Gantry 5

 

N° 832 03/08/2023 Bien que dans l’acronyme BRICS[1], le Brésil figure en tête de liste, sa position dans les oppositions montantes entre le bloc « occidental » (qui comprend le Japon et la Corée du Sud) et celui mené principalement par la Chine reste ambiguë.

La pression des États-Unis et de ses alliés est forte : ils repeignent la lutte frontale des blocs sous les couleurs d’une lutte entre un modèle libéral respectueux des droits de l’homme et un modèle autoritaire et répressif. Le gouvernement de Lula, dont l’élection a été accueillie avec force démonstration de satisfaction notamment en Europe, est donc soumis à des pressions contradictoires entre l’injonction symbolique de se situer dans « le camp du Bien » et les nécessités du développement autonome du capitalisme brésilien.

Un fait économique marquant caractérise l’économie brésilienne et son régime d’accumulation : ils subissent une forte désindustrialisation durant les années 1990-2010. De fait, en termes de développement, les crises des années 90 (crises dites asiatiques puis russes) et les plans d’ajustement ont fragilisé l’héritage du « miracle brésilien » du développement industriel du pays sous la très lourde férule de la dictature militaire (1964-1985)a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictature_militaire_au_Brésil_(1964-1985)""""[2]. En 1965, les produits manufacturés représentaient 8% des exportations, 58% en 2000, 36% en 2015 et 25% en 2022.

Une part de ce phénomène est lié aux politiques économiques des différents gouvernements de la fin du siècle dernier (Collor puis Cardoso) qui se sont ingéniés à mettre à bas le « nationalisme » industriel des années antérieures avec une politique de privatisation souvent au bénéfice du capital international et une mise sous tutelle plus ou moins menaçante du FMI.

Ce glissement indique une recomposition du capital brésilien avec la primauté redonnée aux productions de type rentière (matières premières agricoles et énergétiques). Pour compléter le tableau, crise sanitaire aidant, des industriels étrangers quittent le Brésil (même ceux qui bénéficient des conditions liées à des zones de « libre commerce » : Panasonic, Sony, Canon, ont annoncé la fin de leurs activités au Brésil (2021), ainsi que Ford (présent dans le pays depuis 1919).

Cette dynamique que « reprimarise »[3] l’économie brésilienne » a été impulsée en particulier par l’activisme des sociétés agroalimentaires qui ont obtenu dès 1995 une loi qui défiscalise la production agricole destinée à l’exportation. En particulier, les secteurs de la viande et du soja sont dominés par des entreprises internationales à base brésilienne mais dont les revenus sont souvent investis sur les grandes places boursières. Les grandes maisons de courtage international prélèvent également leur dîme dans cet agrobusiness.

Et ce système pousse à l’extension des surfaces arables ou de pâturage sans aucune considération des enjeux écologiques. Pour être clair, le président Bolsonaro n’a en rien innové en la matière…

Pour autant, un tiers de exportations brésiliennes est destiné à la Chine (produits agricoles en particulier le soja), les États-Unis, deuxième client du pays ne représente que 10% des exportations brésiliennes. La Chine est également le premier fournisseur (un quart des importations) devant les États-Unis (moins d’un cinquième des importations). Il existe donc un lien économique fort entre les deux membres du club BRICS. D’ailleurs, la rhétorique anti-chinoise du président Bolsonaro avait le don d’exaspérer « les milieux d’affaires »  brésiliens.

Pour autant, le flux d’investissements directs chinois au Brésil ne se sont élevés qu’à 6 Md$ sur un total de 50 Md$ (2021). Les États-Unis possèdent un stock d’investissements de 192 Md$ (environ 38% du total) soit quatre fois plus que la Chine.

Lors de la rencontre avec les dirigeants chinois en avril 2023, le président Lula a déclaré : "Je veux que les Chinois comprennent que leurs investissements ici seront très favorablement accueillis. Mais pas pour acheter nos entreprises. Mais plutôt pour construire de nouvelles choses dont nous avons besoin. Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas de vendre les actifs que nous possédons, mais d'en construire de nouveaux. Je veux en convaincre mes amis chinois".

Le propos est clair : finalement le président brésilien demande à son allié d’aider à la réindustrialisation du pays. L’allusion à l’achat des entreprises locales fait sans doute référence à la tentative avortée de Boeing d’acheter Embraer, le fleuron aéronautique brésilien et le bradage des entreprises publiques mis en route par son prédécesseur (l’électricien Electrobras, projet de même type pour le pétrolier Petrobras).

De fait, dans le système impérialiste mondial, le Brésil fait figure plutôt de proie que de prédateur. Il suffit d’examiner ses comptes extérieurs pour mesurer le problème : la balance commerciale[4] est certes positive (+44 Md$ - 2022) mais celle des services est déficitaires (-40 Md$) et surtout la balance primaire qui comptabilise les flux financiers est en fort déficit (-64 Md$ - notamment paiements de dividendes aux actionnaires étrangers des entreprises sur le sol brésilien) et le pays a une position débitrice envers l’extérieur de 58 Md$. En clair, les Brésiliens travaillent pour les actionnaires étrangers.

