemblables
sottises, manifestant ainsi leur incompréhension de l’a b c du marxisme), en
arrivent à dire des choses qui ne riment à rien. Il ne suffit pas d’accepter le
marxisme pour être préservé des erreurs. Nous autres Russes le savons fort
bien, le marxisme ayant souvent été chez nous une “mode”. Retour au texte (2)
3 Malinovski fut prisonnier en allemagne. Quand il
revint en Russie sous le gouvernement bolchévik, il fut aussitôt mis en
jugement et fusillé par nos ouvriers. Les menchéviks nous avaient reproché avec
une âpreté particulière notre faute : avoir laissé un provocateur pénétré au
Comité central de notre parti. Mais quand, sous Karenski, nous exigeames
l’arrestation et la mise en jugement du président de la Douma, Rodzianko, qui,
dès avant la guerre, avait eu connaissance du rôle d’agent provocateur de
Milinovski et n’en avait rien dit aux députés troudoviks et ouvriers de la Douma
– ni les menchéviks ni les socialistes-révolutionnaires qui participaient au
gouvernement en temps que Kérenski, ne soutinrent notre revendication, et
Rodzianko, laissé en liberté, put s’en aller librement rejoindre dénikine.
4 Les Gompers, les Henderson, les
Jouhaux, les Legiens ne sont que des Zoubatov dont ils se distinguent par
l’habit, le vernis européen, les procédés civilisés, raffinés, démocratiquement
pommadés, dont ils usent pour pratiquer leur infâme politique. Retour au texte (4)
5 J'ai eu
trop peu l'occasion d'apprendre à connaître le communisme "de gauche"
d'Italie. Sans doute, Bordiga, de même que sa fraction de
"communistes-abstentionnistes" (Comunista astensionista). a-t-il tort
de préconiser la non-participation au parlement. Mais il est un point où il me
semble avoir raison, autant que l'on puisse juger d'après deux numéros de son
journal il Soviet (n° 3 et 4 du 18 janvier et du 1er février 1920), d'après
quatre fascicules de l'excellente revue de Serrati, Comunismo (n°s 1-4 de
novembre 1919), et d'après quelques numéros épars de journaux bourgeois
italiens que j'ai pu voir. Bordiga et sa fraction ont raison quand ils
attaquent Turati et ses partisans qui, restés dans un parti qui a reconnu le
pouvoir des Soviets et la dictature du prolétariat, restent aussi membres du
parlement et continuent leur vieille et si nuisible politique opportuniste. En
tolérant cet état de choses, Serrati et tout le parti socialiste italien commettent
évidemment une faute qui menace d'être aussi nuisible et dangereuse que celle
qui fut commise en Hongrie lorsque les Turati hongrois sabotèrent de
l'intérieur et le parti et le pouvoir des Soviets. Cette attitude erronée,
cette inconséquence ou ce manque de caractère à l'égard des parlementaires
opportunistes d'un côté engendrent le communisme "de gauche" et, de
l'autre, justifient. jusqu'à un certain point, son existence. Le camarade
Serrati a manifestement tort d'accuser "d'inconséquence" le député
Turati (Comunismo n°3), alors qu'il n'y a d'inconséquent que le parti
socialiste italien, qui tolère dans ses rangs des parlementaires opportunistes
comme Turati et Cie. Retour au
texte (5)
6 Toute classe, même dans les
conditions du pays le plus éclairé, même si elle est la plus avancée et si les
circonstances du moment ont suscite en elle un essor exceptionnel de toutes les
facultés mentales, compte toujours et comptera nécessairement, - tant que les
classes subsistent et que ne sera pas complètement affermie, consolidée et
développée sur ses propres fondements la société sans classes, - des
représentants qui ne pensent pas et sont incapables de penser. Le capitalisme
ne serait pas le capitalisme oppresseur des masses, s'il en était autrement... Retour au texte (6)
7 Ce parti est, ce me semble, contre
l’adhésion au “Labour party”,mais n’est pas tout entier contre la participation
au parlement. Retour au texte (7)
8 D'après les renseignements portant
sur plus de 36 millions d'électeurs, les élections à l'Assemblée constituante,
en Russie, en novembre 1917, ont donné 25% des suffrages aux bolcheviks; 13% à
divers partis des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie; 62% à la
démocratie petite-bourgeoise, c'est-à-dire aux socialistes-révolutionnaires et
aux mencheviks, ainsi qu'aux petits groupes apparentés à ces partis. Retour au texte (8)
NOTES ANNEXE
9 En
ce qui concerne la fusion future des communistes "de gauche", des
antiparlementaires, avec les communistes en général, je ferai encore une
remarque. Dans la mesure où j'ai pu prendre connaissance des journaux des
communistes "de gauche", et en général des communistes d'Allemagne,
je constate que les premiers ont l'avantage de savoir mieux que les autres
faire de la propagande au sein des masses. J'ai observé à plusieurs reprises
quelque chose d'analogue, - quoique en de moindres proportions, dans des
organisations locales isolées et non à l'échelle nationale, - dans l'histoire
du Parti bolchevik. Ainsi, en 1907-1908, les bolcheviks "de gauche"
ont quelquefois, çà et là, fait auprès des masses leur travail d'agitation avec
plus de succès que nous. Cela s'explique en partie, parce qu'en période
révolutionnaire, ou lorsque le souvenir de la révolution est encore vif, il est
plus aisé d'aborder les masses avec une tactique de "simple"
négation. Toutefois ce n'est pas encore un argument en faveur de la justesse de
cette tactique. En tout cas, il ne fait pas l'ombre d'un doute que le Parti communiste
qui veut être réellement l'avant-garde, le détachement avancé de la classe révolutionnaire,
du prolétariat, et qui veut en outre apprendre à diriger la grande masse prolétarienne,
mais aussi non prolétarienne, la masse des
travailleurs et des exploités, doit savoir faire la propagande, organiser,
mener l'agitation de la façon la plus accessible, la plus intelligible, la plus
claire et la plus vivante à la fois pour les "faubourgs" industriels
et pour les campagnes. Retour au
texte (9)
10 Ce
fait a été exposé avec une clarté, une concision et une exactitude extrêmes, de
façon vraiment marxiste, dans l'excellent journal du Parti communiste
autrichien Die Rote Fahne, des 28 et 30 mars 1920
(Vienne, Nos 266 et 267, par L. L.: Ein neuer Abschnitt der deutschen
Revolution). (Une nouvelle étape de la révolution allemande. - N.R.)
.
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