Gantry 5

 

N° 835 22/08/2023 Après la Chine[1], l'Inde[2] et le Brésil[3], nous poursuivons avec la Russie et donnons des éléments pour comprendre les enjeux à quelques jours du sommet des BRICS.
En avant-propos, il paraît utile de rappeler que la Russie, pour une population plus de deux fois plus nombreuse, se caractérise par un PIB inférieur à celui de la France. Cet indicateur, aussi fruste soit-il, témoigne cependant des limites de la « puissance » russe dont les dépenses militaires par habitant sont de 435 € … contre 713 € pour la France. Pour autant, elle demeure une puissance nucléaire de premier plan. Elle détiendrait 6257 ogives nucléaires. En 2020, si les dépenses militaires des États-Unis sont évaluées à 771 milliards, de dollars (Md$), celles de la Fédération de Russie pèsent 62 Md$, cependant en termes de part du PIB, elles sont un fardeau relativement plus lourd dans l'économie russe que dans celle des États-Unis. Ainsi, La Russie et l’Ukraine, pays actuellement en guerre, sont respectivement 10e et 11e en termes de part du PIB consacrée à l'armement avec des dépenses militaires pesant 4,3 et 4,1 % de leur PIB. À titre de comparaison, les dépenses militaires représentent 3,7 % du PIB aux États-Unis, 2,1 % en France et 1,7 % en Chine[4].
Bref, la Russie ne fait pas a priori figure « d’ogre » impérialiste ou avec des moyens sans commune mesure avec ses rivaux états-uniens ou chinois. Pour autant, par sa position entre Asie et Europe, par ses ressources naturelles et bien évidemment par son héritage historique, la Russie est un acteur majeur de l’affrontement au sein du système impérialiste dont la guerre en Ukraine, aussi douloureuse soit-elle pour les peuples, ne constitue qu’une escarmouche[5].
Poutine, l’enfant naturel de la fin de l'URSS et de la thérapie de choc
Au tournant des années 90, la fin de l'économie socialiste, sous les coups de boutoir de la "guerre froide" dont le but était de mettre à genoux le premier pays socialiste, et la dissolution de l'URSS furent une catastrophe économique et sociale de grande ampleur en Russie. Sous la houlette du clan Eltsine et sous la férule des conseillers anglo-saxons, une kleptocratie s’est taillé des fortunes tandis que les « experts » occidentaux, notamment Jeffrey Sachs, ont conseillé les ministres dits libéraux pour administrer à l’économie et la société russe une « thérapie de choc ». La désorganisation de l’économie était telle que l’État n’était plus en mesure de payer les fonctionnaires et dans de nombreuses entreprises, les salariés étaient payés en nature, offrant le long des routes leurs marchandises-salaires tandis que des dizaines de milliers de pauvres gens étaient expulsés manu militari de leurs maisons par des nervis au service des nouveaux riches ; en 1998, le troc représentait encore la moitié des échanges inter-entreprises. Le PIB a été divisé presque par 2 entre 1991 et 1998.
A cette déshérence socio-économique, s’est ajouté l’humiliation nationale avec un premier dirigeant, rarement sobre, dont, par exemple, le discours ânonné - pourtant déjà sur les inquiétudes russes au sujet de l’expansion de l’OTAN - rendait hilare le président des États-Unis placé à ses côtés.
De cette période, est tirée une devise populaire en Russie : « les années 90, plus jamais ça » et le dauphin Poutine puis successeur d’Eltsine en a fait sa devise en affirmant qu'avec lui ce serait désormais : " la dictature de la loi". Portée par une remontée des cours des produits pétroliers, sa politique économique a fini d’aménager l’inclusion de l’économie russe dans le système capitalisme international tout en restaurant un semblant d’État social. L’industrie russe a également bénéficié d’une meilleure compétitivité liée à la forte dévaluation du rouble provoquée par la crise financière de 1998[6].
Clairement, pour les puissances occidentales, la Russie alors était essentiellement pensée comme une mine de ressources en matières premières (pétrole, gaz, métaux) et un grand marché prometteur de plus de 140 millions d’habitants. Les investissements directs nets sont passés de moins de 3 Md$ en 2000 à 75 Md$ en 2008. Ces capitaux sont alors dirigés vers les industries extractives, la métallurgie et aussi la grande distribution. Leur provenance reste essentiellement européenne avec une mention spéciale pour… Chypre toujours parmi les premiers et les Îles Vierges britanniques qui font aussi bien que les États-Unis (moins de 5% du total pour autant). Pour compléter le tableau, Chypre est également une des premières destinations des investissements directs russes à l’étranger (voir ci après).
Ces derniers éléments d’information ne sont pas qu’anecdotiques : ils nous rappellent que le capitalisme moderne russe s’est constitué sur des bases de prédation qui n’ont rien à envier à celles des barons voleurs[7] un siècle plus tôt aux États-Unis.
Reprise en main et politique de classe
Le gouvernement russe a sans doute déçu les espoirs des capitalistes occidentaux en décidant de limiter les privatisations au mitan des années 2000 et même d’établir une liste d’un millier d’entreprises ne pouvant être privatisées et/ou dans lesquelles la part de l’État ne pouvait pas être réduite. Pour financer la recomposition du tissu industriel, l'État russe table sur les rentes tirées des industries extractives essentiellement pétrole et gaz, dont il reprend la maîtrise non sans accueillir les capitaux des majors internationales (Totalenergies, Shell) pour développer de nouveaux projets.