La Chine serait donc en mesure d’arbitrer les tensions entre capitalistes brésiliens, cette lutte secondaire  : d’un côté celui qui prospère dans la nouvelle spécialisation du pays (production agricole essentiellement) et celui qui veut retrouver le chemin d’une accumulation par le travail industriel, moins sujet aux fluctuations des marchés internationaux des matières premières, susceptible de diversifier les marchés à l’exportation et aussi sans doute plus à même d’asseoir la souveraineté nationale et donc le rôle politique de ce « capitalisme industriel ». Le président se situe bien dans cette mouvance puisqu’il affirme vouloir convaincre les partenaires chinois « à construire de nouvelles choses » (réindustrialiser donc !)

Il est certain que les échanges actuels avec le Brésil (même si ils sont déficitaires pour leur pays) satisfont la stratégie commerciale et internationale de la Chine, en particulier en conservant le Brésil dans son orbite et  sans en faire un concurrent industriel. Pour autant, aider le Brésil à s’imposer comme une puissance industrielle du continent sud-américain puis mondiale ouvre la perspective de faire émerger, dans ce que les États-Unis considèrent encore comme leur arrière-cour, un puissant allié.

Selon les critères des Nations Unies (âge de travailler entre 16 et 64 ans), la population active brésilienne s’élève à 108 millions de travailleurs. Le nombre de salariés du public et du privé se monte à 44 millions, une quarantaine de millions de travailleurs sont employés dans le secteur informel, enfin, on compte 15 millions de chômeurs officiels. En résumé, le Brésil dispose d’une force de travail d’une soixante de millions de travailleurs aujourd’hui non utilisée ou sous utilisée. De plus, même si la démographie brésilienne a effectué sa transition (baisse du taux de natalité et vieillissement de la population, prétexte à une réforme du système de protection sociale), l’âge médian[5] n’est que de 33,6 ans (contre 41 ans en France par exemple).

Bref, le capitalisme brésilien dispose, objectivement, de réserve en termes de travail et c’est sans doute le rôle du président Lula de remobiliser ces potentialités en particulier en donnant quelques gages au monde du travail en termes de protection sociale et sanitaire. Pour mémoire, la principale centrale syndicale brésilienne la CUT (dont est issu Lula), à ses débuts, syndicat de luttes, ne cache pas aujourd’hui ses affinités avec la CFDT française, c’est-dire. Bref, le Président brésilien travaille aussi à une alliance de classe et dispose de l’outil syndical idoine.

Pour le monde du travail, il s’agira de savoir si le nouveau gouvernement reviendra sur les lois de 2017 (sous la Présidence Temer après l’éviction de Présidente Roussef) qui ont déconstruit le code du travail et supprimé d’un trait la quasi-totalité des ressources des organisation syndicales. Même l’OCDE (l’organisation pour la coopération et le développement économique) s’est émue des atteintes aux droits des travailleurs et à la protection sociale que tant et si bien qu’elle en concluait que « le Brésil était loin d’être aligné avec les valeurs, les standards et les obligations » de l’organisation pour prétendre l’intégrer, et ce, entre autres aspects critiques, pour ses « manquements à protéger les droits humains des travailleurs. »

La réponse à la question sociale du travail éclairera sur le type de développement capitaliste choisi car il n’y a pas à attendre du nouveau gouvernement, dit de gauche, de rupture de modèle. Les appels à la Chine semblent indiquer une volonté de re-étatisation d’une partie de l’industrie mais ensuite s’agira-t-il de zones franches avec un droit des travailleurs a minima ou de s’aligner sur des standards de développement propres à permettre de rejoindre l’OCDE ?

Le Brésil est depuis des dizaines d’années « le géant du futur ». Mais les contradictions internes n’ont pas défini la voie pour accomplir ce destin proclamé : d’un côté, les intérêts de l’agrobusiness, manifestement bien ancrés dans la globalisation financière, ont poussé à une spécialisation internationale du pays comme fournisseur de matières premières agricoles à l’opposé des tenants d’un développement industriel – qui a connu son âge d’or et d’un retour de l’État stratège face à la désindustrialisation du pays.

Du fait de son état de développement, le capitalisme brésilien joue un rôle secondaire au sein du système impérialiste. Il présente une double allégeance à la fois vis-à-vis de la Chine, et des États-Unis dont les intérêts économiques dans le pays restent forts. Le prochain sommet en Afrique du Sud devrait peut-être apporter quelques éléments de réponse sur les orientations du nouveau gouvernement brésilien et la décision du mentor chinois.

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[1] BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud

[2]href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictature_militaire_au_Brésil_(1964-1985)""https://fr.wikipedia.org/wiki/Dictature_militaire_au_Br%C3%A9sil_(1964-1985)

[3] C’est à dire la part prépondérante dans le PIB des activités liées à l’extraction, la production et la première transformation des ressources naturelles. L’agriculture est pour les économistes le secteur primaire, l’industrie le secteur secondaire et enfin les services le secteur tertiaire.

[4] Le Pib brésilien s’élève à 1825 Md$ (par comparaison, le PIB de la France = 3 000 Md$)

[5] Un Brésilien sur deux est âgé de moins de 33,6 ans

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