Le gouvernement encourage également l’investissement russe à l’étranger, un élément souvent ignoré caractéristique des visées impérialistes. Le bilan pour le capitalisme russe est mitigé : certes les investissements directs à l’extérieur passent de moins de 10 Md$ en 2004 à 46 Md$ en 2007 avec un stock de capital à l’extérieur qui s’élève à 255 Md$ en 2007 (1122 Md$ pour la Chine la même année) contre seulement 82 Md$ en 2004. En 2011, un tiers de ce stock est concentré à Chypre, 16% aux Pays-Bas (dont les largesses fiscales sont rarement dénoncées) et 13% dans les Îles Vierges, la Suisse vient ensuite avec 3,5% de ce stock de capital.
En définitive, la Russie reçoit plus d’investissement étranger qu’elle en effectue hors de ses frontières et par conséquent l’économie russe doit dégager 3% à 4% de rente pour la rémunération des capitaux étrangers investis dans le pays[8].
En termes de secteur d’activités, les deux tiers des acquisitions des entreprises russes à l’étranger se sont effectués dans le secteur primaire, essentiellement en Europe, les entreprises les plus actives dans les investissements à l’étranger demeurent les grandes compagnies pétrolières et gazières. En clair, le capitalisme russe se projette à l’étranger dans les mêmes secteurs majeurs du pays, ce qui ne constitue donc pas un vecteur de diversification de la structure économique[9].
Si le gouvernement de M. Poutine fait preuve d’un certain volontarisme industriel, en matière financière, il se plie aux règles du capital en décidant (en 2006) de la libre circulation des capitaux et plus tard de la candidature et de l’entrée à l’OMC. La première décision est un gage donné aux capitalistes russes que le traitement sévère de quelques oligarques a aidé à occulter. Et la place de Chypre dans les échanges financiers internationaux russes est tout expliquée par cette liberté donnée à disposer de ses capitaux. Cette ouverture à la liberté du capital explique aussi pourquoi la Russie a été durement frappée par la crise financière de 2008.
Pion ou acteur de l’affrontement impérialiste ?
A l’instar du Brésil, la question se pose également pour la Russie. De fait, le régime de sanctions économiques instauré depuis 2014 oblige le gouvernement à se tourner vers le partenaire chinois, qui pourrait pallier le blocus technologique occidental à long terme. Dans l’immédiat, la Chine devient le principal débouché des produits énergétiques russes avec une rente moins élevée parce qu’en termes de négociation, la Russie est en position de faiblesse[10].
La lente remontée du niveau de vie des Russes depuis les dramatiques années 90 a connu un arrêt après la crise de 2008[11], aggravée en Russie par une politique financière favorable au capital (voir ci-dessus). Le projet de réforme des retraites a soulevé an 2018 une vague de protestation populaire, curieusement peu commentée par les principaux médias occidentaux.
La pandémie COVID a participé à l’accentuation de la crise sociale avec en sus des effets sanitaires des réductions drastiques des recettes pétrolières et gazières liées la crise mondiale, réduisant de fait les moyens d’interventions publiques.
Alors que le pouvoir clame la force de la Russie et sa puissance en construisant un récit historique qu'elle rattache à son passé à la fois spirituel : l'orthodoxie, au tsarisme et à la force de l'URSS, surtout comme victorieuse du nazisme, les classes populaires voient se poindre les spectres des années 90. Et si les mesures autoritaires – très commentées en Occident - sont prises pour interdire toute contestation de la politique guerrière du gouvernement, elles ont également la vertu de réprimer toute contestation sociale.
La situation russe cause sans doute bien de l’embarras à ses « alliés » du groupe des BRICS. Le gouvernement russe s’est engagé dans une politique dont manifestement il n’avait pas les moyens mais plus grave, il tend ainsi à construire des clivages antagonistes marqués avec la guerre en Ukraine dans lesquels aucun de ses partenaires ne veut vraiment prendre part y compris le gouvernement chinois, déjà aux prises avec les contre-mesures occidentales. De fait, l’opposition entre la Chine et le pôle impérialiste occidental constitue la principale tension du système impérialiste et les Occidentaux (États-Unis en tête) mènent une lutte contre la politique d'influence et d’expansion chinoise sur tous les continents qui met en question la suprématie du pôle capitaliste dominé par les États-Unis. Ce que nous avons nommé le phénomène des plaques tectoniques de la lutte au sein de l'impérialisme et qui s'est nettement déplacé vers l'Asie[12].
La Fédération de Russie, si elle joue un rôle important dans les rapports de forces internes à l'impérialisme n'est pas pour autant en capacité d'en donner le la et le tempo du fait de sa fragilité économique et d'un capitalisme qui peine à s'extraire de sa dominante d'exploitation des ressources naturelles énergétiques. De fait, elle dépend trop de son puissant voisin la Chine pour jouer ses propres cartes. C'est cette réalité qui fonde à la fois les intérêts communs au BRICS et leurs divergences dans la mesure ou chacune de ses composantes, si elle cherche à s'affranchir relativement de la domination des États-Unis et doit donc présenter une certaine unité de vue sur la scène internationale, doit en même temps composer avec le pôle impérialiste dominant. Le sommet des BRICS nous donnera quelques indications sur l'état de ces contradictions et leurs développements. Nous en reparlerons dans un prochain article consacré à ce sommet.
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